Anthropologie

Anna Tsing : « Pour faire fonctionner l’universel, il faut en permanence reconstruire la société »

Journaliste

Avant Le Champignon de la fin du monde, livre qui circule intensément et inspire beaucoup depuis sa traduction, l’anthropologue Anna Lowenhaupt Tsing avait notamment publié Friction. Sous-titré Délires et faux-semblants de la globalité, cet ouvrage antérieur paraît fort opportunément en français en cette rentrée tant il permet de saisir nombre de processus à l’œuvre dans la diffusion du SARS-CoV-2 et la pandémie de Covid-19. Elle revient pour AOC sur cette situation nouvelle et ce travail ancien.

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Anthropologue, professeure à l’Université de Californie à Santa Cruz, Anna Lowenhaupt Tsing avait publié en France en 2017 un livre remarqué : Le champignon de la fin du monde (La Découverte). L’originalité du sujet – un champignon qui ne pousse que dans “les ruines du capitalisme”, récolté par des marginaux pour être ensuite expédié au Japon où il est vendu à prix d’or – jouait certainement autant dans ce succès que l’ambition du projet : repenser la relation entre l’humain et le non-humain pour étudier les évolutions et les impasses du capitalisme. L’approche est originale, déroutante, et méritait certainement pour qu’on la comprenne mieux que soit publié l’ouvrage de Tsing qui l’avait précédé : Friction. Délires et faux-semblants de la globalité. Tiré de son premier terrain d’anthropologue, à Bornéo auprès des Dayaks des montagnes Meratus, Friction permet de comprendre cette démarche singulière qui propose de mettre en suspens nos routines perceptives et nos jugements normatifs, d’apprendre à sentir et ressentir, à développer une culture de l’attention, mais aussi de multiplier les manières de raconter et de renouveler les méthodes ethnographiques. RB

En cette rentrée paraît la traduction en français de Friction (La Découverte), un ouvrage que vous avez publié en 2005 aux États-Unis et qui apparaît toujours très actuel, notamment pour donner des clés de compréhension de ce qui se joue avec la pandémie de Covid-19. Certains y ont vu un effet des excès du capitalisme libéral, la déforestation qui met en contact hommes et espèces sauvages, la mondialisation qui a augmenté la circulation des biens et des personnes. Quel regard portez-vous sur cette période que nous traversons ?
Aussi étonnant que cela puisse paraître, Friction peut, de fait, servir de point de départ pour comprendre la pandémie de Covid-19. Ce livre traite, en effet, de la manière dont les choses arrivent, dont l’histoire se développe dans des espaces de rencontre qui, de prime abord, peuvent sembler insignifiants, tel qu’un marché de Wuhan. Ce qui m’intéressait dans le concept de “friction”, c’est qu’il permet de penser une étape préalable aux grands schémas heuristiques comme le progrès. Cet essai se présente donc comme une tentative de comprendre les grandes avancées du monde par le biais de contingences et des conjonctures, et il me semble nécessaire de penser la pandémie de cette façon, en lien avec le type de frictions qui lui ont permis d’exister. J’ai lu récemment l’essai de l’historien Andrew B. Liu – qui doit être publié le 22 octobre sur notre site Feral Atlas – retraçant le trajet du virus depuis la Chine vers l’Europe en se focalisant sur l’industrie automobile. Les usines de Wuhan et celles d’Allemagne sont liées par des échanges permanents du fait de ce qu’on appelle le just in time supply chain (la chaîne d’approvisionnement « juste à temps »). Celle-ci permet aux composants d’arriver sur site précisément au moment où ils sont nécessaires, et donc de réduire les niveaux de stocks, et par là-même les investissements et frais qui y sont rattachés. Le capitalisme automobile suppose aujourd’hui des voyages permanents, des allers-retours constants à travers le monde, et c’est un bon exemple du type de questions que je pose dans Friction. La rencontre entre un aspect de la politique économique d’un côté, et l’épidémiologie des virus de l’autre qui finit par les lier l’un à l’autre par la friction produite, qui est la pandémie.

L’anthropologue Nastassja Martin qui préface la traduction française de votre livre y développe l’idée selon laquelle les anthropologues doivent repenser leur façon de travailler face à « un monde qui nous déborde ». C’était l’un des objectifs de Friction : proposer une autre façon de pratiquer l’anthropologie ?
Ce désir de repenser le rôle de l’anthropologie remonte encore plus loin, à mon premier livre : In the realm of the Diamond Queen : Marginality in an Out–of–the–Way Place (Princeton University Press, 1993, non traduit). Je l’ai écrit à une époque où les anthropologues pensaient encore qu’ils pouvaient se rendre dans un village, situé dans un pays lointain, et l’aborder comme s’il s’agissait d’une planète à part, complètement autonome, avec sa propre logique structurelle et une forme d’intégrité culturelle. C’est contre cette idée que j’ai écrit In the realm of the Diamond Queen, après avoir fait un terrain dans l’un de ces sites “classiques” de l’anthropologie, éloigné de tout centre régional. J’ai trouvé que les comportements locaux étaient en réalités loin d’être parfaitement autonomes, mais fortement liés à des enjeux régionaux, nationaux et même globaux. Les anthropologues croyaient encore que leur travail consistait à décrire l’intégrité culturelle de tel ou tel lieu. Mais j’ai été surprise de constater que cette intégrité culturelle était en réalité totalement enchevêtrée avec ce qui se déroule ailleurs dans le monde.

Et quand vous écrivez Friction, les mentalités avaient déjà changé ?
Quelques années plus tard, les mentalités avaient en effet évolué, et cette idée selon laquelle les espaces en apparence les plus isolés étaient poreux aux phénomènes globaux s’était beaucoup diffusée parmi les anthropologues. En revanche, la réciproque n’était pas vraie. Personne ne travaillait sur le fait qu’en retour, les phénomènes globaux étaient eux-mêmes influencés par ce qui pouvait se passer dans ces lieux isolés. Il m’a donc semblé important de compléter cette vision, de la nourrir par un travail sur des lieux donnés où l’on pouvait voir ces phénomènes massifs pris, emmêlés, dans des réalités locales. Il s’agit parfois de lieux de pouvoir, parfois de lieux très marginaux. L’un des buts de Friction, en tant qu’intervention dans le champ anthropologique, était de tenter de montrer que s’il était désormais évident que les plus petits espaces étaient liés à des phénomènes plus massifs, que ces phénomène massifs – qu’on pourrait dire universels – étaient en retour soumis à des contingences imprévues, presque rustiques, et qu’ils les portaient en eux.

Prenons un exemple pour mieux comprendre, celui de l’Indonésie et des Dayaks que vous avez étudiés à Bornéo. En quoi cet espace est-il une zone de friction ?
Dans cet essai, je m’intéresse à des sujets aussi larges que le capitalisme, la nature, la liberté… Mais pour comprendre ce qui se joue à ce niveau de généralité, il faut s’intéresser au local. Je raconte une histoire à la fin du livre, dans la partie consacrée à la « Liberté » où j’aborde les mobilisations politiques. Quand j’ai écrit ce livre, il y avait beaucoup de mobilisations qui liaient des groupes indigènes et des défenseurs de l’environnement, en particulier en rapport à la forêt tropicale qui était détruite à un rythme soutenu à Kalimantan (la partie indonésienne de Bornéo) où je menais mes recherches. On pouvait voir les immenses destructions subies par la forêt tropicale, jusqu’à devenir aujourd’hui un espace ininterrompu de plantations pour l’huile de palme. C’est une mer continue, sans aucun refuge pour les animaux ou les autres plantes. À l’époque où j’écrivais le livre donc, il y avait une mobilisation mondiale contre ces déforestations, qui rassemblait des groupes indigènes, des ONG, des personnalités politiques. Ce que j’ai découvert en travaillant à Kalimantan, précisément là où ce phénomène était en train de se dérouler, c’est qu’il fallait s’intéresser très précisément aux lieux de frictions, à ce mélange local des intérêts à travers lequel cette mobilisation pouvait voir le jour, au risque sinon d’en perdre complètement le sens. J’ai eu l’opportunité de rencontrer différents acteurs de cette mobilisation, dans les villages, dans des ONG régionales ou nationales, et chacun avait une vision complètement différente de ce qui était en train de se passer. Cette campagne pour sauver la forêt était comprise et vécue de façons hétérogènes, mais aussi totalement enchevêtrées pour, en définitive, créer une cause commune, à travers ces malentendus. Il me semble que c’est souvent de cette façon que se déroulent les combats pour la liberté, la rencontre inattendue d’incompréhensions qui permettent malgré tout un but commun. En l’occurrence, cela s’est soldé par l’une des rares victoires qui a permis de sauver une petite partie de la forêt.

Il y a donc la possibilité, à partir du cas des Dayaks de Bornéo, de tirer des leçons générales sur les mobilisations sociales, telles qu’on en voit aujourd’hui beaucoup de Hong Kong aux USA en passant par la Thaïlande ou récemment en France ?
Les anthropologues font très attention aujourd’hui à ne pas imposer une vision, un cadre ontologique, et à bien faire la différence entre les façons variées de faire partie du monde, ou de s’imaginer comme faisant partie du monde. Ce qui m’intéresse dans les mobilisations politiques, c’est que malgré les différences énormes dans les projets pour « faire le monde », les gens finissent par travailler ensemble, trouver des buts communs sans que cela change leurs présupposés intellectuels. Il faut donc avoir bien conscience que le but d’une mobilisation sociale n’est pas de faire en sorte que chacun ait exactement la même vision du monde, mais d’accepter les différences de vues pour trouver des moyens de collaborer dans un but commun. Une autre façon d’aborder cela, c’est à travers le concept de « communs » qui a été très critiqué pendant toute une période par des chercheurs qui y voyaient d’abord une façon de gouverner les esprits, de n’avoir qu’une seule perspective sur ce qui était collectif ou partagé. Aujourd’hui le « commun » revient très fort comme concept parce qu’on a compris qu’il ne s’agissait pas d’une façon d’homogénéiser du haut vers le bas, mais de faire cohabiter un ensemble d’aspirations, de manières d’être très différentes.

Vous parlez de l’évolution des anthropologues, quel a été votre apport à cette transformation de votre discipline ?
Il me semble que mon travail a permis d’éclairer, un petit peu, la façon dont les non-humains font partie du monde social, à révéler les interdépendances qui se mettent en place précisément par ce phénomène de friction. Il y a un chapitre dans le livre sur « l’histoire des mauvaises herbes », dans les montagnes Meratus où s’est développée une forme d’agroforesterie. Les paysans pratiquent évidemment la plantation, de riz par exemple, mais certaines zones cultivées un temps retournent à l’état de forêt à un autre, suivant ainsi un mécanisme de rotation assez long. Il y a donc une intégration de ce qu’on pourrait, de notre point de vue, appeler les mauvaises herbes. Une illustration de cela, qui m’a particulièrement frappée, c’est au moment de la saison des fruits – qui poussent de façon luxuriante – quand chacun s’assied sous son porche et en mange à satiété. Les pépins, les noyaux sont jetés autour des maisons faites de bambous, et vont former une forêt « anthropique » qui va finir par absorber ces habitations. Au final, cela donne naissance à des vergers qui n’ont pas été plantés à proprement parler, mais qui émergent dans cet espace commun avec celles et ceux qui ont mangé les fruits. Les gens et les arbres fruitiers ne se mettent pas d’accord sur un but commun, mais ils travaillent dans le même espace, un espace où la différence continue de représenter une caractéristique importante de ce que signifie « vivre ensemble ».

Comment se construit cette ethnographie des connexions globales. Cela semble presque un oxymore, cette volonté de concilier le plus général avec le plus particulier. Quel chemin avez-vous suivi pour en arriver là ?
Après avoir écrit Diamond Queen, je voulais poursuivre un projet sur les paysages, sur ces forêts anthropiques dont je viens de parler, sur ce rapport entre les hommes, les espaces, les plantes et les animaux qui ne répondent ni à nos stéréotypes sur la domestication, ni à ceux sur l’état sauvage. Toutefois, à mon arrivée à Bornéo, tout le monde était pris dans cette crise provoquée par l’arrivée de grosses sociétés forestières jusque-là restée loin de Kalimantan. Au début, je pensais encore naïvement pouvoir y échapper, en me concentrant sur cette idée très bucolique de la cohabitation entre les gens et les plantes. Mais c’était impossible, tant les questions de l’abattage des arbres, de la construction des routes pour les acheminer à l’origine d’une forte érosion, étaient présentes. Donc le travail que j’avais commencé sur les paysages a été pris dans ce qui était en train de se passer, et ce à tous les niveaux. L’une des dimensions du problème concernait, par exemple, la croissance de l’économie japonaise qui avait accru la demande en bois précieux. Mais ce bois était, dans le même temps, en concurrence avec des bois moins précieux, du pin en provenance de la côte Ouest des États-Unis. Il y avait donc cet entremêlement global qui finissait par toucher les montagnes Meratus, et inversement les luttes qui émergeaient alors en Indonésie avec la création d’ONG spécialisées dans la défense des Dayaks rendaient plus chère les exportations de bois depuis Bornéo qui se retrouvaient dès lors lestées d’un coût politique. C’est un exemple de la façon dont un phénomène comme l’exportation de bois précieux, face à une demande grandissante du fait de la croissance de l’économie mondiale, peut être affecté par ce qui se passe au niveau le plus micro.

Ces zones de frictions globales, cette façon de mêler le plus général et le plus local, c’est aussi une façon de repenser le « eux » et le « nous ». Que reste-t-il dans votre travail de cette distinction qui travaille les ethnologues depuis l’origine ?
C’est, en effet, une question particulièrement importante pour moi, et pour y répondre je dois revenir à l’origine de mon choix de terrain, en Indonésie. Au départ, je voulais consacrer mon travail de thèse à la Chine pour connaître ma famille restée là-bas et que je n’avais jamais rencontrée du fait des tensions avec les États-Unis. Mais il était encore impossible à la fin des années 70, début des années 80, d’effectuer un travail de terrain en Chine… et donc pour moi, travailler sur l’Indonésie revenait à partir pour rendre visite à ma famille, et à m’arrêter au mauvais arrêt de bus. C’est de là que vient dans mon travail l’importance des individus, ma façon d’entrer dans une communauté par celles et ceux qui la compose, sans position de surplomb. Je me suis rendue compte que mes pairs avaient une approche très différente de l’Indonésie, perçue comme un espace exotique, et de ce fait abordé par des angles d’attaque comme la musique. Alors que pour moi, il s’agissait plutôt de rencontrer des gens avec qui j’avais une sorte de connexion. Et j’y tiens, même si mon approche était en quelque sorte plus biographique qu’idéologique, ce qui m’a sans doute sauvée de certaines difficultés propres au champ anthropologique c’était d’arriver avec cette idée d’une connexion préexistante, presque familiale, avec les gens sur place. Des gens qui, de leur côté, répondaient très bien à cette approche, puisque dans les montagnes Meratus il est courant de chercher les liens familiaux qui pourraient vous unir à un étranger. Si ces liens ne se retrouvent pas en remontant les générations, les Dayaks finissent toujours par dire qu’après tout, nous sommes tous des frères et sœurs descendants d’Adam et Ève. Cela a rendu mon intégration très facile, et plutôt que d’arriver avec comme objet d’étude ce qui nous distingue « eux » et « nous », j’ai tout de suite cherché un ensemble de liens, de nœuds, d’interconnexion à travers lesquels les différences peuvent à la fois se réaliser, et être ébranlées.

Pour y parvenir, vous avez développé une approche, une méthode que vous dites « en patchwork », qui passe par l’entretien libre, cherchant à multiplier les points de vue sans les homogénéiser…
Quand on arrive dans un endroit, parmi des gens dont on ne maîtrise pas très bien la langue, on est obligé de partir de ce que celles et ceux qu’on rencontre veulent bien raconter. À partir des petits éléments ainsi partagés, on imagine toute une histoire, qui se révèle souvent fausse et nous oblige à en trouver une meilleure. C’est une démarche qui touche tous les ethnologues. Mais lorsqu’on est une femme, il devient très vite évident que certaines personnes veulent vous parler plus que d’autres. Je pouvais arriver dans un village, aller voir le chef qui me renvoyait alors vers sa femme. Les femmes que j’ai ainsi pu interroger, celles qui acceptaient de me parler, avaient souvent des fortes personnalités et s’identifiaient à moi, une femme qui voyage. Dès lors, en termes de méthode, je suis naturellement allé vers ce genre de personnes qui cherchaient à me parler, et donc qui voyaient en moi quelque chose de commun. Il m’était devenu strictement impossible d’arriver avec l’idée selon laquelle j’étais une représentante de l’Ouest – ce que certain ethnologues font, j’en ai bien conscience – ou que la personne en face de moi était représentative de ce lieu « exotique » où je me rendais. Il y a bien une proposition méthodologique dans Friction, qui consiste à laisser l’ethnologue profiter des contingences des rencontres, afin de créer une intimité qui ouvre sur un petit bout d’un certain monde. Cette démarche impose de ne jamais considérer le monde étudié comme un espace homogène, ou statique. La démarche telle que je la propose amène à réaliser qu’on prend place dans une discussion, une chorale qui fait dialoguer beaucoup de gens en désaccord, et qu’on est comme accroché à une petite partie de l’histoire qui s’ouvre ainsi à nous. Cette méthode de la « friction », que j’ai essayé de développer pour comprendre ce qui se passait de manière générale dans le monde, se retrouve ainsi avoir une application au plus petit niveau du travail de terrain.

Mais n’est-ce pas, de ce fait, risquer de rester à un niveau anecdotique ?
Je plaide pour une façon de comprendre le monde qui considère que ces petites interactions ont une importance capitale. Pour ceux qui croient en l’existence d’une approche structurale des relations imposées par le monde, même les plus petites interactions peuvent ouvrir sur une histoire bien plus importante dès lors qu’on y fait attention, sans se laisser berner par l’idée qu’on pourrait connaître la réponse au préalable. Je donne un exemple de cela dans un court interlude qu’on peut lire dans Friction, et qui est un avant-gout du travail que j’ai fait par la suite sur le matsutake dans Le champion de la fin du monde. Je me suis retrouvée un jour à côté d’un négociant en charbon de Singapour, qui m’expliquait comment il s’y prenait, sans parler la langue, pour conduire ses négociations et finalement charger le charbon sur des cargos à destination de l’Inde. Cet homme m’expliquait comment il avait fini par importer des cargaisons de pastèques pour faciliter la transaction qui traînait, et qui l’obligeait, en attendant, à payer des sommes importantes pour son bateau resté au port. C’est avec ce type de récits qu’on voit que les nœuds d’une chaîne d’approvisionnement ont besoin de ces moments de « traduction culturelle ». C’est ce qui a ouvert ma recherche suivante qui s’intéressait à la façon dont ces traductions culturelles se réalisent dans les nœuds d’une filière de produits. C’est selon moi la façon même de fonctionner du capitalisme, qui se retrouve aussi par exemple dans la prospection de l’or à petite échelle. Les prospecteurs utilisent des machines qui envoient des jets d’eau à haute pression, et explosent littéralement des paysages entiers qui se retrouvent éventrés pour trouver des petites pépites d’or. Il faut articuler cette pratique autour d’espaces communs, qui peuvent être des espaces d’espoirs, mais aussi des espaces de terreur dans lesquels certaines personnes sont poussées à abandonner volontairement leurs terres pour tenter d’extraire un peu d’or. Et l’on voit arriver dans ces zones les géologues envoyés par les grandes compagnies aurifères, dont on pourrait penser qu’il sont porteurs d’une technique, d’un savoir en matière de prospection, alors que tout ce qu’ils font c’est d’aller à la rencontre de ces petits prospecteurs pour leur demander où trouver l’or. C’est par l’articulation de cette rencontre, entre le géologue d’une compagnie internationale et le prospecteur local, qu’on arrive à expliquer toute une filière, par le biais de toutes ces moments de ce que j’appelle les « traductions culturelles ».

Vous présentez votre approche comme une approche postcoloniale, pourquoi vous semble-t-elle pertinente ?
Pour répondre à votre question il faut commencer par dissiper un malentendu fréquent. Le terme postcolonial ne désigne pas des territoires ou des périodes précis « après » la colonisation, mais plutôt une démarche qui montre la façon dont le monde contemporain reste lié, dans l’ombre pourrait-on même dire, de tout ce qui a pu se passer à l’époque coloniale. Il faut bien avoir conscience que cette période est encore actuelle dans le sens où elle a littéralement structuré notre présent. On ne peut pas expliquer comment il a été possible de transformer toute une forêt tropicale en plantations de palmiers à huile dans le Kalimantan sans s’intéresser à la façon dont les européens qui ont envahi le Nouveau Monde ont inventé le système des plantations. On vit avec cet héritage tous les jours. Avant même ce rôle joué par le système des plantations, j’ai été frappé de voir à Kamlimantan comment les autorités jugeaient le niveau de développement des villageois à l’aune de leur désir d’avoir des routes. Alors qu’en réalité, les Dayaks passaient leur temps à se plaindre de l’érosion et des destructions apportés par la construction de routes. C’est un bon exemple de la façon dont la période coloniale continue de faire pression sur le présent.

Avec la question coloniale vient le débat, très vif aujourd’hui, sur la notion d’universel et d’universalisme. Cette notion est au cœur de Friction, publié initialement en 2005 rappelons-le, mais pour défendre quelle vision ?
Je ne crois pas à une vision univoque de l’universalisme, mais je ne crois pas non plus qu’il existe des universels les uns à côté des autres, qu’on puisse parler de l’universel A, l’universel B etc… L’universalisme a certes été apporté au monde par le biais de la puissance impérialiste et de l’expérience coloniale, qui a lié les différentes parties du monde entre elles. Et il faut avoir conscience que cet universalisme ne pourra jamais se défaire de cette origine qui peut lui donner une dimension cruelle et brutale, mais aussi l’ouvrir à des recompositions inattendues. Ce ne sont pas des universels parallèles, pas plus qu’il n’y a un universel transcendant qui serait affranchi des enjeux de pouvoir et de l’Histoire. Il y a eu beaucoup de travaux de sciences sociales qui montraient, par exemple, comment l’Europe a dû en permanence opérer des retours en arrière pour créer un monde qui corresponde à l’idée d’universel qu’elle développait. Pour obtenir un système dans lequel le marché fonctionne d’une certaine façon, il faut construire les institutions qui forcent les gens à vivre en accord avec cette vision du marché. Pour faire fonctionner l’universel, il faut en permanence reconstruire la société. C’est, par exemple, ce qui se passe avec l’idée de nature, que j’aborde aussi dans une partie du livre. J’évoque ce groupe d’étudiants indonésiens devenus assez populaires à l’époque et qui s’appelaient les « amoureux de la nature » (Nature Lovers). Ils aimaient vivre à l’extérieur, faire de l’escalade, du camping… mais je me suis rendu compte qu’un des sponsors importants de ce groupe était une marque de cigarette qui avait justement une communication tournée autour d’une figure d’homme fort, dans la nature… On est donc dans un moment où on ne voit aucune contradiction entre le fait de vendre des cigarettes, et l’amour de la nature. Ce qui montre qu’on peut déconstruire cet objet qu’on appelle Nature pour révéler les composants venant d’endroits très différents.

Votre dernier projet, L’Atlas sauvage (Feral Atlas) doit voir le jour en octobre, et interroge précisément cette notion de nature. De quoi s’agit-il ?
C’est un projet numérique qui mélange plusieurs aspects : un jeu interactif, des archives, une collection de rapport de terrain, et finalement une médiation à propos de la vie sur terre en ce moment. Il  rassemble les contributions de scientifiques, d’artistes, d’humanistes qui ont travaillé sur l’interaction entre humain et non humain. Nous avons développé une architecture complexe d’analyse qui nous permet de soutenir l’idée que les non-humains pris dans ces infrastructures industrielles et impériales se mettent à changer. Et, comme ils sont dans le monde, cela produit en retour d’énormes conséquences sur la façon dont humains et non-humain occupent le monde. On le voit aujourd’hui avec le coronavirus, qui est le produit d’un espace de friction, un marché aux animaux dans lequel une chauve-souris infecte un humain, et la mondialisation a fait le reste.

 


Raphaël Bourgois

Journaliste