Savoirs

Catherine Coquery-Vidrovitch : « Les enfants français, quelle que soit leur couleur, doivent connaître l’histoire africaine »

Journaliste

Alors qu’à l’initiative du président Macron s’est ouvert ce vendredi à Montpellier un sommet Afrique-France, dont Achille Mbembe apparaît comme la cheville ouvrière, prenons le temps d’écouter celle qui fut sa directrice de thèse, Catherine Coquery-Vidrovitch. Avec Le choix de l’Afrique, un livre en forme d’égo-itinéraire, elle revient sur son objet, encore trop méconnu et peu enseigné, l’histoire riche et complexe de l’Afrique ainsi que sur l’inquiétante persistance du racisme anti-Noirs.

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Pionnière de l’histoire africaine dans le paysage universitaire français depuis les années 1960, aujourd’hui professeure émérite de l’université Paris-Diderot, Catherine Coquery-Vidrovitch a longtemps étudié dans une grande solitude la violence du système colonial français et ses effets encore visibles, signe d’une longue indifférence de la société à la question coloniale et au racisme anti-Noirs. Observant une nouvelle curiosité massive pour les grands sujets de sa vie depuis une dizaine d’années, l’historienne revient dans un ego-itinéraire, Le choix de l’Afrique (La Découverte, à paraître le 14 octobre), sur ses recherches qui ont marqué des générations de chercheurs en France et en Afrique, à l’instar d’un Achille Mbembe. Rassurée par l’éveil des consciences et les progrès de la connaissance historique, elle regrette pourtant la persistance tenace du racisme, contre lequel elle n’a cessé de lutter en soixante ans d’engagements dans la recherche. JMD

Qu’est-ce qui, dans votre « ego itinéraire » déployé dans ce récit, Le choix de l’Afrique, vous semble constituer un fil directeur ? Celui d’une vie entièrement consacrée à l’histoire du colonialisme et des sociétés africaines.
Ma première passion, c’est l’histoire. J’ai toujours voulu faire de l’histoire, du plus loin que je me souvienne. Je suis pourtant née dans une famille scientifique, qui me destinait à faire plutôt des mathématiques ou de la physique, mais mon idée fixe est restée l’histoire. Là-dessus, il y a eu une conjonction de hasards même si en y réfléchissant, j’ai pensé que ce n’était pas tout à fait un hasard. Je me suis intéressée à l’Afrique subsaharienne. Quand j’ai commencé, on disait l’Afrique noire, mais on s’est aperçu depuis que c’était un terme colonial. Évidemment, on ne définit pas les peuples par leur allure physique. Ce qui m’a sauté aux yeux en revenant sur mon parcours, c’est que dès le départ j’étais très sensibilisée à la question du racisme, en l’occurrence du racisme anti-Noirs. La première fois que je suis allée en Afrique subsaharienne, en 1965, c’était vraiment stupéfiant.

En quoi l’expérience de votre petite enfance a-t-elle pesé sur vos choix d’historienne ?
J’ai toujours eu envie de raconter mon enfance de juive clandestine, mais je n’avais jamais eu le temps de l’écrire. Je m’y suis vraiment mise au moment du premier confinement. Quelques années avant, j’en avais parlé à François Gèze, alors directeur des éditions La Découverte. Je lui ai fait part de mon idée de raconter mon itinéraire d’historienne. Et donc vingt ans après, je l’ai appelé de nouveau et ça l’intéressait toujours. J’avais quelque chose qui maturait sans savoir quoi exactement. Ce qui m’intéressait, c’était d’essayer de comprendre la cohérence de mes choix tout au long de ma carrière de recherche. Pourquoi être chercheuse ? Pourquoi l’Afrique, alors que je n’avais aucun lien personnel avec l’Afrique ; je ne connaissais pas du tout l’Afrique subsaharienne ! Je crois bien que la première fois que je suis allée en Afrique du Nord, c’était en 1960, au moment de la guerre d’Algérie. Mon mari était sursitaire tardif, il a passé un an à Oran et je suis allée le voir pendant mes congés, et cette expérience m’a fait, à ce moment-là, un coup au cœur. J’étais jeune professeure au lycée, j’enseignais l’histoire, j’aimais beaucoup l’histoire médiévale, on m’avait proposé un sujet dans ce domaine et je m’étais dit pourquoi pas, mais je n’avais pas d’idées préconçues. J’ai un instinct de chercheuse. J’aime bien chercher ce que je ne connais pas, et ça, je connaissais vraiment pas du tout. Puis il y a eu des hasards, la rencontre avec Henri Brunschwig, qui commençait à devenir un spécialiste de l’histoire de l’Afrique subsaharienne. Il m’a donc fait entrer comme petite assistante à ce qui allait devenir l’École des hautes études en sciences sociales. Donc, j’ai quitté le secondaire en 1962 et j’ai commencé à m’intéresser vraiment sérieusement à l’Afrique subsaharienne.
Par ailleurs, j’étais effectivement sensible au racisme, vu mon enfance de juive clandestine entre mes 4 et 9 ans ; je n’ai jamais porté l’étoile jaune mais j’avais complètement intégré la clandestinité. J’avais tout à fait compris ce que c’était d’être considéré comme un étranger dans son propre pays. J’étais une petite française clandestine et vivant dans un milieu très fermé. J’avais été élevée avec comme réponse clé « si on te demande quelque chose, tu réponds je ne sais pas », mais j’avais tout compris. Mon père est mort d’une blessure de guerre, mon grand-père s’est suicidé à la suite du décès de son fils unique, mon autre grand-père, qui était vu comme l’homme dans la famille, a été dénoncé pour ne pas avoir porté l’étoile jaune et a été gazé à Auschwitz. Lorsque mon père est mort, j’ai eu une amnésie totale. J’ai eu l’impression d’exister à partir du moment où je me suis retrouvée à Paris, clandestine à l’âge de 8 ans. Un jour, je me suis aperçue que la boîte pouvait s’ouvrir mais c’était tellement épouvantable que je l’ai vite refermée. J’en suis complètement sortie mais je sais que ça m’a profondément formée et c’est pour ça que je voulais en parler au début du livre. Ça m’avait donné une espèce de compréhension de ce que ressentaient à l’époque les Africains colonisés. On n’en parlait jamais, mais c’était tacite. Aujourd’hui les jeunes ne savent même plus que la colonisation a existé en Afrique ; pour eux, c’est de l’histoire ancienne. Mais à l’époque, ça ne l’était pas.

Vous parlez d’un instinct de chercheuse mais vous dites aussi dans le livre que vous avez un instinct de « pionnière ». De fait, vous l’êtes dans le paysage académique universitaire français puisque vous étiez une des premières à développer les études africaines et coloniales. Est-ce que vous mesuriez à l’époque le fait que c’était un champ d’études complètement vierge ? Est-ce que vous vous êtes dit qu’il y avait là un espace à développer dans la recherche française ?
Je ne voyais pas si loin, non, j’avais vingt-cinq ans et ne me voyais pas à la tête d’un champ. Ce n’était pas comme ça qu’on fonctionnait à l’époque. À l’époque c’était assez ouvert, donc je ne m’interrogeais pas du tout sur ce que j’allais faire. Mais c’est vrai que ce qui m’a plu, c’est que je ne connaissais rien et que pas grand monde savait quelque chose. Donc, effectivement, c’était un champ exploratoire, et ça, ça me plaisait.

C’était un moment quand même précis dans l’histoire de France, de sortie de la colonisation, de sortie de la guerre d’Algérie…
Oui, à l’époque, j’étais anticolonialiste.

Faisiez-vous partie d’un mouvement politique ?
Non, j’ai juste fait partie des Jeunesses communistes lorsque j’étais normalienne mais je n’ai jamais été militante : mon militantisme était déjà à l’époque un militantisme du savoir, pas un militantisme agressif. Je considérais que pour lutter contre quelque chose, il fallait d’abord le connaître. Cela a toujours été ma ligne directrice, toujours.

Cinquante ans après vos premiers travaux de recherche, la réalité du système colonial est enfin très discutée en France. Comment comprenez-vous cette intensité nouvelle du débat public sur ces sujets ?
On ne s’y intéresse que depuis le début des années 2000. Avant, il y avait eu simplement quelques ouvrages, mais rares ; j’avais par exemple participé dans les années 1980 à un ouvrage collectif d’historiens de gauche sur l’histoire de la France coloniale. Cela avait été salué à l’époque comme la première histoire érudite. Et il y a eu aussi un ouvrage du même genre mais écrit par des historiens de droite ; la tonalité n’était pas tout à fait la même.

Vous voulez dire que pendant toutes les années 1960-70-80 durant lesquelles vous avez mené vos recherches, la mémoire du système colonial n’intéressait vraiment personne ?
Personne ! Il n’y avait qu’un tout petit noyau d’anthropologues aux Hautes études, mais c’est tout. Quand j’étais avec des amis et qu’on me demandait ce que je faisais dans la vie, je disais que je travaillais sur l’histoire de l’Afrique noire, on me répondait : « ah bon, ça existe, il y a des sources ? ».

Souffriez-vous de cet isolement ?
J’étais habituée à l’isolement, et je crois que ça a beaucoup joué, puisque j’ai été isolée jusqu’à l’âge de 10 ans en sachant que toute personne non connue pouvait être un ennemi. D’ailleurs, j’ai très bien vécu le premier confinement pendant la crise du Covid ; parce que cela m’était familier d’une certaine manière.

Vous avez travaillé sur l’histoire de la voie ferrée Congo-Océan, symbole du système colonial dans l’entre-deux-guerres, dénoncé alors par André Gide et Albert Londres, pour mettre à nu les règles du système colonial français. Ce travail a marqué une nouvelle génération d’universitaires, comme Achille Mbembe. En étiez-vous consciente ?
Oui, le jeune Achille Mbembe, qui est devenu depuis une figure intellectuelle de référence, était venu me voir dans les années 1990. Il voulait absolument faire sa thèse avec moi, parce que ma thèse sur les compagnies concessionnaires au Congo lui avait fait découvrir l’histoire de la colonisation de son pays. J’ai donc été sa directrice de thèse.

À cette époque, n’étiez-vous pas frappée alors par l’aveuglement et l’incapacité de la société française à affronter son propre passé ?
Non, j’étais juste assez étonnée de voir à quel point mon sujet n’intéressait pas, en dehors des trois jeunes historiens comme moi qui travaillaient sur la question.

Comment expliquez-vous alors qu’il y ait eu un moment de bascule au début des années 2000 ?
Ce qui a bousculé les choses, c’est d’abord le livre de Marc Ferro publié en 2003, Le livre noir du colonialisme[1], qui avait scandalisé par son titre, dont j’avais réalisé trois chapitres, notamment sur les origines du racisme anti-Noirs en France. Cela avait scandalisé parce que on ne disait pas alors de mal de la colonisation. Or Ferro a voulu mettre l’accent sur les abus de la colonisation. Ça a vraiment déclenché quelque chose : à partir de ce moment-là on s’est mis à en parler, jusqu’au discours de Nicolas Sarkozy à Dakar en 2007 (« l’homme africain n’est pas entré dans l’histoire »), il y a eu beaucoup de polémiques. Neuf ouvrages sur dix étaient à la gloire de la colonisation ; des ouvrages écrits par des historiens ! Il n’était pas question de parler autrement que de façon positive de la colonisation. Moi, ce qui m’intéressait, c’était de montrer ce qui s’était vraiment passé. Je luttais contre l’aveuglement, et je voulais tout dire, sans me poser la question de ce qui est positif ou négatif. Ça a toujours été mon point de vue. Mais à l’époque, ça été plutôt mal reçu dans l’opinion publique.

Qu’est-ce qui a changé depuis dans la réception de ces débats ?
Le fait qu’on en parle. On ne connaissait pas jusqu’alors cette histoire, et aujourd’hui encore beaucoup de personnes ne la connaissent pas parce qu’elle a cessé d’être enseignée au moment de la guerre d’Algérie, parce que c’était devenu une question brûlante ; ça l’est toujours même si ça commence un tout petit peu à se tasser. Après 1962, on a eu au moins deux générations de Français qui n’ont rien appris sur la colonisation. On arrive alors dans les années 2010-2015 avec une ignorance crasse de l’histoire africaine.

Faire connaître l’histoire africaine a été un peu la bataille de votre vie professionnelle. Cette bataille a donc produit ses effets ces dernières années. Êtes-vous rassurée ?
Oui, et j’en suis contente. J’ai vraiment le sentiment de m’être battue contre l’opinion publique avec mes travaux. Depuis la retraite, j’ai publié beaucoup d’ouvrages de vulgarisation scientifique. Même les institutions publiques, universitaires, le CNRS, l’Institut de recherche sur le développement, ignoraient totalement l’histoire africaine. Ils avaient des anthropologues, des climatologues, des géographes, mais pas d’historiens. Ce n’était pas un domaine pour les historiens, y compris aux Hautes études. On était considérés comme des ennemis.

Mais comment expliquer la longue résistance de la société française par rapport à toutes ces questions, alors qu’aujourd’hui, on parle beaucoup de « fracture coloniale », de mémoire de l’esclavage : des séries documentaires passent en prime time à la télé, comme cette semaine un film d’Hugues Nancy sur la colonisation, par exemple.
Oui, c’est inédit, alors qu’on est quand même en 2021… Quand on a fait le grand documentaire sur Les routes de l’esclavage, en 2018, c’était après cinq ans de pourparlers et de batailles avec Arte pour faire accepter le sujet parce que c’était aussi un sujet tabou. Ça ne se dégèle vraiment que depuis cinq ans.

Ça se dégèle, mais ça se crispe aussi, avec les polémiques récurrentes autour des statues déboulonnées, la question de la repentance, les études coloniales dénoncées par le président de la République lui-même… Comment percevez-vous la crispation diffuse sur ces débats actuellement ?
Le président de la République répète tout ce que la vox populi dit depuis cinquante ans. Jusqu’au jour où il s’aperçoit qu’il s’était un peu trompé ; donc, il répare et demande à Achille Mbembe de travailler sur les relations nouvelles entre la France et l’Afrique. Cela fait dix ans que les chercheurs en sciences sociales africains se réunissent à Dakar, sous l’égide de Souleymane Bachir Diagne, et ils sont entendus seulement maintenant.

Et le rejet des études coloniales, exprimé régulièrement dans le paysage politique, y compris par le ministère de l’Éducation nationale, comment le comprenez-vous ?
C’est très confus, puisque c’est à la fois politique, bourré de malentendus, volontaires ou involontaires, et théorique. Ça a commencé à la fin du siècle dernier, dans les années 1970, avec une réunion de littéraires et de spécialistes des sciences sociales, palestiniens et indiens, avec Edward Saïd qui a publié un livre immédiatement retentissant dans le monde anglophone sur l’orientalisme. C’est traduit en français en 1979 ou 1980, sans susciter l’intérêt. Puis ça a été réédité, en 2005[2]. On découvre alors les études post-coloniales en France, mais ça faisait 20 ans qu’elles se développaient dans les universités américaines et anglophones. Les Français ont eu une réaction très négative dans l’ensemble, par incompréhension. Le post-colonial consiste à dire que nous utilisons des concepts hérités de la période coloniale, du genre « les sociétés africaines sont des ethnies », qu’il nous faut déconstruire. Ça, c’est souvent mal compris dans le grand public qui pense à tort, au contraire, que le post-colonial c’est comme du temps de la colonisation ; c’est un contresens qui a la vie dure.
Et depuis quelques années, il y a les idées « décoloniales ». Alors là, c’est vraiment la pagaille intégrale entre les politiques et les scientifiques. Déjà qu’au sein des sciences sociales, les gens ne sont pas tous d’accord et discutent beaucoup, mais du côté des politiques les contresens fusent et c’est l’opposition entre l’universalisme et le décolonial qui serait la source de tous les maux. Mais ce sont des gens qui n’ont pas lu les textes, qui ne savent pas que les concepts décoloniaux ne sont pas nés aux États-Unis mais en Amérique latine, où on se dit qu’il n’y a pas que la classe sociale qui compte. Si on est un homme ou une femme, ce n’est pas la même chose, maintenant on est d’accord là-dessus, mais les études de genre ont mis du temps à être acceptées en France aussi. Je me souviens, aux Rendez-vous de l’histoire de Blois en 2004, le thème choisi était « les femmes » : à ce moment-là, j’étais au conseil scientifique et on avait proposé « le genre », qui, pour les spécialistes de l’histoire des femmes en 2004, était déjà bien travaillé dans le monde anglophone. Les hommes du comité ont refusé en disant « mais qu’est-ce que c’est que ça ? » Ils n’en voulaient pas. Et puis, être, disons pour simplifier, blanc ou noir, ça compte aussi dans l’analyse sociale de la société française. Cela veut dire qu’une jeune fille noire née dans le 93 aura plus de mal à trouver un logement à louer qu’un jeune homme blanc né dans le 92. Ça a rendu les universalistes fous, c’était considéré comme du racisme de dire ça, mais là aussi à cause d’un contresens.

Un contresens ?
Le mot race en anglais n’a pas tout à fait le même sens que le mot race en français ; le mot race en français est vraiment marqué par le nazisme. Dire le mot race en France, c’est être raciste. À partir de là, on est parti dans un malentendu total. Parce que dans le monde anglo-saxon, le mot « race » est encore utilisé sur le plan statistique, en particulier aux États-Unis et en Afrique du Sud. Effectivement, c’est un héritage de la ségrégation. Il n’est pas défendu d’étudier l’idée de race. Et ça, ça rend un certain nombre d’intellectuels français absolument allergiques. J’avoue que je n’arrive pas à comprendre, ce sont des malentendus qui sont à la limite de la malhonnêteté politique.

Vous avez longtemps enseigné aux États-Unis, à partir des années 1990, après avoir travaillé en France. Qu’est-ce que l’expérience américaine a changé dans votre approche  ?
J’étais dans un département de sociologie. Je séjournais dans un laboratoire créé par Immanuel Wallerstein, sociologue marxiste, lié à l’historien Fernand Braudel. Immanuel avait monté à Binghamton une bibliothèque internationale sur les pays du Sud absolument extraordinaire et dont j’ai beaucoup bénéficié, à une époque où il y avait encore beaucoup de difficultés pour se procurer des livres en langue anglaise. Je découvrais de nombreux ouvrages qui bousculaient le monde universitaire. J’ai appris plus tard que mes collègues français n’avaient pas eu cette chance et étaient un peu jaloux probablement, et qu’ils m’avaient surnommée l’Américaine. Je n’étais pas du tout américaine de conviction, mais j’ai bénéficié effectivement d’un savoir beaucoup plus important que le savoir français.

Vous avez souvent salué l’importance de collectifs de chercheurs comme ceux réunis dans l’Achac ; en quoi un tel collectif a t-il permis de mieux mesurer les traces du système colonial ?
Leurs enquêtes ont toujours été importantes, bien que vues parfois avec méfiance par une partie du monde universitaire. En général parce que leurs enquêtes étaient dérangeantes : dire que la France a un héritage colonial profond, que la troisième République a été une république coloniale, c’est pourtant évident ! C’est la République la plus colonialiste de notre histoire. C’est comme ça. Il faut expliquer pourquoi et comment.

Il y a une nouvelle génération de chercheurs qui travaillent sur l’Afrique et le système colonial, mais aussi une nouvelle génération d’activistes, de militants, de militants antiracistes. Quel lien faites-vous entre cette parole militante et la progression de la connaissance sur ce système raciste français ? Est-ce que cette relation entre activisme et recherche historique est féconde à vos yeux ?
Ça peut être fécond, mais pas nécessairement. Si l’activiste est trop radicalisé, ça bloque la recherche, avec une idée fixe on ne fait pas de la bonne recherche. Mais ceci étant, la plupart des jeunes chercheurs en histoire africaine sont globalement de gauche et ouverts sur l’extérieur, sans être nécessairement militants. Et puis, il y en a quelques uns aussi qui ont des opinions politiques personnelles conservatrices. Moi, quand on me propose d’aller parler à des auditoires qui ne sont pas des auditoires scientifiques, je dis systématiquement oui, parce que je pense que c’est toujours très utile. Ça ne veut pas dire que je suis nécessairement d’accord avec le militantisme des gens qui m’invitent, mais je pense qu’il y a toujours un intérêt à discuter pour essayer de leur montrer justement qu’il faut être rigoureux, lucide…

Quels excès ou abus pourraient vous déranger dans ce militantisme ?
Par exemple quand je vais faire une séance dans une classe d’un lycée professionnel de banlieue, un grand gaillard de 20 ans qui est en première ou en terminale, vient me dire que ce n’est pas à moi de parler d’esclavage.

La question de l’appropriation culturelle…
C’est ça, l’idée que c’est les noirs qui doivent en parler et pas les blancs. Je lui ai répondu que oui, effectivement, je suis blanche, mais que maintenant que je suis là, je vais faire ma séance. Et puis, au bout de deux heures, il est venu me dire « madame, il faut reconnaître que vous avez une largeur d’esprit », et alors là, je me suis dit, j’ai gagné. J’ai beaucoup apprécié parce que je me suis dit que mon langage avait porté. Au tout début du CRAN, le Conseil représentatif des associations noires de France, un pharmacien, Patrick Lozès, avait eu l’idée de lancer un mouvement de classe moyenne, pour montrer que la bourgeoisie noire existait et m’avait demandé de participer aux conférences qu’il organisait. Après ça s’est élargi à des collectifs en banlieue, ça a pris des formes plus ou moins radicalisées mais c’était un mouvement tout à fait intéressant.

Le racisme anti-Noirs, encore tenace aujourd’hui, comment le percevez-vous ?
Comme du racisme pur et dur, digne de l’époque coloniale. J’ai une ancienne étudiante française mais d’origine togolaise et très noire, qui a enseigné pendant des années dans un collège professionnel, par passion ; elle est très pessimiste. Elle me dit que c’est beaucoup plus dur qu’avant, parce que les racistes, ce ne sont pas les élèves mais les enseignants eux-mêmes ! On est dans une période où les racismes, d’une façon générale, s’expriment très librement, trop librement. C’est très inquiétant.

Comment le comprendre ?
C’est une résurgence, un racisme qui n’était pas exprimé et qui se déverse maintenant sans limite. D’abord, c’est l’oubli d’une période très raciste en France, qui était le régime de Vichy, toutes les générations ne la connaissent pas. Et puis c’est une résurgence de l’ignorance. Je pense qu’on est tout à fait coupables de limiter l’enseignement de l’histoire : les enfants français, quelle que soit leur couleur, doivent connaître l’histoire africaine.

Vous pensez donc qu’il y a une responsabilité indirecte du système éducatif français ?
Absolument. L’enseignement de l’histoire africaine est très mal traité. Les élèves sortent du lycée en ne sachant rien, sauf s’ils ont eu la chance d’avoir eu des enseignants curieux, ou d’être passé par des lycées de la lointaine banlieue où des élèves étaient demandeurs. Heureusement, je trouve qu’il y a énormément de progrès dans les médias, y compris à la télévision. Tout ça va porter ses fruits, il ne faut pas être trop négatif.

Vous avez longtemps aussi appelé à la création d’un musée de la colonisation qui n’existe toujours pas en France ; en quoi est-ce le signe d’un blocage de la société française, de l’État lui-même ?
L’État bloque parce qu’il a peur de l’opinion publique. Plus on est réactionnaire, plus on crie, et ceux qui crient les plus forts sont malheureusement les plus entendus, surtout en période électorale.

Pour revenir à l’héritage colonial et aux relations entre la France et l’Afrique, ce week-end se tient un Sommet Afrique-France à Montpellier. Avez-vous le sentiment que ce qu’on appelle la « Françafrique » persiste dans les pratiques politiques ou que les relations se transforment, comme le président Macron s’y est engagé ?
Macron a une assez bonne vision de la chose mais il est coincé, enveloppé dans ces trois siècles passés. Et il est probablement coincé entre ses propres sentiments et l’opinion publique ; il fait donc ce qu’il peut. Mais lui-même n’a peut-être pas les idées tout à fait claires sur la question. Parce qu’il est comme tous les autres. Il connaît très peu le sujet. Il y a un héritage en France très profond de mépris envers les Noirs. Le mépris que je perçois encore chez certains collègues africanistes, qui ne s’en rendent même pas compte. J’entends des collègues qui disent des choses à des collègues africains sans mesurer à quel point ils les rabaissent. Ce sentiment de supériorité me sidère.

Comment conjurer la réalité tenace de ce racisme, même inconscient ?
La seule solution, c’est d’éduquer, éduquer, éduquer, enseigner.

Par rapport à certaines de vos luttes gagnées, comme la prise en compte de l’héritage colonial, ressentez-vous une forme d’amertume par rapport à cette autre bataille perdue, la lutte contre le racisme ?
Ce n’est pas de l’amertume. Le racisme est quelque chose de très partagé dans le monde, en France comme ailleurs. Consciemment ou inconsciemment, c’est quelque chose qui existe, avec lequel on a été façonnés, contre lequel il faut lutter et dont il faut apprendre à se défaire. Mais c’est vrai que j’ai le sentiment d’avoir quand même participé à gagner une bataille difficile : celle de faire reconnaître l’importance de la discipline de l’histoire africaine pour comprendre ces sociétés.


[1] Marc Ferro, Le livre noir du colonialisme. XVI-XXIe siècle, de l’extermination à la repentance, Robert Laffont, 2003.

[2] Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Seuil, 2005, traduction de Catherine Malamoud.

Jean-Marie Durand

Journaliste, Éditeur associé à AOC

Notes

[1] Marc Ferro, Le livre noir du colonialisme. XVI-XXIe siècle, de l’extermination à la repentance, Robert Laffont, 2003.

[2] Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Seuil, 2005, traduction de Catherine Malamoud.