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Thomas C. Holt : « Il faut remonter aux années 1850 pour trouver une population blanche si importante manifester pour les Noirs »

Journaliste

L’ensemble des manifestations organisées aux États-Unis après le meurtre par la police de George Floyd constituent un événement historique de premier ordre. Il faut, en effet, remonter au milieu du XIXe pour trouver une telle implication des Blancs dans la lutte pour la justice raciale. C’est l’analyse de l’historien Thomas C. Holt, professeur à Chicago, et l’un des meilleurs spécialistes de la diaspora africaine aux États-Unis et du mouvement des droits civiques, dont il fut, dans les années 1960, un militant.

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En juin 1963, alors étudiant en deuxième année à Howard University, Thomas Holt passe quelques jours chez ses parents à Danville, Virginie, avant de gagner New York où il a prévu de travailler durant l’été pour payer ses études. Un jour, sa mère l’appelle pour écouter la radio : on entend des cris, des coups, un reporter couvre en direct la violente répression policière d’une manifestation organisée devant le tribunal de la ville. Le lendemain, le jeune Tom se joint à un nouveau cortège, se fait arrêter et passe quelques jours en prison. De passage à Danville en route vers la capitale fédérale où il se rend pour préparer l’organisation de la grande March on Washington qui se tiendra en août de la même année, le Dr Martin Luther King accepte de mener une nouvelle manifestation locale, à l’issue de laquelle Tom Holt, de nouveau arrêté, passera deux semaines en prison. La rencontre avec King, à Danville puis à Washington, et plus largement les manifestations de cet été 1963 marqueront un tournant pour Holt, qui n’ira pas travailler à New York cet été-là mais pour le Student Nonviolent Coordinating Committee et qui, à la rentrée universitaire, choisira de bifurquer de l’ingénierie vers la littérature. Aujourd’hui Thomas C. Holt est professeur d’histoire américaine et africaine-américaine à l’Université de Chicago. Ancien président de l’American Historical Association, il est l’un des meilleurs connaisseurs de l’histoire de la diaspora africaine aux États-Unis et en Jamaïque. Il est notamment l’auteur récemment de Children of Fire: A History of African Americans et prépare un livre sur l’histoire du mouvement des droits civiques. Il partage, avec AOC, son regard sur les mobilisations historiques qui ont suivi le meurtre de George Floyd et se poursuivent actuellement aux États-Unis et dans de nombreux autres pays. SB

Avez-vous été surpris par l’ampleur des mobilisations à travers le pays après le meurtre de George Floyd ?
Oui, mais agréablement surpris. Il y a eu des manifestations multiraciales contre l’injustice sociale auparavant, mais aucune ne fut aussi large et étendue que celle à laquelle nous avons assisté la semaine dernière. Il y a déjà eu, par le passé, des mobilisations internationales contre les exactions raciales commises aux États-Unis, par exemple au moment de l’affaire des Scotsboro Boys, d’Emmett Till et d’autres. Mais les comptes rendus historiques auxquels j’ai eu accès suggèrent qu’elles ont généralement pris la forme de lettres et de déclarations publiques et parfois de manifestations de rue, mais rien d’aussi important en termes de participation des citoyens ordinaires et d’aussi étendu géographiquement que ce à quoi nous assistons ces dernières semaines.

Quel regard portez-vous sur ces mobilisations ? Comment s’inscrivent-elles dans la longue histoire de la défense des droits des Africains-Américains ?
C’est extraordinaire. Il se pourrait bien qu’il faille remonter aux mobilisations anti-esclavagistes des années 1850 pour retrouver une population blanche aussi importante et diverse manifester publiquement en faveur de la justice raciale pour les Noirs. Et il y a aussi une autre différence importante entre ce qui se passe aujourd’hui et la plupart des exemples historiques antérieurs, c’est qu’à l’étranger les populations qui manifestent pointent des injustices comparables dans leur propre pays plutôt que de considérer la brutalité policière et l’injustice raciale comme un simple problème américain. Si cela se confirme, on pourra se féliciter de la reconnaissance et du traitement de la question de la racialisation de l’activité policière aux États-Unis comme ailleurs.

Et que penser de la réponse de Donald Trump ?
Stupide. Mais ce n’est pas une surprise. Cela dit nous devrions être reconnaissants qu’un républicain plus sain d’esprit – mais tout aussi pernicieux – n’ait pas été au pouvoir, car en gérant mieux la situation il aurait tempéré l’indignation… Certes nous n’en sommes qu’au début et la droite peut encore réussir à diaboliser le mouvement comme elle était parvenue à le faire en 1968. Mais rien n’indique qu’une telle stratégie fonctionnera cette fois-ci, au contraire même, de nombreux indicateurs témoignent du fait qu’elle échouerait. Non seulement les sondages nationaux montrent toujours un soutien majoritaire aux manifestants, mais certaines grandes institutions de la société civile ont également tenu à exprimer leur soutien. Des soutiens qui n’émanent pas seulement d’institutions à tendance libérale comme les universités et les sociétés savantes, mais aussi de sociétés commerciales et d’entités conservatrices comme, par exemple, Nascar (l’organisateur des courses automobiles). Par ailleurs, certaines municipalités ont déjà pris des mesures visant à réformer leur politique de maintien de l’ordre.

Certains, comme David Theo Goldberg dans AOC, craignent le rôle que jouent désormais aux États-Unis des mouvements d’extrême-droite comme Boogaloo. Que pensez-vous d’un risque de guerre civile raciale ?
Il a suivi ? En ce moment les mouvements de protestation sont trop grands, trop larges pour que des éléments infiltrés d’extrême-droite puissent espérer avoir le moindre impact, à fortiori ce type de militants si caractéristique. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne peuvent pas troubler les manifestations et provoquer des incidents. Une menace plus importante viendrait de l’emploi d’agents gouvernementaux infiltrés dans les groupes militants, comme cela fut le cas avec les opérations Cointelpro du FBI dans les années 1960. Mais je doute qu’ils aient le temps de mettre en œuvre de tels projets comme ils l’ont fait pour les Black Panthers dans les années 1960 et 1970.

Pensez-vous que l’épidémie de Covid-19 a joué un rôle dans cette mobilisation, en révélant une nouvelle fois les incroyables inégalités qui traversent la société américaine ?
Très probablement. Mais si c’est le cas, elle a très probablement joué un rôle mineur. Il est simplement tout aussi et même plus probable que les gens aient été motivés par le fait que cet événement faisait suite à une série de meurtres commis par des policiers et des vigiles ces dernières semaines (et années). Par ailleurs ce qui me semble beaucoup plus déterminant c’est le fait que le meurtre de Floyd ait été donné à voir comme le gros plan d’un film dans lequel l’indifférence désinvolte de l’assassin souligne la brutalité de son action. Je ne me souviens pas d’impression visuelle aussi puissante dans d’autres lynchages du XXIe ou du XXe siècle. Il faut remonter aux années 1890 et aux photos de scènes de lynchage prises au début du XXe siècle pour voir quelque chose de comparable au meurtre de George Floyd. Même le corps mutilé d’Emmett Till en 1955, aussi horrible était-il, nous obligeait à imaginer le meurtre lui-même et les meurtriers le commettant. Là on y assiste en temps réel.

Black Lives Matter apparaît désormais comme le slogan et la référence principale mais c’est aussi une organisation très différente des précédentes associations historiques contre le racisme. Comment voyez-vous cette évolution ?
Le mouvement Black Lives Matter a été créé par une génération née après le mouvement des droits civils, par des gens dont beaucoup ont probablement grandi en pensant que ce type de violence raciale était une chose qui désormais appartenait au passé des États-Unis. (Même s’ils ont aussi grandi pendant des décennies de guerres américaines contre des peuples de couleur ailleurs et que certains ont peut-être été eux-mêmes témoins ou victimes de violences policières.) Néanmoins, comme pour les générations précédentes, leurs réactions et leurs revendications reflètent le monde qu’ils connaissent.
D’autre part, comme par le passé, il est possible de se tromper sur le moment et de formuler les demandes dans un langage contre-productif. Il est donc possible, bien sûr, que les demandes visant à « dé-financer » la police se retournent contre elles. Mais comme je l’ai déjà noté, la nature du meurtre de George Floyd, les images du meurtre et leur diffusion rapide, ainsi que la réaction disproportionnée des forces racistes qui ont suivi, tout cela a engendré un soutien beaucoup plus large du public à l’égard de Black Lives Matter, et du même coup potentiellement généré une marge d’erreur d’appréciation plus grande à cet égard que pour les mouvements précédents.

Que représente l’élection de Barack Obama dans cette histoire américaine, et pourquoi cela n’a-t-il pas mis fin au problème de la discrimination ?
Quiconque ayant sérieusement étudié la longue histoire du racisme aux États-Unis ou son système politique sclérosé ne pouvait croire que l’élection d’un président noir rendrait la nation « post-raciale ». Non seulement j’ai été impliqué dans le mouvement des droits civiques, mais entre 1966 et 1968 j’ai travaillé comme employé du gouvernement pour essayer de mettre en place des programmes de lutte contre la pauvreté rurale. Je suis donc parfaitement en mesure de comprendre les obstacles auxquels Obama – comme n’importe quel autre responsable bien intentionné – dut inévitablement faire face en essayant de mettre en œuvre même les plus minimes des réformes. Rappelez-vous simplement qu’il a fallu vingt ans de gouvernement démocrate (1933-1953) pour consolider des réformes du New Deal telles que, par exemple, la sécurité sociale. L’assurance maladie du président Johnson n’a pas eu autant de chance, elle fait toujours l’objet d’attaques. Une freedom song des années 1960 était titrée « Freedom is a constant struggle ». Il en va de même pour le changement social progressiste, c’est une lutte permanente.

Les choses sont-elles très différentes entre les différentes régions du pays et comment ?
Oui. L’Amérique est divisée en différentes régions (et même sous-régions) ayant des histoires, des démographies et des économies différentes, qui façonnent toutes différemment le contexte racial et social. Par exemple, dans les années 1960, le mouvement des droits civils a débuté dans les quartiers du Sud supérieur urbain plutôt que dans le Sud profond rural parce que leur dynamique économique et sociale en faisait de meilleures cibles pour les luttes contre la ségrégation dans les bus et les lunch counters. Et aujourd’hui, la Virginie (ancienne capitale de la confédération) est beaucoup plus susceptible d’adopter des politiques sociales racialement libérales que le Mississippi. Entre-temps, certains États de l’Ouest qui ont soutenu de telles politiques dans les années 1950 (par exemple le Dakota du Sud et l’Iowa) sont aujourd’hui de fervents partisans de Trump. Des facteurs comme les migrations, l’évolution des économies et le vieillissement des populations influencent ces transformations. Par exemple : la Californie, aujourd’hui très libérale n’a pas été un endroit accueillant pour les personnes de couleur pendant une grande partie du début du XXe siècle.

Quel est aujourd’hui le rôle des intellectuels et des artistes afro-américains ?
Les intellectuels et les travailleurs culturels africains-américains (un terme qui englobe diverses formes de production culturelle) ont toujours été importants pour le moral et la connaissance de soi des Noirs américains, mais depuis la Seconde Guerre mondiale, ils ont également gagné un public beaucoup plus large, tant au niveau international que national. À tous ces publics, ils ont offert une image très influente de la vie et des aspirations des Noirs. Ce qui est peut-être particulièrement important, c’est que cette image n’a pas été monolithique (par exemple, Toni Morrison est différente de Richard Wright, comme Miles Davis l’est de Tupac).

Comment la situation actuelle influencera-t-elle les prochaines élections ? La question raciale peut-elle devenir un enjeu majeur de l’élection ?
Les questions raciales seront évidemment l’un des enjeux, comme c’est le cas depuis cinquante ans ou plus. La manière dont ces questions se poseront reste à voir, mais tout indique que la violence policière figurera en tête de la liste des sujets de l’élection.

Comment pensez-vous que Trump va jouer cette élection ?
Comme il l’a toujours fait, en créant la division et en incitant au racisme.

Que devrait faire Joe Biden ?
Faire plus que ce qu’il a déjà fait. Se rallier aux revendications les plus populaires des manifestants (c’est-à-dire une réforme approfondie de la police, mais pas le slogan « dé-financez la police », qui peut être trop facilement déformé). Je pense que son récent discours à Philadelphie faisait mouche. Le seul argument des républicains est la confusion et la diversion, alors il ne faut pas les y aider. Les démocrates, en revanche, devraient se focaliser sur la défaite de Trump et leur victoire au Sénat. Ils pourront alors pousser Biden à adopter des politiques plus progressistes.

Que devrait être une politique raciale libérale ? Quel type de mesures faut-il prendre pour lutter contre la discrimination ?
Le programme de changement social est sur la table depuis le milieu des années 1960, si ce n’est avant. Il était alors présenté sous les appellations de « plan Marshall pour les villes » ou de « budget de la liberté », qui visaient essentiellement des investissements sociaux de différentes sortes dans les communautés afin de créer des opportunités économiques. La clé, à l’époque comme aujourd’hui, n’était pas simplement de mettre fin à la discrimination envers les individus, mais de créer des opportunités pour tous de vivre une vie digne et épanouie.

Pour terminer, deux mots sur la France qui aime à considérer son modèle comme très différent alors qu’il semble que les choses soient assez similaires à bien des égards. Vous connaissez bien la France, comment y considérez-vous la question raciale ?
C’est d’autant plus compliqué que même les alliés potentiels de gauche nient souvent les blessures raciales de politiques et d’attitudes prétendument neutres. Comme aux États-Unis, on est souvent aveugle aux effets persistants de l’histoire de l’esclavage et du colonialisme. Il ne s’agit pas seulement d’être aveugle à la longévité des héritages historiques du traitement racial différencié, mais aussi à la reproduction de ces différences dans le présent. Le racisme ne disparaît pas du seul fait qu’on ne prononce pas son nom.

 


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC

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