Economie

Eric Heyer : « La crise sanitaire accélère la transition vers une croissance soutenable »

Journaliste

Alors que le déconfinement suit son cours, les efforts se portent désormais sur le redémarrage des économies. Cette semaine, Emmanuel Macron et Angela Merkel ont ainsi annoncé un plan de relance européen de 500 milliards d’euros qui semble aussi marquer un changement de paradigme économique. New Deal et relance keynésienne vont-il remplacer le dogme de la concurrence libre et non faussée et de la croissance à tout crin tirée par la compétitivité, qui porte l’Union Européenne depuis des années ?

En septembre 2018, l’économiste Eric Heyer publiait avec la sociologue Dominique Méda et le juriste Pascal Lokiec un ouvrage intitulé Une autre voie est possible. Les auteurs y proposaient de rompre définitivement avec l’« Ancien Monde », sans se soumettre aux sirènes d’un « Nouveau Monde » qui fustige l’État et la protection sociale mais se montre incapable de faire face aux dysfonctionnements du capitalisme financier. Or l’épidémie de Covid-19 a renforcé l’idée selon laquelle on ne pouvait plus ignorer les conséquences sociales et environnementales d’une politique économique qui s’est concentrée ces dernières années sur la croissance et l’austérité budgétaire. Directeur du département Analyse et prévision à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), Eric Heyer apparaît bien placé à la fois pour mesurer les conséquences de la crise et dessiner des scénarios de sortie. Il veut croire à un changement de paradigme économique. RB

Que sait-on aujourd’hui de la situation économique de la France ? Y a-t-il un consensus sur l’impact de la crise sanitaire et du confinement ?
Le consensus existe en ce qui concerne la perte provoquée par les huit semaines de confinement, même si c’est un consensus réduit puisque seulement trois instituts l’ont chiffrée : l’Insee, la Banque de France et l’OFCE. Le chiffre sur lequel tout le monde tombe à peu près d’accord, c’est 120 milliards d’euros de pertes pour l’économie au cours des deux mois de confinement. Cela correspond à une chute de l’activité sur cette période d’environ 30%, soit un coût de 2 milliards d’euros par jour. Il faut bien faire la distinction entre ces chiffres, pour lesquels on commence à avoir un certain nombre de données et donc une convergence malgré des méthodologies un peu différentes, et un autre chiffre qui circule beaucoup, celui de la prévision de chute de 8% de PIB sur l’année – nous y reviendrons. S’agissant de cette perte de 120 milliards d’euros sur huit semaines, la cause en est évidemment la décision administrative de fermer les commerces et la demande faite aux gens de rester chez eux. C’est donc à la fois un choc de demande dans la mesure où la consommation était empêchée, et un choc d’offre car les entreprises ne disposaient plus de leur main d’œuvre. À cela s’ajoute le caractère pandémique de la crise sanitaire, ces mesures ont été prises peu ou prou de la même façon dans tous les pays, conduisant à l’arrêt d’une chaine de production industrielle mondiale extrêmement fragmentée qui se retrouve en manque des pièces nécessaires. Cette combinaison d’un choc d’offre et de demande rend extrêmement complexe à la fois l’analyse de ce qui se joue en ce moment, et la possibilité de dégager des éléments de sortie.

Il est assez courant en matière économique d’observer un consensus sur ce qui vient de se passer, moins en revanche sur les prévisions…
Encore davantage aujourd’hui puisque plus personne ne se risque à faire des prévisions sur l’année : ni la Banque de France, ni l’Insee, ni l’OFCE. Pour une raison simple, nous ne connaissons pas les décisions qui vont être prises dans les jours à venir. Le déconfinement est un bon exemple : on ne connait les règles que jusqu’au 1er juin et pas au-delà. On ne sait pas non plus s’il va y avoir une deuxième vague. Ce qu’on sait, en revanche, c’est qu’il va y avoir le 10 juin un nouveau Projet de loi de finances rectificative – le troisième cette année – sans en connaitre encore les mesures. Dans ces conditions, il devient presque plus facile de faire des projections à moyen et long terme que pour un avenir proche. Le résultat pour nous économistes conjoncturistes, c’est qu’on ne travaille plus sur des prévisions mais sur des scénarios : dans l’hypothèse d’une réouverture des restaurants, dans hypothèse où cela provoquerait une seconde vague à l’automne etc.

Si l’on veut tout de même essayer de dégager une prévision, il faut avant tout essayer de comprendre qui a supporté cette perte entre l’État, les entreprises et les ménages. Je m’étonne d’ailleurs que la question ne revienne pas davantage dans le débat, et que seule l’OFCE s’en préoccupe pour l’instant, car elle est primordiale. Ce que nous avons pu établir, c’est que les quelques 120 milliards d’euros de pertes sont répartis entre 70 milliards portés par les finances publiques, 40 milliards par les entreprises et 11 milliards par les ménages. On peut donc dire que le discours d’Emmanuel Macron annonçant que l’État soutiendrait l’économie « coûte que coûte » a été suivi d’effet s’agissant d’éviter toute faillite et tout licenciement économique. L’idée étant que cette crise est exogène au système économique, puisqu’elle est déclenchée par un virus et la décision administrative de mettre l’économie en suspend pour pouvoir lutter contre sa propagation, c’est à l’État de porter la majorité du coût induit, et pas aux acteurs privés que ce soient les ménages ou les entreprises. Dans la réalité, cela s’est traduit par des mesures de chômage partiel qui ont été très généreuses en France si l’on compare à tous les pays qui y ont eu recours, et ils sont nombreux à l’exception notable des États-Unis. Pour une entreprise, tout ce qui relevait du coût salarial a été pris en charge, socialisé par les administrations publiques. Il faut tout de même noter que cela se traduit par un petit coût pour les salariés qui n’ont « que » 84% de leur rémunération. Par ailleurs, certains ont été licenciés comme les CDD courts, les personnes en périodes d’essai etc. Pour, au final, 600 000 chômeurs supplémentaires selon nos évaluations au cours de ces huit semaines. Ce n’est pas rien, mais on aurait pu aller jusqu’à 6,1 millions de chômeurs, ce qui montre que le chômage partiel a joué son rôle – à court terme tout du moins – pour limiter l’impact sur les ménages salariés. Ils ont tout de même supporté 11 milliards de perte de revenu, puisqu’il faut aussi compter la perte des heures supplémentaires, de la part variable du salaire quand elle existe…

Mais dans le même temps, les dépenses ont baissé et l’on parle aujourd’hui d’une « épargne forcée » des Français qui représenterait 55 milliards d’euros. Est-ce qu’il faut déconnecter ces deux réalités ou au contraire les considérer ensemble ?
C’est là que la situation des ménages devient extrêmement complexe. Ils perdent 11milliards de revenus mais la chute de la consommation a été de 65 milliards, on arrive ainsi à ce chiffre d’épargne de 55 milliards selon l’OFCE (60 milliards selon l’évaluation de la Banque de France). Ce sont des circonstances très particulières, car habituellement quand il y a une crise la chute des revenus est supérieure à la chute de la consommation qui a tendance à mieux résister du fait de dépenses incompressibles. On voit alors l’épargne baisser. Ce qui montre qu’on n’est pas dans une crise standard, puisque la consommation est en partie empêchée. C’est extrêmement important pour la suite, on se retrouve dans une situation où en moyenne les Français disposent de cette épargne forcée. Je ne sais pas d’ailleurs si parler d’épargne est le plus juste, on le fait par défaut car cela permet de distinguer cet argent de celui tiré du revenu, mais il faut toujours lui accoler le terme « forcée » car ce n’est pas une vraie épargne, plutôt une consommation empêchée. Par ailleurs, il s’agit là d’une approche très macroéconomique, quand on regarde plus précisément dans les déciles de revenus, on a une vision plus fine et bien sûr tous les ménages n’en ont pas bénéficié. Elle est concentrée à 80% dans les 50% des ménages les plus aisés, dont les revenus n’ont globalement pas bougé car ils étaient en télétravail, mais n’ont pas pu consommer. C’est un facteur supplémentaire de creusement des inégalités qui s’est formé au cours de cette période. Quoi qu’il en soit, si l’on garde une perspective macroéconomique, cela va faire bondir le taux d’épargne des français qui était déjà assez haut et passer de 14-15% du revenu à plus de 20%.

Qu’en est-il pour les entreprises ?
Les entreprises ont subi, comme je le disais, 40 milliards d’euros de perte. Cela signifie qu’en huit semaines, elles ont perdu l’équivalent du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) mis en place sous François Hollande. Tout cet effort économique, ce transfert depuis l’État vers les entreprises, a disparu le temps du confinement. Cela correspond à une chute de 3 points du taux de marge des entreprises, c’est gigantesque. Les entreprises sont donc dans une situation difficile, elles parviennent pour l’instant à se maintenir à flot grâce aux reports de fiscalité, mais ce ne sont que des reports et cela reste dans leur bilan. Il n’y a pas encore eu de faillites mais la situation reste très incertaine. Dans le meilleur scénario – celui retenu par le gouvernement et qui aboutit à la prévision d’une chute de 8 points de la croissance en 2020 – on imagine un retour progressif à la normale jusqu’en septembre, et à cette date des ménages qui auront repris exactement leurs habitudes de consommation, ainsi que des entreprises qui pourront faire travailler leurs salariés comme avant. C’est donc une hypothèse dans laquelle il y aurait un énorme boom de la demande dans les quatre derniers mois de l’année, du fait d’un retour de la consommation à la normale auquel s’ajouterait la dépense de l’épargne forcée. Or, même si cela arrive, il y aurait alors une autre inconnue : cette demande trouverait-elle une offre suffisante ? Si l’on continue à faire peser 30 à 40% du coût économique sur les entreprises, elles vont nécessairement craquer à un moment, et il risque d’y avoir des faillites en chaîne dans les mois à venir. Le risque, c’est donc qu’une fois que la demande sera revenue, il n’y ait pas assez d’entreprises pour la satisfaire. Dès lors, la reprise n’améliorerait pas notre croissance économique mais viendrait mécaniquement aggraver le déficit de notre balance commerciale, puisque les consommateurs se tourneront alors vers le commerce extérieur.

Puisque vous évoquez la question de la production, on parle beaucoup ces temps-ci des difficultés du secteur industriel, notamment automobile ou aéronautique. Vous avez produit une note pour l’OFCE sur l’ampleur du ralentissement industriel. Qu’en est-il exactement ?
L’industrie est touchée, et de façon inégale selon les secteurs, mais bien moins que les services qui ont vraiment souffert du confinement. L’avantage de l’industrie c’est qu’elle peut stocker, et donc produire même sans demande en attendant la reprise économique. C’est évidemment impossible pour les services. La reprise va être très lente dans les services, mais l’industrie au sens large – encore une fois il y a des situations différentes selon les secteurs – pourrait être la grande bénéficiaire de la reprise. Pour le comprendre, on peut reprendre l’exemple de la demande et des 55 milliards d’épargne forcée : que vont en faire les ménages ? Globalement, ils ont économisé ces dernières semaines essentiellement en consommant moins de services : en n’allant pas au restaurant, dans les bars, chez le coiffeur… Or au moment de la reprise, personne ne va aller deux fois plus dans les restaurants, les bars et chez les coiffeurs. Ce qui est perdu dans les services l’est définitivement. Alors que si l’on avait prévu d’acheter une voiture, on va pouvoir le faire et cela n’aura été qu’un achat retardé. Il est par ailleurs très possible que ces 55 milliards d’euros – qui vont continuer à gonfler un peu dans les jours à venir – soient finalement dépensés différemment de la façon dont ils auraient dû être dépensés initialement. Puisqu’une épargne a été constituée, elle peut servir à acheter un bien qu’on ne pouvait pas s’offrir avant, ce qui là aussi pourrait bénéficier à l’industrie. On peut s’attendre aussi à des changements de comportements : ne plus vouloir prendre les transports en commun pousse à acquérir un véhicule, ne plus vouloir se rendre dans une salle de cinéma à acheter un système de visionnage à la maison… Ce n’est pas forcément une très bonne nouvelle pour l’économie française, les biens manufacturés étant liés pour 40% à l’étranger. Ces changements dans les façons de consommer risquent aussi de toucher un secteur normalement excédentaire en France, déjà très gravement atteint par le confinement : celui du tourisme. On a un exemple avec la Chine, où les gens se sont plutôt rués sur des produits de luxe, se sont fait plaisir. Il est tout à fait possible de retrouver ce comportement en France.

Est-ce que cela signifie que la prévision du gouvernement d’une baisse de 8% du PIB vous semble aujourd’hui trop optimiste ?
C’est en effet très peu probable qu’on y arrive. Le gouvernement doit annoncer ses nouvelles perspectives de croissance le 10 juin prochain, et si je devais faire un pari je dirais qu’il devrait revoir la baisse à -10% ou -11% sur l’année (ils n’oseront pas aller au-delà). Ce serait la logique : on a fait -5,8% au premier trimestre, qui ne compte toutefois que 2 semaines de confinement. Le deuxième trimestre lui en compte 6 auxquelles s’ajoute un déconfinement progressif, ce qui devrait selon moi se traduire par une baisse au-delà des 20%. Pour arriver à -8% il faudrait donc qu’il y ait deux fois +28% lors des derniers trimestres. C’est assez improbable. Ce qui n’empêche pas le gouvernement de conserver sa prévision, et personne ne lui jettera la pierre car après tout, comme je le disais, les prévisions sont impossibles en ce moment. D’autant plus que l’enjeu n’est pas là. Finalement, ce chiffre de la croissance est le cadet de nos soucis. Ce qu’on attend du Projet de la loi de finances rectificative c’est de nous dire si l’administration publique assumera une plus grande part des pertes économiques.

Les 70 milliards qu’elle a déjà pris à son compte représentent la plus grosse part des 120 milliards totaux, mais cela n’est finalement proportionnellement que 60%. Si le gouvernement propose ce projet de loi rectificative, c’est probablement qu’il compte aller plus loin et augmenter la facture pour les finances publiques. En revanche il reste une inconnu de taille : par quel mécanisme va-t-il le faire ?  Dans la première phase, on a bien compris que c’était à travers un chômage partiel appliqué très vite et massivement, sans regarder dans le détail ou faire de contrôle, le gouvernement a donc pris à sa charge le coût salarial. Mais il reste le cout du capital. Si l’on prend l’exemple d’un restaurateur qui a pu mettre son personnel au chômage partiel, il lui reste à payer le loyer de son restaurant. Autre exemple, celui d’une compagnie aérienne qui ne paie plus ses équipages, mais un avion cloué au sol cela coûte cher. On peut donc imaginer que le gouvernement annonce que ce qu’il a fait avec le chômage partiel pour le coût salarial, il va désormais le faire pour le coût du capital.

Quelle forme cela peut-il prendre ?
Ce qui a été fait jusqu’à présent, c’est de recourir aux prêts garantis par l’État, mais le coût reste à la charge de l’entreprise. Ce qui est dans les tuyaux, c’est de transformer ces prêts en fonds propre. Concrètement, cela se traduit par une entrée de l’État au capital. Il deviendrait alors actionnaire, un actionnaire minoritaire mais dans toutes les entreprises qui seraient ainsi maintenues en vie à travers un mécanisme non plus de prêt mais de subvention. Cela peut aussi être une nationalisation complète, mais temporaire, comme dans le cas d’Air France si la compagnie fait faillite. Ce dispositif a évidemment un coût budgétaire qui devrait être autour de 40 milliards d’euros. Mais il y a plusieurs stratégies possibles. Soit on continue la stratégie adoptée pour le chômage partiel, on ne regarde pas dans le détail et on le fait partout et pour tous, dès qu’une entreprise est en difficulté et en fait la demande. Dit autrement, on transforme systématiquement en fonds propres les prêts garantis par l’État. Ce serait le plus facile et le plus rapide, mais ça ne serait pas ciblé. On aiderait potentiellement des entreprises dans des secteurs sans avenir, qui ne sont pas vertueuses du point de vue de la transition écologique, de la transition numérique ou des inégalités. Il est donc possible que le gouvernement définisse des conditions d’éligibilité à ce plan. On attend le détail.

Que cela signifierait-il en termes d’endettement pour la France ? Diriez-vous que le président Macron et son gouvernement, qui avaient fait de la baisse de la dette publique un objectif majeur, ont évolué à ce sujet ?
Évaluer ce que signifierait concrètement les mesures évoquées est très compliqué. En effet, l’endettement est calculé par le ratio de la dette sur le PIB, et donc tant qu’on est dans l’incertitude sur la baisse du PIB, il est impossible de calculer la part d’augmentation mécanique de l’endettement. Dans les prévisions du gouvernement, la baisse de 8% du PIB compte pour moitié dans le passage de 100% aujourd’hui à 115% d’endettement parfois évoqué. Mais pour répondre à votre question, oui je pense que le rapport à la dette et au déficit public évoluent. On a vu, par exemple, que le pacte de stabilité, les fameux critères de Maastricht, ont été très vite suspendus par le Parlement en France, cela à pris à peine une heure. Même Christine Lagarde, aujourd’hui présidente de la Banque Centrale Européenne, a dit dans Les Echos cette semaine qu’il faudra les revoir avant d’imaginer pouvoir les remettre en place. L’idée court depuis longtemps que ces critères, le ratio de déficit sur PIB de 3% ou de dette sur PIB de 60%, sont complètement obsolètes et arbitraires, mais c’est assez extraordinaire d’entendre la banquière centrale le reconnaître. Le constat faisait plutôt consensus chez les économistes, le problème étant qu’on ne parvenait pas à trouver de nouvelles règles parfaites. Or, pour les économistes, il s’agit de changer une fois pour toute, et tant qu’on ne trouve pas une alternative parfaite, on ne touche pas une règle qu’on juge mauvaise. On s’interdit donc potentiellement d’en trouver de moins mauvaises que celles qui existent, et qui, en plus, en l’occurrence sont pro-cycliques ce qui est vraiment une catastrophe.

Quelles pourraient être ces règles un peu moins mauvaises ?
Sans entrer dans le détail, on peut en dessiner la philosophie. Il faudrait déjà, en termes de déficit, retirer de son calcul tout ce qui relève de l’investissement public. Ce n’est qu’à cette condition, si on limite la règle au déficit de fonctionnement, que l’idée de zéro déficit public peut avoir un sens. Dans ces conditions, le déficit de fonctionnement en temps de crise devient acceptable, s’il est compensé par un excédent dès la reprise. Il n’est par ailleurs pas absurde d’étaler dans le temps et de faire participer les générations futures, qui vont en bénéficier, au financement des investissements publics. Là-dessus, tout le monde peut être d’accord. Le problème, c’est que le diable se niche dans les détails, et le premier accroc arrive dès qu’on tente de définir ce qu’on appelle investissement public. Si l’on écoute les comptables nationaux, cela se résume exclusivement aux infrastructures. Cela peut faire consensus s’ils s’agit de la construction d’un hôpital, mais sans doute beaucoup moins si c’est d’un rond-point… et si c’est une piscine municipale ça se discute. Et puis, si l’on reste sur l’exemple de l’hôpital, l’infrastructure c’est une chose mais la santé suppose de grosses dépenses de fonctionnement, qui elles, en revanche, entreraient dans le déficit. Avec cette logique, on passe aussi à côté d’investissements important, comme dans l’éducation par exemple. Il faut évidemment ajouter à cela les questions écologiques, qu’on ne peut réduire à des investissements d’infrastructures. On voit bien comment les discussions peuvent s’enliser juste quand il s’agit de de savoir ce qui est un investissement ou pas. Alors les avancées tout de même, c’est qu’il y a aujourd’hui des gros plans d’investissements publics qui sont proposés par la BCE et par la Commission européenne, ce qui permettrait de les sortir des déficits nationaux.

On a beaucoup parlé cette semaine du plan de 500 milliards d’euros proposé par Angela Merkel et Emmanuel Macron. Financé par un emprunt communautaire, il permettrait de relancer l’économie européenne. C’est une solution crédible selon vous ?
Même si elle n’est pas parfaite, c’est une solution qui va dans le bon sens. Elle est toutefois loin de voir le jour puisqu’elle doit être adoptée à l’unanimité et que des pays comme l’Autriche ou les Pays-Bas ont déjà marqué leur refus. Il faut aujourd’hui que l’Europe s’endette pour éviter que se reproduise la crise de 2011, qui était aussi une crise de la solidarité européenne. Elle était très liée aux inégalités entre les pays face au financement de la dette sur les marchés financiers. On a beau avoir des dettes comparables, certains pays lèvent de l’argent plus facilement, et à des taux plus faibles que d’autres. Donc ce plan de solidarité vient corriger cela, il n’est pas dit d’ailleurs qu’il soit favorable aux Français ou aux Allemands, on peut même être assez sûr du contraire. Mais c’est le début d’un budget de taille un peu plus convenable pour l’UE, qui serait aux alentours de 4 points de PIB si on additionne tout, ce qui commence à ressembler à quelque chose. Pour l’instant, il est prévu que les États rembourseront à hauteur de leur contribution au budget européen, donc de leur puissance économique. Mais il n’est pas interdit de penser, puisqu’on va s’endetter à 20 ans, qu’à cette échéance on ait constitué autour de ce budget un ministre, un gouvernement, des ressources pour financer ce plan à travers un impôt européen. On est donc en train de constituer le début d’une intégration européenne plus forte, plus politique.

Avant la crise du coronavirus, on parlait déjà d’un Green New Deal porté par la nouvelle présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, on a même pu parler de relance de type keynésienne à propos du plan Macron-Merkel. L’épidémie a-t-elle un rôle d’accélérateur dans ce qui peut apparaître comme un changement de paradigme économique ?
On se rendait bien compte en effet, même avant le Covid, que la façon dont on prônait la croissance économique en Europe n’était pas la bonne. Selon les conjoncturistes comme moi, le principal danger qui nous guettait alors c’était la guerre commerciale qui se développait entre les États-Unis et la Chine, mais aussi entre les États-Unis et l’Europe. Or cette guerre était liée à une opposition entre, d’un côté, des pays en excédents structurels d’un point de vue commercial et, de l’autre, des pays qui connaissaient des déficits structurels. La balance courante de la zone euro était extrêmement excédentaire, de l’ordre de 4 points de PIB depuis 5 ans. Et, en face, les États-Unis et le Royaume-Uni étaient structurellement déficitaires, de l’ordre de 5 points de PIB au court des 10 dernières années. Or, quand il y a un excédent commercial quelque part il y a forcément un déficit commercial de même valeur ailleurs, c’est un jeu à somme nulle. C’est le rôle du taux de change d’équilibrer normalement tout cela. Comme ce n’était plus le cas, on allait inévitablement vers une guerre commerciale. Cela s’est traduit par le Brexit, le Royaume-Uni sortant de l’UE pour pouvoir dévaluer, renégocier tous les traités et sortir de cette situation de déficit chronique. Quant aux États-Unis, ils ont pris l’option protectionniste en mettant des barrières douanières. Donc on sentait bien que cette idée européenne de croissance tirée par le commerce extérieur ne pouvait au final que faire des dégâts, et personne ne peut sortir gagnant de ce type d’affrontement.

C’est donc tout le modèle de croissance européen qui est à repenser ?
Le modèle de croissance de l’Europe fondé sur la concurrence libre et non faussée et la compétitivité exacerbée était l’un des problèmes économiques majeurs avant la crise sanitaire. Toutes les réformes qui étaient imaginées en Europe ne visaient qu’à gagner des parts de marché, à accroitre la compétitivité, sans jamais se poser la question de savoir sur qui on gagnait ces parts de marché, si cela se faisait à l’intérieur ou à l’extérieur de la zone euro ; et si c’était à l’extérieur sans se demander si les pays qui perdaient leurs parts de marché allaient se laisser faire. Trump et le Brexit sont venus apporter une réponse qui montrait bien qu’il fallait en finir avec cette façon de faire. On ne peut pas vivre avec des excédents commerciaux structurels, on peut éventuellement avoir des excédents budgétaires, mais on ne peut pas tous avoir des excédents commerciaux. Ce mercantilisme ordo-libéral a donc connu un coup d’arrêt, d’autant plus qu’il était de plus en plus visible que cette stratégie se soldait par le creusement des inégalités et par une polarisation du marché du travail portée à l’extrême. Donc, même si certains pays connaissaient une croissance économique grâce à ce système, ils subissaient des conséquences sociales qui le rendait insoutenable à moyen ou long termes. Il fallait changer progressivement de modèle. Cette crise sanitaire accélère le mouvement d’arrêt de cette croissance inégalitaire et tirée par l’extérieur, et la transition vers une croissance soutenable tout en changeant les critères de celle-ci : non plus la dette publique mais l’environnement et les inégalités sociales. Une « autre voie » est en train d’émerger, qui n’est pour l’instant qu’au stade des mots, même si on la retrouve petit à petit dans les faits. Ce qu’il y a d’étonnant en ce moment, c’est qu’on entend plutôt ce discours dans la bouche de la Banque Centrale ou de la Commission européenne, et pas dans celle des États. Encore plus étonnant, des fonds de pensions ont commencé à intégrer et à dicter des critères environnementaux ou sociaux à leurs entreprises.

Pourquoi est-ce étonnant ?
On aurait pu s’attendre à l’inverse, que ce soient les États qui empruntent cette nouvelle voie, et qu’ils soient freinés par les instances européennes. Depuis 10 ans, on entend la Commission demander des réformes structurelles aux États pour accroître leur compétitivité, désormais ces réformes sont exigées pour plus de soutenabilité : on le voit dans la multiplication des critères environnementaux. On est en train de changer de paradigme. On l’entend d’ailleurs maintenant dans les discours d’Emmanuel Macron, c’est pour ça qu’on attend avec impatience les plans de relance qui prendront la suite des plans de soutien. C’est le moment pour installer des vrais marqueurs de changement. Le mot New Deal prendrait alors tout son sens : il faut qu’il s’incarne dans une personnalité, comme avec Roosevelt, et qu’il y ait un instrument, que ce ne soit pas simplement une mesure mais un véritable instrument pour détruire cette idée d’une croissance tirée par un commerce extérieur à tout crin quitte à provoquer inégalités sociales et réchauffement climatique. Le « nouveau monde », puisque l’expression a fait florès, qui va venir progressivement ne sera pas la fin de la mondialisation mais l’avènement d’une mondialisation différente, sans doute plus régionale que planétaire et dans laquelle les critères environnementaux et sociétaux seront plus marqués. Espérons-le en tout cas.


Raphaël Bourgois

Journaliste

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