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Quand Trump déclare la guerre civile raciale en Amérique

Anthropologue

Venant s’ajouter à une litanie de morts et d’indignités récentes impliquant d’une manière ou d’une autre la police, l’assassinat de George Floyd est l’assassinat de chaque personne noire. Le caractère choquant, totalement inexplicable de sa mort a fait voler en éclats la raison. Elle a mis à nu la nature constitutive d’un racisme américain que Trump désormais fait tout pour exacerber, nous conduisant vers un moment explosif.

Le 1er juin 2020, Donald Trump a déclaré la guerre civile à l’Amérique.

Le meurtre de George Floyd aura été son moment François-Ferdinand. Il pataugeait, totalement incapable d’exercer un quelconque leadership constructif, qu’il s’agisse du Covid-19 ou, plus immédiatement, des conséquences de l’assassinat de George Floyd.

Floyd a été assassiné, à la vue et au su du monde entier, avec désinvolture, indifférence et détachement par un agent de la police de Minneapolis, Derek Chauvin, et trois complices. Chauvin aurait aussi bien pu être en train de se limer les ongles pendant qu’il asphyxiait Floyd, genou contre nuque.

Le lendemain de l’exécution publique de Floyd par la police, des manifestations massives ont éclaté dans les villes américaines contre les violences policières visant les Noirs. Ces manifestations, spontanées ou lancées par des organisations de lutte et de défense des droits civiques comme Black Lives Matter, ont presque immédiatement été perturbées par de violents incendies criminels, des dégâts matériels et des pillages. Il s’avère que ces flambées de destruction ont été largement provoquées par la même catégorie de miliciens, aujourd’hui camouflés en quidam, qui ont manifesté contre le confinement devant le Capitole de l’État du Michigan. Les forces Alt-Right et anarchisantes blanches ont débarqué dans les villes protestataires armées de maillets, de bombes de peinture, et de briquets pour détruire les voitures de police et les commerces, incendier les bâtiments et les commissariats de police et, de manière générale, multiplier les faits de violence dans le but de semer le chaos.

Génération Identitaire en France, il y a trois ans, a explicitement déclaré la guerre à la fois aux adversaires politiques générationnels à l’intérieur du pays et à tous ceux qu’elle considère comme des étrangers. En comparaison, le mouvement Boogaloo aux États-Unis est un réseau de milices peu structuré ayant pour principaux ennemis l’État et la police. Les expressions argotiques comme « Boogaloo » et des variantes tout aussi alt-droite comme « Big Luau » sont utilisées pour parler d’une guerre à venir, la « Big Dance » avec bazookas, pour protéger la liberté absolutisée des limites imposées par l’État et la police.

Les premiers groupes Boogaloo ont d’abord prospéré sur le forum en ligne 4chan.org, puis ils se sont récemment tournés vers la plateforme plus publique mais tout aussi accueillante Facebook. Ces groupes se composent d’adeptes de courants radicaux allant des accélérationnistes néonazis comme l’American Identity Movement (anciennement Identity Evropa) aux plus « racialement neutres » et libertariens Boogaloo Bois (argot pour « boys », « gars »). Ils sont identifiables non seulement à leur tendance explicite à utiliser des armes à feu, mais aussi à leur uniforme de manifestation : des chemises hawaïennes et des Doc Martens à bouts coqués en acier.

Les Boogaloos ont soutenu les membres armés de la Michigan Liberty Militia qui ont récemment envahi le Capitole du Michigan pour manifester contre le confinement qu’ils considèrent comme de la « tyrannie d’État ». Et les Boogaloo Bois se sont également rendus à Minneapolis pour participer aux manifestations consécutives au meurtre de George Floyd. On rapporte qu’ils y ont causé l’incendie d’un commissariat de police et d’autres bâtiments, et incité les contestataires de toutes races et les opportunistes à piller les commerces. Les Boogaloos, encouragés par des politiciens opportunistes, sont les porte-flambeaux d’un remake Alt-Right de l’Amérique par l’insurrection armée. Le Boogaloo est le nom de code d’une guerre civile à caractère racial.

Descendre dans la rue pour protester contre l’injustice raciale en cette période d’incertitude pandémique témoigne de la profondeur de l’angoisse et du désarroi qu’un monde habité par le sentiment de lendemains volés suscite. Absence de travail, environnements invivables, l’amoncellement étouffant de la dette individuelle et sociale, menace virale et traçage intrusif de tous les aspects de la vie laissent en effet présager un avenir sans perspectives, sans avenir.

Les forces de l’ordre répondent de plus en plus durement aux manifestations. Véhicules armés dans les rues (preuve de la militarisation et de l’armement de la police), gaz lacrymogène de plus en plus épais qui se mélange aux panaches de feu qui polluent à nouveau le ciel dégagé par la pandémie, balles en caoutchouc tirées tout sauf à l’aveuglette. Destinée à rétablir l’ordre, à restaurer l’état d’incertitude général, la riposte officielle a eu tendance à aggraver la situation en exacerbant l’angoisse plutôt qu’en la dissipant.

La déclaration de guerre prononcée le 1er juin, si typique de Trump, a cherché à mettre en scène le contrôle de quelqu’un qui venait de s’en voir totalement dépossédé. Il appelait l’armée à « put down » (« abattre ») les personnes qu’il est censé gouverner. Les policiers de base semblent échapper à leurs supérieurs. Un camion de police a été photographié à Boston en train d’être rempli de briques destinées à être placées dans les quartiers contestataires de la ville. L’objectif : encourager les manifestants à lancer des briques pour que la police ait toutes les raisons d’ouvrir le feu.

Le jour où Trump a joué au commandant en chef, ordre a été donné à la police militaire de se rendre aux portes de la Maison Blanche pour y dégager un passage, parmi les manifestants, dans le parc Lafayette de l’autre côté de la rue, chose que la police urbaine locale n’était jusqu’alors pas parvenue à faire. Ce faisant, Mark Esper, secrétaire à la Défense, a exhorté les gouverneurs des États fédérés à faire en sorte que les forces de l’ordre rétablissent l’ordre et « dominent le champ de bataille ». Pour faire étalage de son autorité, Trump a décidé de se rendre à pied à un pâté de maisons de sa résidence, en longeant le parc puis l’hôtel Hay-Adams, jusqu’à la St. John’s Episcopal Church, église classée où les présidents ont pour tradition de venir parfois prier. Le sous-sol de l’église avait brûlé la veille dans un incendie criminel. Les personnes qui manifestaient pacifiquement devant la Maison Blanche depuis le début de la journée ont été dispersées par des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc qui les prenaient directement, eux et les journalistes couvrant l’événement, pour cibles.

Trump, qui ne marche pour ainsi dire jamais si ce n’est sur les parcours de golf, a donc traversé la rue, accompagné de sa fille, Ivanka, de ses plus proches collaborateurs et de la police militaire. Mais il n’est pas entré dans l’église pour rendre hommage ou prier. Il s’est arrêté en bas des marches, a brandi une Bible qu’on lui a fait passer et qui sortait du sac à main à 1500 dollars d’Ivanka, et a fait la moue sous les flashs des appareils photo. Mission accomplie, séance photo exécutée avec une précision militaire. Un homme dénué de discernement, incapable d’empathie et dépourvu de la moindre vision prenait en charge une situation qu’il avait tant cherché à créer.

Trump a hérité de trois décennies de conditions structurelles qui ont conduit le pays à son état actuel de déstabilisation. Mais il a tout fait, même en ne faisant rien, pour exacerber ces conditions, nous conduire vers ce moment explosif. La pandémie du Covid-19 a mis à nu les profondes inégalités qui divisent la société américaine. Les Africains-Américains et les Latinos affichent des taux d’infection et de mortalité bien supérieurs à leur poids démographique dans le pays. Le pourcentage de Noirs morts du coronavirus est deux fois supérieur au pourcentage de la population qu’ils représentent, et, dans certaines grandes villes, il est jusqu’à trois fois supérieur. Les travailleurs essentiels exposés au virus sont disproportionnellement des personnes de couleur : ambulanciers et employés des services d’urgence hospitaliers, employés des supermarchés,…

Cinquante pour cent des Américains ont 400 dollars ou moins d’économies, et ne peuvent pas se permettre de passer une semaine sans travailler. Là aussi, les Noirs et les Latino-américains sont représentés de manière disproportionnée. L’arrêt brutal de l’économie a laissé les plus vulnérables sans travail. Quarante millions de personnes, soit près d’un quart de la population active, ont perdu leur emploi en l’espace d’un mois. Ils ne peuvent compter que sur l’entraide.

Cette situation est venue s’ajouter à toute une vie de soins médicaux inadéquats, à une alimentation à base de fast food bon marché dans des quartiers qui sont en réalité des déserts alimentaires où l’accès à des denrées de bonne qualité nutritionnelle est difficile. Trop souvent, ces environnements où règne le désespoir ont fait des ravages sur la santé collective. Le racisme quotidien ajoute au stress qui affecte déjà la vie. Ces conditions sont à l’origine  du grand nombre de personnes de couleur souffrant d’hypertension, d’obésité et de diabète. Il s’avère que la létalité du Covid est liée à la présence d’hypertension artérielle. Le racisme tue, de plus d’une façon.

Le confinement n’a pas aidé. Les Noirs et les Latinos ont été très majoritairement confinés dans de petits espaces de vie, avec parfois plusieurs générations vivant ensemble dans des conditions économiques, psychologiques et sanitaires très difficiles. Mais ces quartiers inter-urbains tendent également à être des lieux mis à mal par des problèmes environnementaux. L’absence d’espaces verts fait qu’ils affichent des températures de plus de 10 degrés supérieures aux quartiers plus aisées de la ville, et les infrastructures y sont de moins bonnes qualités. Cela contribue aux problèmes de santé, et par extension au stress et à la détresse.

Ainsi, lorsque George Floyd a été asphyxié, ce fut comme la convergence de quatre pandémies interconnectées : sanitaire, économique, climatique et raciale. Le racisme est le ciment qui n’a cessé de sous-tendre la vie politique américaine depuis sa fondation. Tocqueville avait déjà mis en garde sur ce point il y a 200 ans. Si la postracialité s’est peu à peu emparée de l’imaginaire discursif à partir des années 1980, et fut hâtivement déclarée triomphante avec l’élection de Barack Obama en 2012, il s’agissait en fait moins d’une victoire que d’une fabrication.

Il s’avère que la postracialité est moins le dépassement du racisme que son prochain avènement, son mode d’articulation le plus récent. Un espoir réduit à néant est plus douloureux encore pour les désenchantés. Les guerres culturelles des années 1980, transformées par les contestations multiculturelles des années 1990 et 2000, servent de toile de fond – de préhistoire – à ce moment actuel de guerre civile. Nous nous déchirons peu à peu et de plus en plus depuis des décennies. Il a fallu un promoteur immobilier pompeux et raciste, un adepte de l’autopromotion par voie de télé-réalité qui s’est servi de la plateforme présidentielle uniquement, et aux dépens de tous, à des fins arrivistes, pour nous amener au bord de l’implosion.

L’assassinat de George Floyd, qui vient s’ajouter à une litanie de morts et d’indignités récentes impliquant d’une manière ou d’une autre la police – Breonna Taylor qui dormait, Ahmaud Arbery qui faisait son jogging, Christian Cooper qui observait les oiseaux – c’est l’assassinat de chaque personne noire. Le caractère choquant, totalement inexplicable de sa mort a fait voler en éclats la raison. Elle a mis à nu la nature constitutive du racisme américain, l’indignité mortifère à laquelle le peuple noir d’Amérique est quotidiennement confronté, et l’attitude tenace des Blancs du « tout est permis ».

Deux mois de confinement face à la spirale de la mort sont venus couronner le péril existentiel de la crise climatique (la côte Est a connu un blizzard fin mai). Le tout s’est accompagné d’une chute libre de l’économie qui a vu les super-riches devenir plus riches et tous les autres plonger plus profond dans l’endettement. Un tiers de la main-d’œuvre d’Amazon gagne si peu que les travailleurs doivent être subventionnés à l’aide de bons alimentaires fédéraux. En 2018, Amazon n’a payé aucun impôt fédéral, et la richesse de Bezos a augmenté de façon vertigineuse grâce aux achats en ligne dans le contexte du virus.

La jeunesse américaine en a assez. La mort de George Floyd est le symbole de tout ce qui ne va pas en Amérique. Son assassinat incarne l’injustice des vies dans le pays, notre souffle court, notre auto-asphyxie collective. De l’avenir sans avenir que nous laissons à la jeunesse américaine, celle-ci a déclaré qu’elle n’en voulait pas.

Le 1er juin, Donald Trump a déclaré la guerre à l’Amérique. La guerre civile ici oppose des conceptions divergentes quant à la manière de vivre, quant aux manières d’être dans le monde. Trump et ses partisans représentent l’égoïsme, l’égocentrisme, l’avancement personnel au détriment des autres, peu importe le coût imposé aux autres, attitudes immuables qui caractérisent de plus en plus la logique de la vie américaine depuis les années 1980. Mais sur le plan racial ils représentent plus encore que cela.

Jusque dans les années 1960, l’Amérique se considérait fondamentalement comme une société entièrement pour les Blancs, dominées par les Blancs, et les fonctions au sein de l’appareil d’État leur étaient exclusivement réservées. À mesure que le pays, comme d’autres États de l’hémisphère nord, est devenu de plus en plus hétérogène, démographiquement et culturellement, les attaques contre les conditions de protection sociale et de prise en charge se sont faites plus fortes, plus véhémentes, et ce dans une ambiance générale de moins en moins accueillante et hospitalière. La dictature de la blancheur et ses violents partisans ont été portés devant le tribunal de l’histoire.

Les jeunes dans les rues d’Amérique et leurs sympathisants refusent aujourd’hui cette vision insensée d’une mort prématurée pour raisons raciales. Les foules qui descendent dans la rue sont diverses, mixtes, interactives. Si ces gens agissent ainsi c’est parce qu’ils envisagent un autre avenir possible, un monde marqué par le refus de toutes les formes de racismes, un monde où les richesses exorbitantes et les inégalités seraient limitées, où l’éducation et les soins de santé seraient universellement accessibles, la violence contestée, la crise climatique et ses implications raciales inversées.

Ils demandent à chacun de nous, comme l’ont demandé, après l’assassinat de Michael Brown par la police à Ferguson en 2014, les activistes antiracistes de St Louis aux spectateurs privilégiés du concert symphonique du samedi soir : « De quel côté êtes-vous ? De quel côté êtes-vous ? » Une demi-décennie plus tard, la question mise à jour est peut-être la suivante :  « De quel monde voulez-vous ? De quel monde voulez-vous ? »

Il incombe à chacun d’entre nous, à nous tous, de trouver une meilleure réponse que celle donnée à l’époque.

traduit de l’anglais par Hélène Borraz


David Theo Goldberg

Anthropologue, Directeur de l'Institut de recherche en sciences humaines de l'Université de Californie, professeur d'anthropologie, de littérature comparée, et de criminologie, droit et société à l'Université de Californie (Irvine)

Mots-clés

Black Lives Matter