Politique culturelle

Thierry Frémaux : « Netflix, c’est des cousins : ils font partie de la famille du cinéma »

Critique

Délégué général du Festival de Cannes, Thierry Frémaux est aussi le directeur de l’Institut Lumière dont le Festival ouvre à Lyon ce samedi. Une occasion de faire le point sur la situation du cinéma, entre Covid et Netflix.

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La 12e édition du Festival Lumière s’ouvre ce samedi à Lyon et se tiendra jusqu’au 18 octobre dans les différentes salles de cinéma de la ville. C’est l’occasion pour Thierry Frémaux, directeur de l’Institut Lumière, qui en est l’organisateur, et qui est également délégué général du Festival de Cannes, de faire un état des lieux du cinéma et des défis qu’il doit relever pour continuer à nous offrir des œuvres bouleversantes, que ce soit sur grand ou petit écran, en salles ou en ligne. Dépassant les positions tranchées auxquelles on le réduit souvent, passionné et donc passionnant, Thierry Frémaux affirme, contre les prêcheurs de malheur, que le cinéma a encore de beaux jours devant lui. Le cinéma n’est pas mort, vive le cinéma ! YS.

Le Festival Lumière à Lyon, dont vous êtes aussi le directeur, va finalement avoir lieu, ce qui tient peut-être du miracle au vu de la situation actuelle et du durcissement des mesures sanitaires. Comment avez-vous abordé la préparation de cet événement, alors que vous aviez vécu le report puis l’annulation du Festival de Cannes ?
L’année se déroule de façon évidemment très particulière. À Cannes, nous avons attendu la dernière minute pour d’abord repousser puis annuler la manifestation, alors qu’elle aurait finalement très bien pu se tenir au mois de juillet… Après l’été, les premiers festivals en France, par exemple à Deauville, ont pu se tenir normalement, et puis l’automne est arrivé et l’épidémie est repartie. Et voilà que, cette fois à Lyon, la menace de l’annulation était de nouveau là… Mais le festival va tout de même pouvoir se dérouler, non seulement parce que les salles de cinéma mais aussi les restaurants restent ouverts. Pour nous, cela aurait été une catastrophe qu’ils ferment, car nous avons beaucoup d’invités à nourrir ! Le festival va donc avoir lieu dans les meilleures conditions possibles, avec bien sûr les règles qui s’imposent aujourd’hui à tout le monde. Depuis le début des préparatifs, nous avons agi comme si le festival allait bien se tenir tout en ayant à l’esprit qu’il pouvait être annulé du jour au lendemain. J’avais déjà vécu ça à Cannes donc j’étais préparé à cette éventualité. Mais quand nous avons décidé de reporter le Festival de Cannes fin mars, on se disait qu’il y avait des choses plus graves : beaucoup de gens mouraient ou étaient dans la détresse. La question n’était alors pas savoir si on allait ou non faire un festival de cinéma.
Néanmoins, maintenant, on perçoit de plus en plus les conséquences dramatiques que ce virus engendre d’une part sur le plan économique et d’autre part sur le plan psychologique et collectif. Par exemple, pour la ville de Cannes, toutes les activités de salons, de congrès, de rencontres se sont arrêtées d’un seul coup. Mais je sens une forte envie de la part de la population de vivre, non pas en faisant comme si de rien n’était, mais avec la volonté de montrer que la vie ne s’arrête pas. On le voit à Lyon avec la billetterie : les places se sont très bien vendues et nous sommes déjà quasi plein ! Bien sûr le nombre de tickets est limité, comme la jauge est réduite à 60% dans chaque salle. Mais cela révèle que la demande est là.
S’agissant de la programmation, l’une des seules choses qui a changé à cause de la pandémie, c’est la place que j’ai voulu faire aux films du Festival de Cannes, du fait de ma double casquette, et pour cela nous avons dû nous séparer d’une rétrospective prévue. Mais même si Lyon est un festival de films classiques, nous avons l’habitude de projeter du cinéma contemporain et cette année nous présentons donc une vingtaine d’avant-premières de films de Cannes, pour beaucoup des films qui n’ont jamais été montrés. Parce que, suite à l’annulation du festival, j’avais promis qu’on accompagnerait malgré tout beaucoup les films de Cannes. Le festival de Deauville a fait sa part et le festival de Lyon, si j’ose dire, la fait aussi ainsi.
Cannes est en effet un formidable élan dont certains films ne peuvent se passer. Habituellement, quand j’annonce la sélection au mois de mai, personne n’a vu les films. Un mois plus tard, tout le monde les a vus. Or, là, nous avons communiqué la sélection début juin et les films sont distillés au compte-gouttes. Et il faut les lancer, les accompagner, les promouvoir pour que les gens aient le désir d’y aller, pour donner envie aux gens de retourner au cinéma ! S’il y a un endroit où l’on est en sécurité, c’est tout de même la salle du cinéma, car en semaine le public est clairsemé. Mais les entrées frissonnent encore… Ça va néanmoins de mieux en mieux.

Lorsque le Festival de Cannes a été annulé, nous avions publié dans AOC un article de Romain Lecler, intitulé de façon polémique « Le festival de Cannes n’aura pas lieu en ligne et c’est dommage ! » Que lui répondriez-vous ?
Je rétorquerais que le Festival de Cannes ne peut pas avoir lieu en ligne. Déjà techniquement, car aucun producteur n’accepterait de mettre les œuvres sur Internet. Vous imaginez le nouveau film de Nanni Moretti, de Wes Anderson en ligne ? Jamais aucun studio ne dirait oui ! Ce n’était tout simplement pas possible. D’autres festivals ont évidemment pu mettre leur sélection sur Internet, comme le festival de Nyon ou d’autres, mais ne comparons pas un festival de films documentaires avec le plus grand festival de cinéma du monde !
Ensuite, sur le fond, on retrouve la sempiternelle tension entre la modernité et le conservatisme. La modernité passerait pour être du côté des évolutions technologiques, à savoir la consultation des films en streaming. Nous, nous ne sommes pas accrochés aux salles de cinéma comme une huître à son rocher, contrairement à l’image qu’a pu donner notre désaccord avec Netflix. Cela va de soi qu’un film de cinéma soit projeté au cinéma, et pour nous il n’a jamais été question que les films que nous avions sélectionnés aillent ailleurs qu’au cinéma. Même si je comprends, à l’inverse, qu’un producteur veuille faire de la trésorerie et vendre son film à une plateforme, car les plateformes sont aussi dans un trou noir, elles ont besoin de films et sont donc prêtes à y mettre le prix. À cause de la pandémie, des tournages se sont arrêtés, des films n’ont pas été livrés à temps, et c’est aussi l’une des raisons pour lesquelles Netflix s’est mis à acheter des films classiques à MK2, les Godard ou les Chabrol. Ce n’est pas seulement pour attirer un nouveau public. Netflix fait feu de tout bois, ils sont très intelligents, très inventifs. Moi je les considère comme des cousins, ils font aussi partie de la famille du cinéma… Netflix, ce n’est tout de même pas Amazon ! (NdlR : Netflix a commencé par l’envoi postal de DVDs). Ce sont des gens qui font travailler l’industrie, du sous-titrage aux techniciens. Vous imaginez l’activité grâce au sous-titrage, à l’échelle de 140 pays, qu’ils procurent ?
Par ailleurs, le festival de Cannes est un lieu de rassemblement physique dans une ville, avec des gens du monde entier passionnés de cinéma qui, pendant une dizaine de jours, deviennent des festivaliers. C’est une tradition, et précisément le fait que cela n’ait pas lieu a permis d’en mesurer le prix. Le New York Times a ainsi titré :  « What Do We Lose When Cannes Is Canceled ? » ou « We Miss You, Cannes ». On a eu de si bons papiers qu’on se demande si on ne va d’ailleurs par l’annuler l’an prochain… je plaisante bien sûr.
En revanche, on a fait un marché en ligne du film, car déjà c’était possible et en plus cela a eu cette vertu psychologique, collective, de rassembler des professionnels du monde entier en leur donnant du travail à un moment où ils étaient déboussolés. Cela a permis de reparler de cinéma, de films nouveaux, de nouveaux créateurs. Alors, est-ce qu’il aurait fallu montrer ces films en même temps sur toute la planète ?
On a préféré une autre solution : se déployer différemment, accompagner les films pour leur sortie, et ne pas présenter une image dégradée de nous-mêmes. On a fait notre travail comme on a pu, car on est redevable à un métier, à des gens. Il ne s’agissait pas de maintenir le Festival de Cannes à tout prix, mais surtout les films de Cannes. Car derrière les films, il y a tout un monde, du producteur au monteur, des attachés de presse aux journalistes.

Tout un écosystème est en effet à protéger, et aussi bien du côté des artistes que du public. Qu’un festival comme celui à Lyon puisse se dérouler montre une apparence de retour à la normale qui, malgré toutes les conditions à suivre, donne du courage et apporte du réconfort.
Dans quelques mois on va sûrement se dire : mais qu’est-ce qui nous est arrivé ? Et en même temps, on sera content d’avoir tenu bon. Il faut penser aussi bien sûr aux gens qui vont mal. À Lyon, ce semblant de normalité, se dire que ce genre de manifestations peut avoir lieu, rassure en effet aussi bien les créateurs que les spectateurs. Au Festival Lumière nous avons toujours fait une part à la musique, et deux concerts sont organisés, et ça va faire du bien. Car cela fait combien de mois qu’on ne s’est pas assis pour écouter quelqu’un chanter en live ?

A contrario de cet élan et ce retour désiré vers les lieux de partage et de retrouvailles physiques, je voudrais revenir sur les articles pythiques annonçant la mort des salles de cinéma, de façon probablement simplificatrice, du fait de l’essor des plateformes. Considérez-vous que le confinement a été un accélérateur de la crise qui touchait déjà le cinéma ? Comment pensez-vous que le paysage cinématographique peut ou doit se reconfigurer ?
Tout est toujours accélérateur de tout, et là a fortiori avec ce qu’on est en train de vivre et ce que l’on a vécu avec le confinement : on a réfléchi à nos vies, à nos vies sûrement trop trépidantes, on ne sautera plus dans un avion pour un oui ou pour un non comme on le faisait avant. Et oui, le rapport aux plateformes, aux salles de cinéma, aux nouveaux moyens de voir les films, tout cela a été bousculé.
Moi je fais partie de ceux qui continuent à penser que d’un côté on veut nous faire rester chez nous à commander des pizzas, nos vêtements et à regarder des séries et des films en ligne, mais que d’un autre côté on peut avoir plaisir à aller au restaurant, au cinéma et au musée et à partager tout cela avec son prochain. Je ne crois pas alors que les salles de cinéma soient en danger, au-delà de la conjoncture qui les fragilise économiquement de manière extraordinaire. Même deux guerres mondiales n’avaient pas réussi à les fermer depuis leurs 125 années d’existence, et là pendant trois mois, elles ont dû maintenir leurs portes closes ! Dans ces temps difficiles, il va y avoir une reconquête à mener, mais dans cette reconquête les plateformes ont tout intérêt à ce que le cinéma en salles continue d’exister.
En revanche, bien malin celui qui pourrait affirmer quoi que ce soit : la pandémie n’a pas fixé la situation mais l’a fait évoluer, en a révélé certains aspects. Le manque de cinéma en salles prouve notamment que les films qui sortent à l’écran ont un prix inestimable.
Et ce que les gens ont vu sur les plateformes pendant le confinement, c’était aussi beaucoup de cinéma classique. Par exemple sur celles des chaînes de la télévision publique, ou OCS, eh bien dans les œuvres présentées il y avait de nombreux films classiques qui ont été restaurés grâce au Festival Lumière ! Car nous, comme pour cette édition avec les films d’Audiard ou de Joan Micklin Silver, une cinéaste indépendante new-yorkaise à laquelle on rend hommage, on fait restaurer les films par des entreprises qui ont pignon sur rue, comme Gaumont, Studio Canal, Pathé, TF1. Ces groupes se sont impliqués de plus en plus dans le cinéma classique car ils y ont trouvé un petit territoire économique où ils rentrent dans leurs frais.
De plus, si l’on veut qu’il y ait des films sur les plateformes, il faudra bien que ces films aient été produits. C’est une autre dimension de la discussion : qu’est-ce qu’une œuvre aujourd’hui ? Est-ce que pour qu’il y ait œuvre, il faut que le film soit projeté sur grand écran ? Le dernier Scorcese, diffusé uniquement sur Netflix, est-il un film du même calibre que Taxi driver ou Les Affranchis ? Je ne vais pas vous donner une réponse, mais en tout cas c’est clair que la réception du film n’est pas la même sur une tablette ou face à un grand écran.

C’est un argument d’ailleurs en faveur de la salle de cinéma qu’il faut mettre en évidence : la salle permettrait au regard impatient, à l’œil virevoltant ordinairement d’un téléphone à une tablette, de se poser et de se perdre sur un écran, et ainsi de lutter contre le vertige de la « dévoration du visible ».
Le cinéma, la salle de cinéma permet autre chose, à la fois une attention à soi et aux œuvres, une intimité différente, sans distraction. Je pourrais citer Godard qui disait que le cinéma crée de la mémoire et la télévision de l’oubli… Je reprends l’exemple de The Irishman : durant les 45 premières minutes, vous vous demandez bien ce que vous regardez. C’est comme une très longue exposition. Il paraît que les gens sur Netflix n’allaient pas au bout du film. Au cinéma, vous ne vous posez pas la question : vous êtes dans le noir, et vous êtes là que pour voir un film. La concentration et la disponibilité ne sont pas les mêmes.
Mais je dis qu’il faut qu’on puisse avoir les deux approches, qu’on permette aux deux d’exister. Il faut expliquer aux gens de cinéma que Netflix n’est pas un ennemi, chose ardue mais ça vient peu à peu, y compris sur le plan économique car les auteurs commencent à y avoir recours, mais de l’autre côté il faut aussi expliquer à Netflix qu’ils ne peuvent pas comme ça se servir d’une mythologie, de talents, sans payer d’impôts, sans apporter un peu de contribution à la production. Les télévisions l’ont fait, pourquoi pas eux ? Et j’espère que par conviction on va les amener à ça.
Il faut réfléchir à de nouvelles synergies, car si on continue à accabler le cinéma, on finira en effet par ne regarder que des images de quelques secondes sur TikTok ! Mais j’ai bon espoir, et je trouve que ça donne plutôt du courage. Même si le cinéma devient une culture des catacombes et qu’on va être comme les premiers chrétiens, il va falloir qu’on se regroupe, qu’on sache qui on est et qu’on reparte. Et dans tout cela le sort des salles et celui des plateformes sont intimement liés. C’est d’ailleurs ce qui est frappant en Chine : leur équivalent de Netflix est un immense succès, et en même temps les grandes salles de cinéma fleurissent partout. Et les jeunes vont au cinéma, car c’est la grande chose de la jeunesse chinoise désormais, et en même temps regarder d’autres types d’écran leur est extrêmement naturel.

Mais une critique qui revient souvent concerne la stratégie de Netflix : attirer des grands noms comme des têtes de gondoles publicitaires, et donc une sorte d’instrumentalisation des films vers d’autres produits, comme les séries…
Mais c’est ce que tout le monde a toujours fait ! Et par ailleurs il y a aussi des cinéastes qui vont vers Netflix très volontiers. Car si les plateformes peuvent acheter comme un mercato de football des réalisateurs, c’est bien parce que ces derniers trouvent chez elles ce qu’ils ne trouvent plus dans les studios hollywoodiens : l’audace, la générosité économique, et puis une certaine liberté. Tous ceux qui ont travaillé chez Netflix le disent : ils prennent le chèque et après on ne les embête plus ! Mais des cinéastes voient aussi les désavantages : pas d’affiches, pas de sorties DVD, etc. J’ajouterais que Netflix produit des choses formidables, notamment des documentaires, mais cela peut en effet fragiliser la situation, notamment pour la France où des documentaires sortent au cinéma et c’est heureux.
Et c’est un autre angle du débat : le problème de la chronologie des médias, c’est-à-dire dans quel ordre et après quel laps de temps un film, après être sorti en salle, peut être diffusé à la télévision ou sur une plateforme. Netflix n’est pas fondamentalement opposé à ce que les films aillent en salle, mais par exemple, et on ne peut pas leur donner tort, en France il faut attendre trois ans avant qu’ils puissent ensuite les montrer !
J’ajouterais une dernière comparaison : dès que les plateformes sont en grande forme et les salles de cinéma en difficulté, on annonce la mort du cinéma. Mais quand Avengers, quoi qu’on pense du film, devient le plus grand succès en salle de l’histoire du cinéma en 2019, à une époque où il est beaucoup plus difficile d’être un grand succès en salle, beaucoup plus qu’à l’époque du Titanic ou de La Grande vadrouille,  personne n’annonce la mort des plateformes ! Le cinéma a ceci de particulier que l’on annonce toujours sa mort. Ma théorie, c’est que les gens de cinéma eux-mêmes tiennent et diffusent un discours pessimiste.

La prophétie sur la mort du cinéma, que Thomas Edison qualifiait de sans avenir, traverse d’ailleurs toute l’histoire du septième art, et la crainte de sa mort fait comme partie de son essence, au gré des évolutions techniques, de la télévision à la vidéo et maintenant du streaming. Ou pour des raisons plus idéologiques comme le soutenait Godard à cause de son rendez-vous raté avec l’histoire, puisqu’il n’a pu empêcher aucune des catastrophes historiques du XXe siècle.
Je pense aussi que le cinéma reste un art populaire, donc on peut en parler à plus grande échelle. Mais la période est passionnante ! Moi je passe pour le bon Samaritain qui défend coûte que coûte les salles de cinéma, rôle que j’occupe volontiers car c’est ma conviction mais qui commence à me peser, parce que je crois pas que ce soit ça le discours ni le débat. Mais on est obligé de parler de cela, comme ici, pour répondre aux gens qui l’annoncent. Le cinéma, au sens classique, c’est pour moi l’équivalent de la poésie en littérature. Les listes de courses existent et cela n’empêche pas la poésie ! De la même manière, les vidéos ne vont pas supprimer le cinéma.
Et pour une chose très excitante et belle qui est devant nous pour surmonter tout ça, dans les années à venir, ça va être le besoin de beaux films. S’il n’y a pas de beaux films, alors oui le cinéma va peut-être mourir… mais il y a toujours eu des beaux films !

Vous parliez d’Avengers. Pensez-vous que l’on assiste à une accentuation de la polarisation entre d’une part des films mainstream qui attirent beaucoup de spectateurs (et financent par là même le cinéma d’auteur, grâce à la taxe sur la billetterie), et d’autre part un cinéma qui tend à être de plus en plus de niche ?
Tout d’abord, de mon côté, je n’ai pas de catégorie. Pour moi aller au cinéma, c’est voir des films, point. J’ai une gourmandise, une appétit pour beaucoup de choses. Ensuite, je dirai qu’il y a une relation consanguine et non pas une opposition entre les « gros » et les « petits ». De la même manière que le cinéma américain finance et protège le cinéma français par la billetterie, au Festival de Cannes les grands auteurs protègent les plus jeunes. Il faut un peu de tout, y compris parce que la presse se nourrit d’une chair médiatique qui doit aussi être celle de la notoriété. Après, bien sûr, on peut déplorer la baisse de niveau des films hollywoodiens… Dans les années 50, aux Cahiers, Truffaut et Rohmer parlaient des films d’Howard Hawks. Netflix prend cette place désormais.

Mais craignez-vous qu’une logique commerciale prévale sur la créativité ? C’était notamment une crainte qui avait été émise lors de la nomination de Dominique Boutonnat à la présidence du Centre National du Cinéma.
Il faut repartir d’un projet extraordinaire : faire financer le cinéma français par les chaînes de télévision, que je vous évoquais. Or, ce dispositif-là n’est pas infaillible. Les chaînes ont des obligations contre certains avantages, tout peut paraître formidable… sauf que la fragilité du système s’est affirmée au fur et à mesure des années : les gens qui donnent l’argent pensent d’abord à leurs programmes, et non au cinéma, aux salles de cinéma, aux cinéphiles. Donc ils pensent à quelle actrice est la plus bankable – ce que d’ailleurs Hollywood a toujours fait –, ils n’ont pas forcément des critères artistiques… Et il faut que les chaînes de TV se fassent violence pour ne pas faire que des comédies, et on en observe une prolifération ces vingt dernières années… De l’autre côté, on a un cinéma français très vif et indiscipliné, plein de syndicats, de journalistes, d’auteurs qui protègent incroyablement la création. Dominique Boutannat, on lui a fait du déshonneur avant même qu’il ait pris son poste. Il veut réinventer le système, certes, et alors on peut être conservateur d’un côté ou de l’autre. Or il va falloir aussi accepter de se jeter à l’eau. Moi qui suis le premier à râler contre l’hégémonie d’un certain discours sur le cinéma dans la cinéphilie, qui viendrait disons grossièrement des Cahiers, je dirais quand même que c’est extrêmement précieux. Cela fixe un certain niveau d’appréhension des œuvres, même si on peut regretter que les références soient parfois tout le temps les mêmes. Pour vous répondre plus directement sur la diversité, je dirais que le cinéma français montre une manière de voir la vie toujours depuis Paris, mais là encore ne faisons pas de la France un cas d’espèce, c’est la France qui est parisienne, c’est-à-dire un pays qui reste très centralisé. J’observe aussi qu’il y a de moins en moins de films historiques, car cela coûte très cher, alors que les Américains continuent cette ligne. Mais le cinéma français reste très vivace et créatif. À Cannes, plein de films français étaient programmés, et contrairement aux Oscars, où le manque de films américains va se faire ressentir, nous les Césars peuvent avoir lieu dès le premier janvier !

Puisque vous évoquez les Césars, que pensez-vous de ce champ de bataille qu’ils ont révélé en 2020, avec deux camps bien définis (renvoyant dans l’ombre d’ailleurs tous les autres), suite aux affaires dites Polanski et Haenel ? Est-ce qu’on assiste à ce que l’on disait déjà de la Nouvelle Vague : une nouvelle génération qui cherche à prendre la place plutôt qu’à renverser la table ?
Cela fait partie de l’histoire du cinéma en France : on dit que Truffaut a patiemment détruit le cinéma de son temps pour pouvoir accéder à ce milieu très difficile, ce qui est injuste et en partie vrai. Depuis le cinéma français ne se pense qu’en termes de ruptures et d’oppositions. Ce qui n’est pas le cas en Italie, aux États-Unis ou en Corée. La France est comme ça. Et on en parle à grands bruits car le cinéma reste quelque chose qui fait rêver, mais je ne crois pas qu’il ait plus de problèmes dans le monde du cinéma qu’ailleurs. Des nouvelles questions sociétales arrivent sur le devant de la scène, et il se trouve que, parce que ça concerne quelqu’un comme Roman Polanski d’un côté, et de l’autre une jeune actrice d’un cinéma qui a le vent en poupe, eh bien évidemment cela a une grande résonance. La parole d’Adèle Haenel a surgi dans le débat en déplaçant ce que l’on avait entendu jusque-là avec #MeToo, d’une façon incroyablement percutante. Et si le cinéma, comme caisse de résonance, peut aider à élargir ces questionnements à l’ensemble de la société française, si ainsi cela bénéficie à la caissière du supermarché de Montauban qui se fait harceler, je trouve que c’est une bonne chose. Après, je constate qu’actuellement, on a envie de se bagarrer. La période est comme ça. Et personnellement je trouve que plus on parle de Polanski et moins on parle du reste et je ne suis pas sûr que l’affaire Polanski soit opératoire : elle l’a été symboliquement, très bien, mais il faut parler de la suite. À Cannes, on a par exemple signé la charte 50/50. Des choses auxquelles on ne faisait pas attention deviennent désormais primordiales. Le premier festival de Cannes, c’est en 1946. Il aura fallu attendre 20 ans avant d’avoir une femme dans le jury ! La diversité géographique, par contre, a toujours été dans l’essence même de Cannes. D’autres défis se posent aussi à nous, comme relever les enjeux écologiques.

Quelles missions, quels rôles donneriez-vous alors aux festivals de cinéma comme Cannes ?
Au-delà des grandes interprétations sur d’une part le vivre-ensemble, la réunion festive, et d’autre part la raison économique, avec une attente énorme de la part des professionnels du monde entier, notre fonction est de dire toujours et plus que jamais que le cinéma est un art, et d’en donner des nouvelles chaque année, en cristallisant une attention médiatique. Nous devons à la fois préserver les classiques et montrer les formes nouvelles : d’où elles viennent, qui les porte ? Il faut une décennie pour analyser Cannes. Durant les deux dernières, qu’a-t-on vu apparaître ? une incroyable diversité du côté de la Corée, du Mexique, de la Roumanie… Un festival comme Cannes met aussi en présence des artistes qui parlent aux artistes pour un public incroyablement exigeant, et pour cette chose un peu bizarre : une compétition entre les œuvres. Et ça fonctionne ! Prenons l’exemple de la Palme d’Or qui a été remise à Apichapong Weerasethakul en 2010 avec Oncle Bonmee. C’est drôle parce que cette année-là, Tim Burton était président du jury. Il venait de recevoir un énorme succès avec Alice au pays des merveilles. Et que voyait-on à Cannes ? Le cinéaste le plus successful du moment qui remettait une palme d’or au cinéaste le plus radical du moment.
Et les festivals sont des lieux de liberté protégés. Jamais un homme ou une femme politique ne nous a téléphoné pour censurer quoi que ce soit. On a d’ailleurs montrer le film Libre avec Cédric Herrou, alors que Cannes se situe dans la région où tout ce qu’on lui reprochait se déroulait et qu’il était alors en procès. On sentait bien la nervosité ambiante, les RG partout dans la salle comme si on recevait un dangereux terroriste. Mais personne ne nous a fait de remarque sur le fait que le film était en sélection officielle. Jimi Hendrix cassait des guitares sur scène et on trouvait ça normal car constitutif de l’esprit rock… mais l’esprit rock il demeure à Cannes quand on montre ce genre de film ! Je n’ai pas du tout l’impression d’être alors à la tête d’un festival institutionnalisé qui a peur de son ombre. Le monde progresse toujours par sa marche, et il faut garder à l’esprit que l’art, les gens de culture et donc les festivals sont aussi là pour ça.. Le Festival de Cannes est né contre Mussollini et Goebbels, et notre tradition est d’accueillir les auteurs. Ce n’est pas le Festival de Cannes qui est politique, ce sont les auteurs qui le sont. Il ne faut pas oublier que le film L’Homme de fer de Andrzej Wajda, on en fait sortir la copie en douce car c’est la dictature en Pologne. Pareil pour les films de Theodorákis quand il s’opposait à la dictature des colonels en Grèce. C’est notre tradition. Je ne dis pas que ça fait bouger le monde, je ne dis pas non plus que cela a forcément des résultats. Mais en tout cas, là où nous sommes, nous le faisons.


Ysé Sorel

Critique