Santé

Anne-Marie Moulin : « Au regard de l’histoire, le déconfinement n’a pas de modèle »

Journaliste

Depuis quelques jours s’esquissent les contours du plan de déconfinement. Médecin et spécialiste de l’histoire des épidémies, Anne-Marie Moulin observe avec attention ce moment inédit. L’histoire ne garde en effet pas trace d’un événement similaire, le déconfinement ne peut donc s’appuyer sur aucun modèle dans le passé. Malgré les tentatives de préparation, cette période semble devoir être autant soumise à l’improvisation que celle du confinement qui l’a immédiatement précédée.

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Anne-Marie Moulin a mené de front une carrière de médecin spécialisée en médecine tropicale et d’historienne des sciences. Aujourd’hui directrice de recherche émérite au CNRS, cette ancienne membre du Haut Comité de santé publique est une observatrice attentive de la pandémie de Covid-19. C’est aussi une spécialiste de l’histoire des épidémies et de l’immunologie, elle a notamment dirigé L’Aventure de la vaccination (Fayard) et publié Le Médecin du Prince. Voyage à travers les cultures (Odile Jacob). La nouvelle phase qui s’ouvre dans la gestion de l’épidémie, avec l’annonce du déconfinement, est tout à fait inédite, et malgré ses recherches Anne-Marie Moulin n’a trouvé aucun précédent, bien que la quarantaine soit un moyen utilisé depuis très longtemps pour se prémunir de la contagion. Ce silence de l’histoire est en soit une information, il nous amène à interroger les modèles sur lesquels on peut se fonder, mais aussi le rôle joué aujourd’hui par les pouvoirs publics et la science, l’équilibre entre le gouvernement et le Conseil scientifique. L’incertitude qui domine n’empêche pas de dresser des perspectives en ce qui concerne la vie avec le Covid-19, que ce soit en matière de traitement, de vaccin ou d’avenir de la santé publique. RB

Lors de son discours mardi devant l’Assemblée nationale, le Premier ministre Édouard Philippe a rappelé que la fin du confinement ne signifiait pas la fin de l’épidémie, et qu’il nous faudrait apprendre à vire avec le Covid-19. Le déconfinement se construit autour du triptyque « protéger, tester, isoler ». Comment avez-vous reçu ces annonces ?
J’aurais souhaité dans un premier temps que la logique du confinement ait été la même que celle du déconfinement présenté cette semaine par Édouard Philippe : plus souple et plus adaptée. Ceci étant dit, il faut bien maintenant observer la nouvelle période qui s’annonce, à la lumière de la façon dont s’est passé le confinement, avec ses absolus et ses contraintes. Les mots importants à retenir de l’intervention du Premier ministre sont selon moi « souplesse », « terrain » et « contexte ». Ils font que le déconfinement ne s’annonce pas du tout en termes symétriques avec la phase qu’on est en train de quitter progressivement. On passe d’une logique catégorique et absolue à un processus très différent, très complexe aussi puisqu’il devrait mettre en jeu plusieurs étages de décisions : un étage gouvernemental bien sûr, mais aussi une marge de manœuvre locale, en fonction notamment des données épidémiologiques. Les épidémiologistes seront en quelque sorte à la manœuvre, les chiffres qu’ils annonceront tous les jours serviront de boussole pour exécuter le plan de déconfinement, ce qui me semble intéressant. Ça ne va pas toutefois sans soulever un certain nombre de problèmes, liés d’abord à la fiabilité des données mobilisées, il faudra regarder cela de près. Si on continue de descendre la pyramide de la décision, après le gouvernement et les épidémiologistes on trouve les responsables politiques locaux, puisque la carte du déconfinement ne devrait pas être uniforme, mais varier suivant les régions. Les préfets et les maires seront là à la manœuvre, et pourront décider par exemple d’ouvrir les marchés ou prendre toute autre décision de ce genre. Si on regarde à une échelle encore inférieure, celle des écoles, les directeurs et les directrices des établissements auront une certaine autonomie pour fixer la taille des classes, les horaires, l’utilisation des masques etc. À chaque échelon, la complexité et donc la diversité s’accroît, et avec elles les possibilités d’oppositions et de tensions. On pourrait ainsi continuer de détailler la complexité en évoquant l’exemple des commerçants, les différences entre petites surfaces et grandes surfaces qui pourraient drainer des flux ingouvernables, la spécificité des bars et restaurants… à chaque fois, la marge de liberté – ou de contrainte selon le point de vue duquel on se place – augmente. L’exemple qui m’a frappée, c’est qu’il n’y aura pas de contrainte pour porter un masque, mais un commerçant pourra refuser un client qui n’en aurait pas. Cette libération des petits pouvoirs qu’on observera en dégringolant du haut en bas de la hiérarchie peut aisément faire apparaître des contradictions et des mécontentements qui ne manqueront pas de s’exprimer.

Vous avez travaillé sur l’histoire des épidémies, et vous vous êtes intéressée notamment aux épisodes de quarantaine. A-t-on des exemples historiques qui nous permettraient de nous appuyer sur une expérience pour la période qui s’ouvre ?
C’est toute la difficulté, le déconfinement n’a pas vraiment de modèle, c’est pour cela qu’on en est réduit à réfléchir sur ce que nous avons pu observer sur l’expérience du confinement. C’était particulièrement frappant dans le discours d’Édouard Philippe : il laisse une certaine marge de manœuvre à différents niveaux de la hiérarchie socio-professionnelle, sans suivre un modèle à priori. J’ai cherché des exemples de situations analogues dans l’histoire, et si j’ai trouvé évidemment beaucoup de choses sur les épidémies, la lutte contre celles-ci, le recours à la quarantaine – la littérature historique est très riche à ce sujet –, en ce qui concerne l’expérience de la fin de l’épidémie, de ce qu’on n’a d’ailleurs jamais appelé déconfinement, on a beaucoup moins de ressources historiques. Peut-être tout simplement parce que cette phase a moins intéressé les historiens comme les chroniqueurs. Alors, par analogie, je suis allée regarder du côté des plans de démobilisation. Car outre le registre lexical guerrier mobilisé par le pouvoir, le plan de confinement rappelle à plusieurs titres les plans de mobilisation. Je remarque d’ailleurs que cette référence est explicitement évoquée dans les plans Pandémie grippale imaginés dans les années 2000 : chacun doit savoir où il doit aller, tout comme les conscrits connaissaient leur affectation en cas de mobilisation. Dès lors, est-ce qu’on ne pourrait pas considérer le déconfinement à l’instar d’une démobilisation ? Un premier point d’analogie, c’est la nécessité de faire redémarrer l’économie, de trouver des emplois quitte à les adapter à ceux qui reviennent en plus ou moins bon état physique et psychique. Il faut donc prendre deux aspects au moins en considération pour déterminer si un confinement est réussi. La santé bien sûr, la diminution du nombre de cas d’infection au Covid-19 et l’obtention de traitements – la question des vaccins devant être traités à part à mon avis, nous pourrons y revenir. Et aussi la reprise économique et la capacité à réintégrer dans la société active ceux qui ont été malades.

Le plan Pandémie grippale que vous évoquiez, établi suite à la crise de l’épidémie H5N1, fait partie d’un ensemble de mesures prises dans les années 2000 pour préparer le pays en cas de crise sanitaire grave. En 2004, le le Haut Conseil de santé publique (HSCP) a été créé pour conseiller le pouvoir, vous y avez siégé jusqu’à récemment dans la commission des maladies transmissibles. Pourtant, comme le faisaient remarquer dans AOC les sociologues Olivier Borraz et Henri Bergeron, cette instance a été remplacée par le désormais fameux Conseil scientifique dirigé par Jean-François Delfraissy, qui assure le pilotage au jour le jour. Toute cette préparation a-t-elle été inutile ?
En ce qui concerne le Haut Conseil de santé publique, il fonctionne avec des processus qui ne sont pas adaptés à l’urgence. Il a été créé en 2004 et installé en 2007, avec notamment pour mission de contribuer à l’élaboration et au suivi de la Stratégie nationale de santé, ainsi que de fournir aux pouvoirs publics une expertise approfondie dans la gestion des risques sanitaires. Chaque question est discutée d’abord par petits groupes, qui rédigent un premier avis avant de le soumettre à tout le Comité. Pour autant, j’ai été étonnée de voir des avis qui sont mûrement pesés et discutés en séances plénières de façon démocratique, assez largement ignorés par le public, à commencer par les médias. Ces derniers se sont tout de suite tournés vers le Conseil scientifique, créé le 11 mars, et Jean-François Delfraissy. Cela m’a surprise, car nulle part dans les plans pandémie, me semble-t-il, il n’avait été prévu que le gouvernement recoure à un comité scientifique nommé ad hoc pour l’aider dans la gestion d’une crise sanitaire comme celle que nous vivons. J’ai d’ailleurs cherché, peut-être pas assez, mais je n’ai pas trouvé les critères qui avaient présidé au choix des membres et des disciplines représentées (Laetitia Atlani-Duault représente par exemple la socio-anthropologie). Il existe d’ailleurs un autre comité, dont on parle moins, constitué deux semaines plus tard, non pas par le ministre de la Santé Olivier Véran, mais à la demande du président de la République. Il s’agit du Comité Analyse Recherche et Expertise (CARE), qui réunit 12 chercheurs et médecins, et qui est dirigé par la prix Nobel Françoise Barré-Sinoussi, pour conseiller le gouvernement sur les traitements et les tests contre le coronavirus.

En tout cas, ce que cela dit, c’est que, quel que soit le niveau antérieur de préparation contre les épidémies, face à l’urgence on improvise. Le plan Grippe prévoyait par exemple d’identifier les rouages essentiels de la société dont il fallait à tout prix maintenir l’activité. L’étendue du confinement a montré que beaucoup de choses n’étaient pas prévues, comme par exemple les mesures dans les restaurants ou les collectivités. Pour parler de l’anticipation des épidémies, on parlait jusque là de « preparedness » (au passage l’utilisation d’un mot anglais est toujours un peu inquiétante quand on dispose d’un terme qui paraît équivalent en français, comme « préparation »). Cette preapardness ne semble donc pas avoir bien fonctionné. Un indicateur a été établi en 2019 par l’Université Johns Hopkins aux États-Unis, le Global Health Security Index, qui permet de mesurer le niveau de préparation des États en cas d’épidémie émergente et de les classer. Or ce classement et ses critères à priori ne permettent pas vraiment de suivre ce qui s’est déroulé depuis le début de l’épidémie.

Comment l’expliquer ? On a vu par exemple s’affronter différentes approches entre le confinement d’un côté et la recherche d’une « immunité de groupe » de l’autre…
Pour le comprendre, il faut savoir que les plans d’urgences ont été modelés sur la situation bien connue des épidémies de grippe. Or, on dispose pour celle-ci de tests efficaces, fiables, et en nombre suffisant. L’atmosphère scientifique au début de l’épidémie de Covid-19 était nécessairement très différente. C’est ce qui explique par exemple que l’idée de laisser le virus circuler pour atteindre cette fameuse immunité de groupe n’ait jamais vraiment été une option en France. L’alternative n’a émergé qu’à l’occasion de la confrontation avec les pays d’Europe comme la Grande-Bretagne ou la Hollande. Au passage, il faut souligner que tout le monde était jusqu’à présent d’accord que l’Europe devrait réagir unanimement en cas d’épidémie, sur la base d’un plan collectif, or les États membres ont plutôt agi chacun pour soi, et il en a résulté de grandes différences d’un pays à l’autre. Cette divergence a révélé les fissures qui traversent l’Europe, avec la tentation pour chaque pays de se replier, d’élever ses frontières pour décider souverainement sur son territoire sa façon de gérer seul l’épidémie.

Vous êtes médecin et historienne des épidémies. Quel rôle joue selon vous dans la crise actuelle la mémoire des anciennes épidémies, ou les amnésies pour des épidémies pourtant très proches de nous ?
J’imagine que vous voulez parler de l’épidémie de 1968, dite de la grippe de Hong Kong, qui a beaucoup intéressé les journalistes. Car en effet cet épisode qui a fait 40 000 morts en France et près d’un million (pour prendre des chiffres ronds) dans le monde a été effacé de la mémoire collective. À noter d’ailleurs que cet épisode n’avait pas non plus ressurgi à la fin des année 2000 au moment où on parlait beaucoup de la grippe aviaire. C’est peut-être l’une des spécificités notables de l’épidémie actuelle : les journalistes, les historiens fouillent le passé et font remonter beaucoup de choses à la surface. Car, encore une fois, ces épisodes n’appartiennent pas à la mémoire collective vivante, mais relèvent plutôt du domaine de l’érudition. J’ai moi-même sacrifié à ce regain d’intérêt pour les récits de la peste, je me suis replongée dans le livre de Daniel Defoe, Le Journal de l’Année de la Peste de 1665 (publié en 1722, NDLR), qui n’est d’ailleurs un vrai « journal », puisque si Defoe s’aide de ses souvenirs d’enfance, il a largement reconstitué l’évènement à partir des témoignages de survivants. On éprouve un regain d’intérêt pour ces textes, comme l’a montré l’engouement renouvelé pour La Peste d’Albert Camus, ou pour la lecture de Thucydide, pour les amateurs de l’Antiquité. La mémoire vivante des épidémies s’était estompée, elle était assez faiblement stockée, mais a été réactivée par toutes ces lectures.

Lorsque j’ai travaillé sur l’histoire des vaccins, j’avais émis l’hypothèse que les défaillances de la mémoire pouvaient être une des raisons pour lesquelles on constatait un mouvement de désaffection à l’égard des vaccins, au cours de ces dernières années, en France pourtant le pays de Louis Pasteur. Les épidémies étant progressivement devenues abstraites, certains avaient perdu de vue le sens et l’utilité des vaccins. En 2016, je faisais partie du Comité d’orientation de la concertation citoyenne sur la vaccination. Nous étions chargés d’organiser des concertations avec un échantillon représentatif de la population pour déterminer ce que voulait le peuple en matière de vaccins. Ce qui a été palpable à ce moment-là, c’est effectivement l’effacement des épidémies dans la mémoire des gens. Les dangers des vaccins apparaissaient plus grands que celui des épidémies. Un tel oubli allait très loin, on voyait alors des manifestations devant le ministère de la Santé avec des slogans comme « Non à l’assassinat par les vaccins ! ». Une telle attitude semble impensable aujourd’hui en regard de l’attente immense d’un moyen de se prémunir du Covid-19 comme le vaccin. À vrai dire, j’ai toujours pensé que la France, pays de Pasteur comme je le rappelais, gardait une véritable adhésion à la vaccination. Une adhésion ayant parfois plus une allure de croyance que de conviction rationnelle. C’est la raison pour laquelle j’ai toujours été réservée devant les résultats d’enquêtes comme celle du Vaccine Confidence Project (« Projet Confiance dans les vaccins »), menée par Heidi Larson de la London School of Hygiene and Tropical Medicine, qui montrait en 2016 que 41 % des Français ne trouvaient pas les vaccins sûrs (« safe »), ce qui faisait de notre pays le mauvais élève du classement, le mouton noir sur la carte de l’Europe (l’hexagone était colorié en noir).

Dans un article de La Vie des Idées, le chercheur à l’Institut Pasteur et professeur émérite au Collège de France Philippe Sansonetti estimait que sans vaccin aucun retour à la normale n’était possible. Comment s’organise la recherche du vaccin, et que peut-on raisonnablement espérer ?
Avant de répondre à votre question, j’aimerais m’arrêter un instant sur ce rôle de premier plan que retrouve aujourd’hui l’Institut Pasteur. Dans le Conseil scientifique, sur les onze membres, on compte deux pastoriens : l’épidémiologiste Arnaud Fontanet et le modélisateur Simon Cauchemez. Au moment du danger, l’Institut Pasteur est donc appelé à la rescousse, ce qui relativise bien le poids des mouvements anti-vaccin. Il faut aussi avoir en tête la dimension symbolique, puisque mobiliser Pasteur c’est mobiliser non seulement la recherche moderne mais rappeler une gloire du passé, Louis Pasteur est le scientifique français le plus connu à l’étranger, notamment aux États-Unis. Retour au présent : il faut noter que l’Institut Pasteur, qui s’était concentré un temps sur la recherche fondamentale en biologie moléculaire notamment, a amorcé depuis plus de dix ans un retour vers des préoccupations plus immédiates de santé publique et de recherche de vaccins. J’en arrive enfin à votre question : de l’aveu même de ceux qui travaillent sur le sujet, il est difficile d’imaginer un délai inférieur à 18 mois pour la découverte d’un vaccin, même si des discussions perdurent à ce sujet. En conséquence, subordonner le déconfinement total et le retour à la normale à l’acquisition d’un vaccin paraît peu raisonnable. D’autant que jusqu’à présent, il y a trois coronavirus qui ont fait parler d’eux en clinique humaine : le SARS-COV1 (2002), le MERS-COV (2012) et donc le SARS-COV2 (2019). Pour le moment, il n’y a de vaccin pour aucun des trois. En 2017, au cours d’une réunion au Val-de-Grâce, les chercheurs pastoriens avaient annoncé la mise au point d’une « plateforme vaccinale ». Le principe en est l’utilisation d’un vaccin rougeoleux, c’est-à-dire un vaccin vivant atténué, pour servir de base où intégrer, en quelque sorte à volonté, des séquences virales appartenant à des virus émergents. L’idée sous-jacente est de se servir de cette plateforme, ce contenant, et d’insérer dans le vaccin des fragments du virus à l’aide d’outils moléculaires, par exemple avec la technique Crispr-Cas9 dite des « ciseaux moléculaires » qui permet théoriquement de découper et d’intégrer à volonté des séquences d’ADN ou d’ARN. Il semblait que désormais on pouvait attendre les nouveaux virus de pied ferme, et qu’à leur apparition on pourrait les intégrer dans la séquence vaccinale. Quand le Covid-19 est arrivé, il s’est probablement avéré plus difficile que prévu d’intégrer les bons fragments de coronavirus, ceux qui permettent sans danger de protéger efficacement les personnes contre le nouveau virus.

C’est pour cela que cela devrait prendre dix-huit mois ?
Oui, parce que s’il peut sembler simple d’intégrer des séquences génétiques, ce n’est pas un simple copié-collé, il faut s’assurer que les choix des sites sur le fragment d’ARN ou d’ADN qu’on insère ne vont pas déclencher des effets indésirables, en activant en particulier la production de telle ou telle cytokine (les cytokines sont les nombreuses molécules qui jouent un rôle important dans la réponse immunitaire et ont notamment des effets sur les réactions inflammatoires). Après l’obtention d’un candidat vaccin, se met ensuite en place toute la machinerie des essais cliniques dits standardisés. Elle a été bien rodée, mais c’est une procédure lente et précautionneuse : on vérifie la toxicité, on expérimente sur des animaux, puis on se risque sur l’homme pour éliminer la survenue possible d’effets secondaires, avant de lancer une étude comparée avec des sujets contrôle, pour vérifier si le vaccin confère bien une protection (immunité). Il peut alors survenir une difficulté majeure, rencontrée par exemple dans le cas de l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest : si l’épidémie a régressé quand le vaccin est enfin disponible, il devient difficile d’observer si le vaccin protège effectivement les sujets. Pour mesurer l’efficacité, il ne reste plus alors qu’à chercher du côté des paramètres immunologiques, comme l’augmentation des anticorps chez les sujets vaccinés. De surcroît, quand le danger de l’épidémie disparaît, il devient plus difficile de procéder à des vaccinations avec le nouveau vaccin. C’est la raison pour laquelle, à la fin de l’épidémie d’Ebola, il a été décidé de ne vacciner que les personnes qui avaient été en contact avec un malade, et en aucun cas de procéder à ce stade à de grandes campagnes en population générale. Or le but ultime d’un vaccin de ce genre, ce n’est pas uniquement de vacciner les sujets contact, mais de vacciner la population en totalité pour atteindre un bon niveau d’immunité collective et clore l’épisode épidémique pour de bon.

Justement, dans le cas du Covid-19, il reste beaucoup d’incertitudes sur cette question de l’immunité : peut-on être infecté deux fois, est-ce que l’immunité dépend de la gravité des symptômes éprouvés par le patient, les malades asymptomatiques sont-ils immunisés ?
Ce sont des questions importantes. Pour y répondre, on ne peut pas se fonder sur le modèle variole pour raisonner en termes d’immunologie et prendre des décisions dans la lutte contre le Covid-19. Dans le cas de la variole, contracter la maladie – si on survivait – permettait de développer une solide immunité et d’être protégé lorsque survenait une autre épidémie. C’est un cas très simple et c’est sur cette base qu’il a été possible d’éradiquer la variole. La plupart des autres maladies sont moins simples et ne répondent pas à ces caractéristiques. D’où les questions forcément à poser dans le cas d’une maladie pas encore bien connue : après guérison, est-ce que le sujet est protégé ? Y a-t-il une chance de faire une rechute en cas de retour de l’épidémie ? Pour essayer de lever un peu ces incertitudes, des essais thérapeutiques ont été organisés avec les sérums (anticorps) d’individu guéris. Le principe de la sérothérapie n’est pas une nouveauté. Elle a été beaucoup utilisée, au début du siècle dernier, dans les maladies infectieuses comme la diphtérie, ou comme le typhus pendant la première guerre. Elle consiste à prélever du sérum sur des personnes guéries, sérum qui est supposé contenir des anticorps spécifiques du microbe, et à l’injecter à un malade en espérant atténuer la maladie. La sérothérapie ne peut être étendue à toute une population, et elle ne représente évidemment pas un substitut au vaccin puisqu’elle a un effet très limité dans le temps, environ deux mois. Elle peut être en revanche utile pendant la maladie en atténuant la virulence du germe et en renforçant l’immunité individuelle.

Outre le vaccin, ou la sérothérapie, il faut aussi aborder les approches curatives, et poser la question du traitement. Un espoir a été soulevé par une étude menée par des chercheurs de l’AP-HP qui a mis en évidence l’effet bénéfique d’un traitement, le Tocilizumab. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Il s’agit d’un anticorps monoclonal, c’est-à-dire un anticorps identique à lui-même produit en série, qu’on utilisait pour traiter la polyarthrite rhumatoïde, et qui bloque l’interleukine-6. Il s’agit d’une cytokine, nous avons déjà parlé de ces multiples molécules qui interagissent au sein du système immunitaire. Ces molécules non seulement interagissent entre elles mais agissent sur les cellules du système immunitaire, elles ont selon les cas un effet facilitateur ou inhibiteur : un jeu complexe où intervient le Tocilizumab qui est un inhibiteur de l’interleukine-6, connue pour ses effets inflammatoires. Le traitement pourrait permettre de prévenir la survenue des « orages cytokiniques », cette tempête immunitaire qui se déclenche chez les patients les plus gravement atteints. C’est donc un traitement qui ne joue pas directement sur la multiplication du virus, comme par exemple les antirétroviraux dans le cas du SIDA, qui s’attaquent à des sites du VIH contrôlant sa réplication. Il intervient sur l’inflammation secondaire à l’infection, les perturbations du système immunitaire dues au Covid-19. On voit bien là toute la beauté mais aussi les limites de l’immunologie. Cette science du système immunitaire est une science très intelligente, elle guide des procédures qui peuvent être efficaces, elle suppose de ses adeptes souplesse et inventivité, mais n’est pas à l’abri de résultats décevants ou difficiles à interpréter. En l’occurrence, il s’agit d’une molécule (le Tocilizumab) qui intervient dans le concert des cellules et des molécules du système immunitaire et qui a la capacité de renverser la vapeur. Le traitement est tenté à une phase assez avancée de l’évolution de l’infection à coronavirus. Pour l’instant on ne dispose pas d’un médicament qui pourrait intervenir dans la phase dite paucisymptomatique, quand le sujet présente peu de symptômes. Le traitement par Tocilizumab intéresse les patients qui ont les alvéoles bourrées de débris cellulaires, de fibrine, et de liquides qui font que les gens « barbotent » dans leurs poumons et ne peuvent plus respirer.

Pensez-vous qu’on soit face, avec cette épidémie, à un moment historique qui marquera une étape en matière de santé publique ?
Oui, elle marquera sûrement une étape, même si c’est toujours difficile à prédire à l’avance. Elle fournira peut-être le contrepied de ce qui a pu s’appeler La défaite de la santé publique pour reprendre le titre d’un ouvrage d’Aquilino Morelle, paru en 1996. Cela fait de nombreuses années que ce thème est abordé par plusieurs auteurs comme Didier Tabuteau, décrivant la difficulté rencontrée par les enjeux de santé publique pour se faire entendre du politique. Aquilino Morelle brossait à grand traits l’histoire de la santé publique, et lui qui est pourtant un médecin énarque (mais qui n’a jamais exercé), qui a occupé des postes dans les hautes sphères, au plus près du pouvoir, concluait de façon pessimiste à l’incapacité de la santé publique à s’imposer. On peut citer aussi la journaliste américaine Laurie Garrett, qui n’est pas médecin donc mais dont le livre Betrayal of Trust: The Collapse of Global Public Health (« La confiance trahie : l’effondrement de la santé publique mondiale », non traduit) faisait en 2001 le même constat, mais cette fois au niveau mondial, de l’incurie de la santé publique, de son incapacité à arriver au pouvoir et à s’inscrire dans les faits.

Nous assistons donc à un tournant quand nous voyons le président de la République mettre en avant le Comité scientifique pour justifier ses décisions dans la crise du Covid-19. On peut se réjouir, compte tenu de tout ce que je viens de dire, de voir ces enjeux enfin portés à l’agenda politique. Mais il faut aussi s’interroger : est-il sain que s’opère un tel renversement et que la santé publique ne soit pas seulement prise en compte, mais qu’elle accède directement au pouvoir ? Il serait intéressant de relire en ce moment Les Morticoles de Léon Daudet (le fils d’Alphonse Daudet), même si l’auteur n’est pas recommandable, membre actif de l’Action française au tournant du XXe siècle, antisémite forcené, etc. En 1894, il raconte l’histoire d’une île où les médecins se sont emparés du pouvoir et règnent despotiquement au nom de la science. Certes nous en sommes loin, aujourd’hui le politique garde la main et il semble qu’Emmanuel Macron ait choisi la date du 11 mai pour tenter le déconfinement contre l’avis du Conseil scientifique. Mais dans le même temps, j’ai reçu par mail, comme beaucoup de concitoyens je suppose, de la part du Conseil scientifique, l’avis de Jean-François Delfraissy sur le déconfinement. J’ai interprété ce message – simple hypothèse – comme une façon, peut-être, pour le Conseil scientifique, de s’adresser directement à une opinion publique dont il n’avait pas besoin jusque-là pour gouverner.

Que dire de l’intervention de Donald Trump suggérant d’injecter du désinfectant aux patients pour les guérir du Covid ?
Ce serait amusant si ce n’était pas si grave. Toutefois, aussi étonnant que cela puisse paraître, l’histoire apporte une réponse à Donald Trump. Souvenez-vous, il concluait son intervention en s’adressant au docteur Deborah Birx qui fait partie des scientifiques conseillant la Maison Blanche, et lui demandait « Est-ce qu’on pourrait faire quelque chose avec une injection de désinfectant ? », et d’ajouter : « y a-t-on pensé ? » Eh bien oui, cela a déjà été pensé et même fait. J’ai préfacé il y a vingt ans un livre intitulé L’Invention des maladies infectieuses, écrit en 2001 par l’un de mes anciens étudiants, un ami et collègue, Alain Contrepois, qui avait travaillé à l’hôpital Claude-Bernard à Paris au service des maladies infectieuses. Il racontait la manière dont les maladies infectieuses ont été analysées à un moment clé de l’histoire de la médecine, au début de la théorie bactérienne des maladies. Il décrivait comment, bien avant la découverte des antibiotiques, les médecins ont essayé à la fin du XIXe siècle d’utiliser des désinfectants pour venir à bout des bactéries à l’intérieur du corps. Vers 1890, des chefs de service ont essayé d’administrer par exemple de la créosote à des patients atteints de maladies infectieuses – la créosote est un mélange de goudrons utilisés un temps comme pesticide. Ce n’était pas des injections comme le suggère le président des États-Unis, mais des comprimés donnés aux malades pour qu’ils les ingèrent. Les effets ont été abominables, Alain Contrepois a retrouvé les documents et raconte comment les pauvres malades bourrés de créosote, de même qu’on aurait pu essayer l’eau de Javel, mouraient non pas de leurs infections mais de complications intestinales. Les médecins de l’époque étaient si convaincus qu’il fallait à tout prix détruire les bactéries, comme Donald Trump avec le virus Covid-19, qu’ils n’hésitaient pas à tenter ces désinfections intestinales à leurs héroïques patients.


Raphaël Bourgois

Journaliste

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