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Andrew Perrin et Christian Lundberg : « Ce n’est pas la désinformation qui pousse à se soustraire à la vaccination »

Sociologue

L’Élysée vient d’annoncer le lancement d’une commission pour lutter contre les fake news et réfléchir à la manière dont Internet reconfigure « l’espace de débat commun de notre démocratie ». Depuis les États-Unis, Andrew J. Perrin, sociologue, et Christian O. Lundberg, spécialiste de la rhétorique, proposent de poser le problème de la désinformation autrement. Nos choix politiques sont-ils nécessairement plus éclairés lorsque nous disposons uniquement de « bonnes » informations ?

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Il y a quelques jours, l’Élysée a annoncé la création d’une commission destinée à évaluer les dangers que les manipulations d’informations font peser sur notre démocratie. Pilotée par le sociologue Gérald Bronner, la commission « Les Lumières à l’ère numérique » a été instituée mercredi 29 septembre par le président de la République. L’initiative double l’ouverture, cet été, d’un service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères. La qualité de l’information circulant dans l’espace public, quelques mois avant le scrutin présidentiel, préoccupe donc le gouvernement. Notamment, ces dispositifs de veille, d’étude et de régulation brandissent le fact-checking comme pierre de touche de la démocratie à l’heure des réseaux sociaux et comme condition nécessaire à la salubrité de l’espace public.

Reste que, bien souvent, ces dispositifs de modération se battent contre des moulins à vent, d’une part parce que le phénomène de la désinformation est bien plus circonscrit qu’on ne le présente habituellement, d’autre part parce que les préférences politiques et les décisions des individus ne sont pas uniquement commandées par des faits, des sources, des données. Andrew J. Perrin, professeur de sociologie à l’université Johns Hopkins, développe avec Christian O. Lundberg, professeur associé au département de la communication de l’université de Caroline du Nord, une théorie mêlant sociologie politique et rhétorique sur le statut de l’information en démocratie et sur la façon dont les préférences politiques se forgent. Un pas de côté qui nous invite à reconsidérer l’intérêt d’un espace public tellement nettoyé qu’il en devient stérile. BT 

Ce mercredi 29 septembre, YouTube a annoncé faire désormais la chasse à toutes les vidéos remettant en cause les vertus de la vaccination pour lutter contre les épidémies. Cette décision complète une première salve de modération de contenus, qui ciblait la désinformation sur la pandémie de Covid-19. Que vous évoque cette extension du domaine de la modération ?
Andrew J. Perrin : N’ayant pas vraiment de sympathie pour le mouvement antivaccins, je me réjouis de cette décision. Mais il y a peu de chance que l’opération serve à quelque chose ; le problème de fond ne concerne pas la prolifération d’informations incorrectes sur la vaccination, mais plutôt que les attitudes à l’égard des contenus antivaccins sont avant tout commandées par des identités politiques, et l’attachement à certains principes. Ce nettoyage risque même de conforter les militants antivaccins dans la conviction qu’ils subissent une censure inique.

Christian O. Lundberg : C’est une excellente question pour démarrer, parce qu’elle cadre bien notre approche : je crois qu’il est naïf de penser que l’on va débarrasser l’espace public de la désinformation sur les vaccins simplement en la faisant disparaître de YouTube. Ce n’est pas la désinformation qui pousse à se soustraire à la vaccination. Et bien sûr, comme l’analyse Andrew, le signal que YouTube envoie pourrait bien se retourner contre la plateforme.

Vos sujets de recherche ne portent pas directement sur les technologies numériques, la désinformation, les théories du complot ou la rhétorique populiste, mais plutôt sur la vie démocratique américaine, les arènes de la démocratie, et les imaginaires que ce système politique déploie. Quelles continuités tracez-vous entre vos sujets de recherche passés et l’étude de la désinformation ?
Andrew J. Perrin : En vérité, mon intérêt s’est déplacé vers la question de la désinformation, alors qu’il concerne, depuis le départ, la question de la preuve, et surtout du statut de la preuve dans l’espace public démocratique. Tout discours partisan, dans la sphère américaine, ne jure que par la factualité, par les faits. Le « fact » signifie ici un bloc d’informations qu’on ne discute pas, qui ne fait pas débat. Un fait fonctionne per se et clôt l’argumentation à lui tout seul. L’éditorialiste conservateur Tucker Carlson répète ainsi : « les faits se moquent des sentiments » (« facts don’t care about your feelings »).
Mais cette description du fait est incomplète ; comprendre cela et en tirer les conséquences permet de dessiner les contours d’un espace public plus sain, et de restaurer une capacité d’opposition des partis politiques afin qu’ils débattent de façon plus constructive. Les preuves, et les faits sur lesquelles elles s’appuient, constituent des objets rhétoriques, fondés sur des processus argumentatifs et des émotions. Le corollaire de cette définition trop ténue et impropre du « fait » est l’hypothèse erronée qui pousse YouTube à la modération des contenus : l’idée que si les agents ne disposent que d’informations de bonne qualité, alors leurs choix politiques seront plus éclairés. Nous voulons nuancer cela.

Christian O. Lundberg : L’intersection entre l’étude de la rhétorique et celle des affects suscite particulièrement mon intérêt. Je défends notamment que l’on n’adhère pas à certaines idées parce qu’elles nous convainquent, mais bien qu’à l’inverse, on s’affiche comme promoteurs d’idées qui flattent nos convictions personnelles, ce dans quoi on se reconnaît. Certains choix argumentatifs ne se réduisent donc certainement pas à des processus rationnels. Là se chevauchent mes intérêts de recherche et ceux d’Andrew : la démocratie vit encore trop de cette image d’un régime où les arguments s’échangent rationnellement, emportant parfois le consensus, parfois non ; puis un débat en chasse l’autre, par la félicité du marché ouvert des idées.
Au contraire, le débat, en démocratie, ne consiste pas seulement à mettre de l’ordre dans des faits – en convoquant la définition restrictive des faits données ci-dessus. Tout un tas d’effets secondaires s’invitent dans les débats, comme par exemple notre goût pour les situations tendues, pour les antagonismes… Dans la culture argumentative contemporaine nous trouvons un intérêt bien supérieur à maintenir des désaccords, à irriter ceux qu’on estime être nos ennemis, plutôt qu’à débusquer des vérités dans des faits, qu’à récolter des données pour l’amour d’en tirer de belles conclusions.

Vous combattez donc l’hypothèse, trop schématique à vos yeux, que les agents construisent leurs préférences politiques sur la base des faits qui se présentent à leurs yeux. Cela postulerait une trop grande rationalité des agents, et n’irait pas sans méconnaître le fond de la démocratie.
Christian O. Lundberg : Cette image d’Épinal qui veut qu’en démocratie, les questions se résolvent sur la base de données, et d’une étude de faits, ne relève pas totalement du fantasme ; elle manque cependant le rôle des affects. Il existe une assez vieille distinction, dans la phénoménologie, entre data et capta. Les data sont indépendants de l’esprit ; nous les collectons, en dérivant des propositions et des façons de penser. Mais ce processus engage aussi des capta, des dispositions qui font que ce que l’on a considéré comme des faits résultent d’un processus de sélection. Nous aurions pu nous appuyer sur d’autres faits, et des informations autres démentent peut-être nos assertions. Les capta ressortent de processus mentaux d’identité très forts. Les Grecs savaient déjà très bien tout cela, et un des travaux les plus brillants dans les neurosciences dernièrement se saisit de cette question. Hugo Mercier et Dan Sperber, dans leur théorie argumentative de la raison[1], distinguent les propositions de premier ordre et les propositions de second ordre, en montrant combien ces dernières, que l’on confond parfois avec des jugements fondés sur des faits et des preuves, héritent des premières. Les engagements rationnels de second ordre passent toujours au tamis de processus qui ne sont pas seulement rationnels mais supportent des biais de confirmation identitaire, des enjeux de positionnement par lesquels on cherche à plaire à certains de nos pairs et à déplaire à d’autres.
Les pathologies de l’espace public ne se réduisent donc pas à une dialectique entre bonne et mauvaise information. Le penser serait ignorer complètement que data et capta s’interpénètrent et que les préférences politiques et l’affiliation partisane ne résultent pas d’un travail rationnel de mise en ordre des faits et de l’information. Ce que l’histoire personnelle a fait de nous, le récit que l’on se raconte et que nos choix poursuivent, nos relations, configurent les ensembles de faits et de preuves que nous sommes prêts à accepter.

Andrew J. Perrin : C’est ainsi faire erreur que de considérer les biais de sélection ou de confirmation identitaire comme des distorsions d’une espèce de forme pure de raisonnement. L’idée que tous ces biais entacheraient le caractère rationnel des décisions neutralise un pan très important de la formation du choix : notre appréhension du réel dépend de l’image que nous avons de nous-mêmes. Aussi, la distorsion ne se situe pas où l’on croit la trouver : les règles du débat démocratique, qui garantissent la différence et l’échange rationnel d’arguments, distordent bien plus la formation du choix que tous les biais de sélection et de confirmation. 

Comment, si les dispositions préalables des agents sont si déterminantes, sauver la démocratie et le débat authentique ? Cela semble plus encore une gageure à l’heure des réseaux sociaux, qu’on présente comme des dispositifs encourageant le narcissisme, l’homophilie, le repli, l’auto-confirmation identitaire…
Andrew J. Perrin : Je garde mes distances avec ce type de récit, celui d’un âge d’or, maintenant révolu, de la démocratie. Il me semble au contraire que l’engagement et les débats politiques ont relativement tiré parti des réseaux sociaux. Plutôt que d’évaluer la qualité du débat d’aujourd’hui à l’aune de celle d’hier, je parlerais des métamorphoses de l’espace public, conséquence des nouvelles technologies. L’autre jour, une amie polonaise qui avait beaucoup milité dans les années 1980 au sein de Solidarnosc, me confessait combien le fax leur avait facilité la vie, poussant les militants à davantage communiquer. Voilà comment la technologie interfère : comme mécanisme d’incitation dans la sphère publique – et bien sûr que ce n’est pas le fax qui a eu raison de l’Union Soviétique. De même, si Twitter n’enterre pas la démocratie, il trace des sillons que les utilisateurs emprunteront, ce qui modifie leurs comportements. Un des effets prépondérants des réseaux sociaux sur les modalités de l’argumentation relève de ce qu’on appelle la repressive desublimation : le fait de prendre plaisir à enfoncer son adversaire, à l’amoindrir.

Christian O. Lundberg : Demandons-nous pourquoi nous charrions tellement cette idée d’un idéal démocratique aujourd’hui perdu ? Parce que la démocratie, intrinsèquement, pèche par son incomplétude ; elle n’est jamais achevée. De manière empirique, en mesurant le degré de polarisation d’une situation politique – combien les partis se tournent le dos les uns les autres – on s’aperçoit d’une cyclicité de ces phénomènes d’extrême polarisation, de gel des discussions. À bien d’autres moments qu’aujourd’hui la démocratie a pris la forme d’une foire d’empoigne.
Ce récit dominant suggère comme la nostalgie d’une époque où la démocratie fonctionnait vierge de toute friction. Si, au contraire, on admet que c’est là le lot de la démocratie, la question essentielle devient la suivante : comment la démocratie, entendue comme technologie de compensation des pathologies de l’espace public, redresse-t-elle un débat public faisant fausse route ? Comment la démocratie s’y prend-elle avec les pathologies les plus contemporaines, celles imputées aux réseaux sociaux – la polarisation des débats, les chambres d’échos, les bulles de filtre… Le trolling, par exemple, est emblématique de ces pathologies. Le procédé éprouve la véracité d’un troll, pique bête et méchante, en proportion des réactions suscitées chez les internautes ainsi « trollés ». Trouvant plaisir à tuer le débat, en dérivant un marqueur identitaire, le troll signe une époque où la polarisation des opinions compte particulièrement.

Beaucoup d’analyses montrent comment la rhétorique populiste prospère sur ces pathologies de l’espace public. Par exemple, le style langagier du populisme privilégie des signifiants flottants, des images peu définies et des formules toutes faites pour s’adresser à une large audience. Trouvez-vous également que la langue populiste entretienne un rapport particulier à la factualité ?
Christian O. Lundberg : Il faut se rappeler ici la distinction introduite par Aristote entre preuve artistique et preuve inartistique. Ce lexique doit beaucoup à la haute idée qu’Aristote se faisait de la rhétorique comme un art, une technè: il existe des débats qui, pour être tranchés, requièrent une preuve artistique et la maestria rhétorique ; à l’inverse, tout ce qui va de soi et n’exige pas le concours de la rhétorique fonde le domaine des preuves inartistiques. Nous formulons l’hypothèse que la gauche et la droite, les libéraux et les conservateurs, ne se représentent pas les données, les faits, le domaine de la preuve inartistique, de la même manière. À droite et chez les conservateurs prévaut un discours qui loue le bon sens, le parler-vrai, une langue qui n’ergote pas, qui va droit au but. On reconnaît Tucker Carlson qu’Andrew citait plus haut.
Les libéraux ont, de même, totalement adopté cette idée que les faits étayaient des preuves inartistiques, qu’ils parlaient pour eux-mêmes, mais dans un registre complètement différent. Le discours que la gauche tient sur la science rend particulièrement patent cette erreur d’appréciation des règles de l’argumentation. Il y avait cette époque où, pour répondre au conservateur « Make America Great Again », les libéraux dressaient des listes de commandements et superposaient les slogans. On pouvait lire sur des pancartes dans des banlieues pavillonnaires de sensibilité démocrate : « We believe: Black Lives Matter. No Human is Illegal. Love is Love. Women’s Rights are Human Rights. Science is Real. Water is Life. Injustice Anywhere is a Threat to Justice Everywhere. » La formulation « Science is real » calque un slogan des conservateurs, « God is real », et s’interdit ainsi une définition plus nuancée de la science. Notamment, cette définition très scientiste évacue toutes les précautions qui font de la science un construit social, du travail de laboratoire un travail humain, parfois extra-scientifique, et ne fait pas assez cas de la réfutabilité des énoncés scientifiques, de leur fragilité intrinsèque, du fait que doit toujours peser sur eux un soupçon de falsifiabilité. Au contraire, un énoncé scientifique devient, dans la bouche des libéraux, justifié en lui-même, intouchable, en vertu justement de sa scientificité. Les preuves scientifiques se rangent ainsi d’elles-mêmes du côté des preuves inartistiques.

On ne peut pas vraiment dire que les conservateurs soient desservis par cette méprise sur la factualité… Qu’en est-il des libéraux, puisqu’ils commettent aussi cette erreur, dans un autre registre cependant ?
Christian O. Lundberg : Ce jugement de valeur sur la science – Science is real – gros de présupposés scientistes, se trouve sur le même plan que des propositions, pour le coup, indiscutables comme « Black lives matter ». En découle une vision d’airain de la science qui, paradoxalement, affaiblit la parole des scientifiques. Comment comprendre, par exemple, que ceux-ci aient pu changer d’avis sur l’utilité des masques pour prévenir la diffusion du coronavirus ? Plutôt que d’assumer que la science puisse se tromper et que l’erreur fonde même la dynamique du progrès scientifique et la cumulativité des savoirs, on attribue aux démonstrations scientifiques un caractère indiscutable, on les situe du côté de la preuve inartistique. Cela confine au raisonnement tautologique qui pousse à croire les scientifiques… parce que ce sont des scientifiques. Du pain béni pour certains conservateurs.
La même confiance aveugle que les libéraux ont en la factualité explique combien ils pouvaient se méprendre sur les stratégies rhétoriques de Trump. Plus ce dernier sombrait dans l’ineptie, plus les libéraux redoublaient d’effort pour démentir ses petites phrases, pour fact-checker à tout va. Cette attitude néglige que la rhétorique trumpiste ne tient pas du tout sa force de l’exactitude de ses énoncés, mais de ce style grossier, de cette charge affective des mots et des jugements proférés, sans égard aucun pour le vrai.

Andrew J. Perrin : Non seulement cette idée qu’une décision n’est correcte qu’à condition d’être aux prises avec les données ne tient pas empiriquement, mais elle est aussi totalitaire. Elle véhicule une vision proche de la démocratie épistémique, façon XVIIIe siècle, qui condamne tout à une interprétation unique, celle qui s’appuie le plus sur les faits. Cette vision ne supporte pas le conflit, le désaccord, le débat et nous éloigne radicalement de la démocratie véritable.

Il vous arrive, en tant que sociologue, de vous référer aux sciences cognitives et de mobiliser leurs récents apports. Ce genre de ponts entre les disciplines n’est pas forcément simple à justifier, et certaines critiques sociologiques des sciences cognitives craignent une épistémologie ultra-compréhensive, voire un réductionnisme qui imputerait en dernière instance les phénomènes sociaux à des structures mentales. Que répondre à ces critiques ?
Andrew J. Perrin : Je sens les mêmes anxiétés ici, outre-Atlantique, à propos de ces hybridations entre sociologie et sciences cognitives. Ces réticences sont dues, à mon avis, à un certain complexe d’infériorité des sociologues qui les amène parfois à douter de l’autorité de leur propre discipline. Je me rappelle des mêmes tiédeurs dans les années 1990, quand se développait la génétique comportementale et que certains poussaient des cris d’orfraie en croyant à un retour de l’eugénisme. La sociologie devait se remettre bien vite de cette maigre concurrence : vingt années de recherche, des millions dépensés, ne devaient jamais rien prouver d’autre que le génome prodigue une structure pour les sociabilités et la variété des comportements. S’il y a des déterminants génétiques à nos actions, ceux-ci se trouvent balayés par les effets sociaux et les pressions des institutions. De même, je ne crois pas en la menace d’un nouveau réductionnisme (après celui des gênes, celui des structures mentales) : le cerveau est un organe social, largement fabriqué par les mécanismes sociaux.


[1] Hugo Mercier et Dan Sperber, L’énigme de la raison, Odile Jacob, août 2021.

Benjamin Tainturier

Sociologue, Doctorant au médialab de SciencesPo

Notes

[1] Hugo Mercier et Dan Sperber, L’énigme de la raison, Odile Jacob, août 2021.