Théâtre

Sylvain Creuzevault : « Représenter la vie en commun des hommes, ce n’est pas faire une messe »

Critique

Après Les Démons et L’Adolescent, Sylvain Creuzevault poursuit son compagnonnage avec Dostoïevski en adaptant Les Frères Karamazov au Théâtre de l’Odéon, dans le cadre du Festival d’automne. Pour AOC, il revient sur la manière dont il a donné corps à ce chef d’œuvre, veillant à restituer toute la profondeur du récit, et à proposer, toujours, un théâtre collectif, politique, et incandescent.

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Sylvain Creuzevault n’a plus vingt ans, il le répète à plusieurs reprises. Que s’est-il passé, lors de ces deux décennies de théâtre qu’il a traversées ? Cherchant à mettre à jour les structures sociales, s’appuyant toujours sur les structures dramatiques, le metteur en scène et acteur désormais quadragénaire n’a perdu ni de sa fougue ni de sa verve, même si l’expérience acquise l’entraîne vers d’autres réflexions. Après avoir exploré, entre autres, le contrecoup de la Révolution Française avec Notre terreur  (2010) ou le marxisme dans Le Capital et son Singe (2014), il continue ses coups de sonde intranquilles dans notre passé pour mieux interroger notre présent, en revenant à Dostoïevski par Les Frères Karamazov, en ce moment au Théâtre de l’Odéon et en tournée ensuite dans toute la France. Accompagné par sa fidèle troupe qui semble obéir à l’expression « tout est permis », il offre un spectacle drôle et profond, défendant un théâtre tout à la fois jouissif et intelligent – une praxis de la pensée par le corps. Les planches brûlent, le vertige guette, et le plaisir demeure. YS

Dostoïevski ne cesse d’être adapté au théâtre ; on le voit encore à l’affiche de plusieurs spectacles cette année. Comment expliquez-vous cette passion sur les plateaux, et que tirez-vous de ce compagnonnage avec cet auteur, dont vous aviez déjà adapté Les Démons en 2018 ?
En France, cela fait 120 ans qu’on a une inclination pour les Russes que je ne m’explique pas. Quand j’avais 20 ans, on considérait Dostoïevski comme un grand psychologue, et on le transposait sur scène avec un jeu psychologique – disons depuis les années 1950 jusqu’à l’adaptation de Krystian Lupa à l’Odéon en 2000. Les personnages ! La psychologie des personnages est incroyable ! Voilà ce que les gens disaient. On interprétait le monde alors d’un point de vue analytique. Mais l’esprit du temps change l’axe par lequel on perçoit, on dynamise une œuvre. Tout cela racontait donc une époque, mais selon moi ça n’allait pas. Je le fréquente depuis désormais un certain temps, et je dirais plutôt que Dostoïevski, c’est le Diable. C’est un génie non seulement de la structure du roman, mais aussi de la structure diabolique, c’est-à-dire de la fissuration de l’espace symbolique. Il me fait penser à un génial mécanicien qui aurait un pied de biche : la répétition. Il réussit à construire la complexité des personnages par la répétition, jusqu’à leur renversement.

De mon côté, je favorise plutôt la lecture de Genet, qui comme Dostoïevski était un tolard. C’est un élément crucial car, comme dit Valère Novarina dans sa Lettre aux acteurs, « c’est dans l’empêché que cela pousse. » Genet a perçu cette impossibilité de stabiliser la vérité, elle est sans cesse en transformation. Et Dostoïevski incarne cela de façon littéraire, en créant une continuité de forces dans une discontinuité de formes. La force diabolique, la force messianique, tout ce qui l’obsède. Ces formes passent d’un personnage à l’autre, meurent puis renaissent.

L’autre chose qu’on disait à l’époque, avec laquelle je ne suis pas d’accord, c’est à propos de la théâtralité des dialogues. Comme si on avait juste à les dire sur scène, et ça suffirait à faire théâtre ! Or ce n’est pas le cas : l’incarnation produit des déplacements, entraîne des vitesses différentes. Comme je disais, chez Dostoïevski, on observe énormément de répétitions, à l’image de ses obsessions, et ça, c’est une clef énorme : il laboure la langue, c’est le socle de la charrue du Mal. Il faut jouer avec ça. Plus généralement, je cherche à « dostoïevskiser » le théâtre, à traduire au plateau ce texte non dramatique en utilisant toutes les ressources propres du théâtre, tous les signes que l’on peut déployer sur scène à travers le décor, la scénographie, les costumes, etc.

Comment procédez-vous concrètement en répétition, pour arriver ensuite à cette adaptation de 1300 pages en 3h20 ? Choisissez-vous des passages sur lesquels vous improvisez ?
Nous improvisons tout le texte. Je propose des distributions, j’écris des structures, à savoir un enchaînement possible de scènes, quelques indications, mais il n’y a pas de coupe ou de choix préalable au plateau, nous traversons tout le roman par le prisme de la scène. Les acteurs se connaissent très bien, et ils travaillent, se nourrissent, s’échangent des choses de leur côté. On avance ensuite comme cela. Il n’y a pas de travail à la table, et ici, dans Les Frères Karamazov, cela reste très narratif, très dramatique, avec une structure assez simple. Je ne voulais pas que le spectacle dure plus de 4 heures, parce que dans notre théâtre cardiaque, avec des acteurs comme cela qui brûlent intensément, c’est difficile, au bout d’un certain temps, de tenir…

Alors il a fallu faire des choix, même si je regrette de ne pas pouvoir insérer les passages sur les enfants, pourtant essentiels, ou encore le dialogue d’Ivan avec le Diable qui marquera profondément la culture occidentale et inspirera Le Maître et Marguerite de Boulgakov. Je dis alors aux gens : lisez le livre ! Je suis peut-être là pour leur donner envie, mais non pour le transposer en entier. Par exemple, sur la question du parricide, ce grand interdit… Ce n’est pas le père russe qui est décrit à travers Fiodor Karamazov ; le père d’Ilioucha, le petit garçon qui meurt de honte, il correspond bien plus à cette figure, investie par l’idéalisme chrétien insupportable et drôle à la fois de Dostoïevski envers le petit peuple agraire. Ce personnage indique qu’il y a des pères qui valent le coup. C’est pour ça que, même s’il dézingue le patriarcat d’un côté, avec Fiodor, le père occidentalisé et débauché qui mérite qu’on lui foute des coups, Dostoïevski le maintient de l’autre. Mais le coup part, et tout part en vrille.

C’est d’ailleurs pour cela qu’à l’automne dernier vous aviez monté séparément le passage sur « Le Grand Inquisiteur », cette fable que raconte Ivan à Aliocha, son frère religieux, pour l’interroger sur sa foi. Dans cette mise en scène, vous vous amusiez en intégrant 40 minutes d’un entretien avec Heiner Müller, interprété par Nicolas Bouchaud. Comment cette intertextualité répond-elle au dialogisme orchestré au sein des livres par Dostoïevski, qui fait batailler plusieurs idéologies à travers ses personnages ?
L’adaptation ici est plutôt linéaire, un stade narratif volontairement assez simple, alors que dans Les Démons, c’était beaucoup plus disruptif, on en sortait éreintés, un vrai champ de bataille. Cela tient à quelque chose de plus apaisé que je sens dans Les Frères Karamazov, écrit après, où il y a du rire, du pathos. Les Démons, c’est beaucoup plus déglingué ! Ensuite, je dirais que cette intertextualité doit aussi se lire entre les pièces : par exemple, quand des collages nihilistes sur le plateau des Démons indiquent « Pas de mystère », cela doit être lu avec le « Tout est mystère » prononcé par le starets Zossima dans Les Frères Karamazov.

Dostoïevski allie le génie artistique à la malignité politique ; il donne une voix à tout le monde tout en ayant un coup d’avance sur tout le monde, et il met aussi mal à l’aise, avec sa misogynie, son orgueil, son patriarcat, tout en les sapant d’un autre côté. J’aime voir comment tout cela dialogue, résonne… Mon envie est par la suite de remettre notre mise en scène du Grand Inquisiteur au sein de celle des Frères Karamazov : qu’est-ce que ça provoque, cette salve de Müller ? Comment le public reçoit cette incartade, qu’est-ce que ça nous raconte, quand on entend « penser est fondamentalement coupable » au regard des propos du Grand Inquisiteur qui dévoile le fait que l’Église a pris en charge la liberté humaine ?

Sur scène, vous interprétez le deuxième frère, Ivan, l’intellectuel athée. Peut-être, comme ce dernier avec ses articles, vous voulez déclencher l’incendie dans les esprits avec vos pièces… Surtout, c’est lui qui catalyse les enjeux autour de la question du Bien et du Mal : comment vivre dans un monde profondément insupportable ?
Ivan est RAF, « rien à foutre » ; il est rationaliste, il est athée, position qu’il ne supporte pas. Il affirme que la théodicée, à savoir le fait que Dieu existe et que le monde soit mauvais, est impossible à comprendre. Car comment un Dieu pur peut-il, par exemple, accepter la mort des enfants, les plus grands innocents ? C’est pour ça qu’Ivan sépare ces deux choses : d’une part il sauve l’idée de Dieu car c’est un concept génial, très beau, très touchant parce que cela montre la terreur dans laquelle vivent les êtres humains, donc cela entraîne de l’empathie… Et d’autre part, il déclare que le monde de Dieu est insupportable. Je vois Ivan comme quelqu’un qui va exploser, il est dans une impasse, il habite une aporie indépassable. Il le dit lui-même : il n’est pas sûr de dépasser les trente ans… il est quasi promis à l’autodestruction. Pourquoi ? Car le monde est invivable et les innocents souffrent.

La lecture psychanalytique rabat cette conscience aiguë sur l’abandon du père qu’il a subi enfant. Il y aurait là une blessure entraînant la sublimation d’une souffrance vers un questionnement philosophique… Et dans ce cas, la solution, c’est qu’il s’allonge sur le divan.  En 1980, il pourrait vivre au-delà de trente ans avec cette question, ça irait un peu mieux…Mais en 1880 ? Et je trouve que la lecture analytique n’est pas tout à fait satisfaisante, car Ivan ne doit pas être résolu.

À la fin, dans son fameux discours à la pierre, Aliocha – maintenant on dirait que celui-ci se transforme en éduc’ spé du 9-3, avec son grand sourire et les crêpes qu’il offre après l’enterrement de l’enfant innocent – déclare vouloir bâtir une nouvelle église. Alors deux lectures sont possibles : soit c’est positif, le monde chrétien se poursuit malgré ses déchirures, et continue d’endosser un rôle social réconfortant, c’est magnifique, et comme il y a encore un peu de sécularisation chrétienne ça peut encore vibrer un peu ; soit c’est négatif, et c’est la vision portée par Ivan, qui ne peut pas supporter que l’on construise une église sur le dos de cet enfant innocent, le jeune Ilioucha.

Dans vos adaptations de Dostoïevski, la bouffonnerie, presque le Grand-Guignol sont très présents. Suivant le propos nietzschéen, on dépasse la question du sens et de la vérité pour atteindre ici la pure immanence du jeu – c’était surtout vrai dans Les Démons et Le Grand Inquisiteur. Plus généralement quelle est la place du rire chez Dostoïevski ?
Selon moi, c’est aussi une différence par rapport aux lectures des décennies passées, on n’y entendait pas assez le rire épileptique, dingue, du gars. C’est comme s’il chauffait le métal pour le pervertir, lui donner une autre forme… Il construit des cathédrales tout en les détruisant, il en rit et tout ça fait qu’il est complètement insupportable, et puis désormais irrécupérable.

Avec Les Frères Karamazov, je suis par contre un peu agacé et déçu par le rire que provoque la question de l’athéisme, et donc du socialisme – pour Dostoïevski c’est équivalent – dans le spectacle. Comme il a un coup d’avance sur tout historiquement, il a perçu puis vécu les ridicules atermoiements du gauchisme bien avant Lénine. Comme je disais, c’est un esprit malin, il dissout certaines idéologies mais pour mieux les rendre incontournables, que ce soit le messianisme religieux, le nihilisme… Il démantèle la justice étatique avec le fiasco du procès de Dimitri, l’aîné qui est accusé du parricide… À chaque fois, il ausculte puis il démonte. Et à la fin, il cisèle ce diamant où brillent les faces de Dieu, du Père, du Tsar et de la Terre au sens paysan…

On entend donc un grand rire, certes, et vous transformez la célèbre phrase « Si Dieu est mort, tout est permis » en slogan sur les murs du décor. Or, maintenant que la mort matérialisée de Dieu est morte, avec la chute du communisme et surtout des échecs politique de la gauche, nous sommes confrontés au vide. Comment affronter la sécheresse de nos « âmes » ? Serait-ce ce que vous cherchez à interroger en creux ?
C’est pour cela que je veux donner tout de même une place et une légitimité aux discours, et notamment au discours chrétien qui m’intéresse beaucoup. Pendant l’entracte, on peut ainsi entendre pendant 20 minutes les passages sur la vie du starets, c’est puissant. Ce discours m’attire d’autant plus que j’ai une généalogie de bouffe-curés radicaux, pour qui la religion était réduite à la Vallée de larmes, à l’opium du peuple, où la critique sociale passait d’abord par la critique de la religion… Alors bien sûr, on fait des blagues, on a envie que la croix se casse au moment où l’acteur rentre en scène, et puis dans Les Frères Karamazov, la veille mortuaire du starets est vraiment écrit de façon comique, avec ce cadavre qui empeste alors qu’il devrait être en odeur de sainteté. Ce sont les Occidentaux qui ont fait de Dostoïevski un chantre de l’orthodoxie ; lui, il rit aussi de tout cela.

Mais disons que maintenant, héritiers de cette anticléricalisme, nous cherchons tout de même des repères philosophiquement, conceptuellement, collectivement dans la construction de choses matérielles… Sachant que nous avons subi un renfermement de la proposition politique. Dans toute une partie de la gauche, après s’être dépêtrés de cet athéisme de base, certains sont allés voir du côté de la théologie de la libération, de la littérature, où le sujet politique n’était pas considéré comme le fin mot de l’histoire, car en effet il ne comblait pas notre soif. On peut aussi d’ailleurs voir des restes de religiosité dans une formule des années 1970 : « tout est politique ». Cependant ce « tout » fait écho à « tout est religieux » ; c’est un slogan de remplacement. Et puis, au tournant des années 2000, la lutte des classes a été remplacée de nouveau par une sorte de combat entre le Bien et le Mal, je pense au propos de George Bush qui affirmait vouloir combattre « l’axe du mal » et toute la guerre faite au terrorisme depuis. Il y a un retour de la morale très fort.

Si l’on pense à Dostoïevski, le personnage de Grouchenka représente la chute de l’innocence : quand on met le doigt sur la blessure, là où la perte de l’innocence se situe, alors on passe du monde de la morale au monde de la liberté, un monde impur, mauvais. Parfois, chez lui on dirait qu’entre la morale et la liberté il n’y a rien, aucun espace… Et pourtant un grand vide demeure, avec cet entrelacement entre l’idée d’un sujet politique moderne encore faussement dressé sur sa liberté, mais également sur un puits sans fond que cette dernière ne comble pas.

Comment lutter alors contre le vertige ?
Il s’agit de garder la foi, et l’objet d’investissement de celle-ci diffère ; foi en l’amitié, en l’amour – et c’est pour cela que j’utilise l’adjectif de « cardiaque » en parlant de notre théâtre… Il faut mettre du cœur dans tout cela. Moi je crois que construire un théâtre, c’est bien. Le rire aussi. On peut passer quarante piges à se marrer en disant que la vie est très longue, sachant que l’on s’enfilera des tunnels d’ennui, des tragédies, en ayant conscience que la vie ne sera pas un progrès… La vie est une intensité qui ne se parle pas comme une existence – on est très dressé, habitué par les discours à penser les choses en termes de progression… Et je me dis que pour être Karl Kraus, Walter Benjamin au début du XXe, et encore avant Baudelaire, il fallait être sacrément fort, pour être ainsi contre son époque…

En même temps, ils se dressaient au commencement de quelque chose ; nous, qui nous positionnons plutôt à l’autre pôle, nous subissons la fatigue de la fin : il n’y a pas l’excitation de la lutte des débuts.
Certes, et c’est pour ça que la plupart se contentent de « dessiner des natures mortes sur les parois de navires en perdition », comme disait Brecht dans les Cinq difficultés à écrire la vérité ; beaucoup se complaisent à pérorer de vaines indignations. Une chose aussi m’étonne, et cela renvoie à Walter Benjamin, c’est cette passion pour les ruines, pour l’esthétisation des ruines, tous ces travaux sur les friches industrielles à l’abandon. Ce serait ça, dessiner des natures mortes sur les parois des navires en perdition…

Cela ne revient-il à dire : peut-on se contenter d’habiter les ruines du capitalisme comme projet politique ?
Tout cela, ce sont pour moi des pensées bien nourries, petites bourgeoises. Les gens qui habitent les ruines, eh bien ils ne veulent pas y rester… Ce qui est urgent, c’est bien sûr d’étudier l’aujourd’hui, mais avant d’y arriver, nous avons cherché de notre côté à établir une généalogie : après les pièces historiques, celle sur Robespierre avec Notre Terreur, puis Le Capital et son Singe où l’on explorait Marx, nous avons décidé de rester quelques années avec Dostoïevski, un auteur qui avait problématisé la sécularisation du christianisme dans le socialisme, transsubstantiation qui n’était pas claire à une époque, la fin du XIXe siècle, où le capitalisme se renouvelait. Certains concepts, certaines règles, se sont transformés, ont changé de noms, mais demeurent. Par exemple, l’amour chrétien, que devient-il ? Quand le frère devient le camarade, et la solidarité, la force messianique, le Christ rouge ? Bien sûr, on pourrait interpréter cela comme une démarche d’appropriation pour mieux diffuser ces idées « nouvelles » sur des canaux anciens, pour que l’idée devienne force matérielle. Mais cela pose question. Et puis, comment combattre un langue qui a mille ans ? Le christianisme, c’est une asso’ qui a bien réussi.

Ces relents-là n’innervent-ils pas également le théâtre ? Olivier Neveux, dans Contre le théâtre politique, met en évidence l’injonction politique dont s’est senti investi le théâtre, plus que les autres arts, peut-être parce que c’est l’Église des athées, le lieu qui permettrait aussi pardon et réparation.
Ce qui m’interpelle, c’est le retour du religieux partout, et le théâtre n’est pas épargné. Et ce retour, c’est aussi le signe de notre défaite. Sur les planches, ce qui est un problème, c’est que ce retour ne soit pas posé comme un problème, que dès que l’on met du « sacré » sur scène, un symbole religieux – une croix chez Angélica Liddell ou Romeo Castellucci – eh bien tout le monde s’extasie. Mais ce n’est pas le sacré au sens de Peter Brook dans L’Espace vide ! Cette facilité qu’ont les gens d’affirmer que le théâtre et le sacré sont toujours allés main dans la main, moi ça me raconte surtout quelque chose de la transposition des objets symboliques et du vide politique que l’on évoquait, qui est réinvesti par la question religieuse.

Moi, le sacré m’intéresse, tout comme la foi, plus d’ailleurs que l’idée de Dieu ou la bibloterie liturgique. Mais c’est le sacré des mouvements d’un corps qui traverse un espace, qui dit me voilà devant des gens ! Ce jeu de regards impose le sacré. Selon une vieille tradition brechtienne, représenter la vie en commun des hommes, ce n’est pas faire une messe.

Je dirais alors que je me sens apatride, je suis pris entre deux pays, ne voulant habiter aucun des deux : le premier serait celui du retour du religieux, de gestes et de symbole du sacré bigot qui font l’affaire et la farce jolie ; le deuxième celui du positivisme social, où l’art est remplacé par le discours – tous ceux et celles qui prétendent qu’il « faut dire des choses sur le monde. » Quand le théâtre devient un espace de débat comme il en existe à l’extérieur, quand on peut se passer de l’acteur, alors on perd l’art et moi j’ai des doutes. Mais attention, j’ai pu tomber là-dedans, je m’adresse aussi cette critique. Seulement avec l’expérience qui arrive, je ressens désormais plus fortement les limites, les frontières de ce pays.

Il s’agit alors pour vous de résister à ces deux tendances, et vous sondez désormais d’ailleurs L’Esthétique de la résistance de Peter Weiss avec les « Conseils Arlequin du parti ». Pouvez-vous revenir sur ces initiatives ?
Pour résister, il faut revenir aux fondamentaux du langage théâtral, et donc la formation de l’acteur. Aujourd’hui, 12 acteurs qui jouent ensemble, c’est-à-dire qui font circuler l’action, c’est difficile, car l’enseignement a changé, il repose plus sur l’identité, sur le propos qu’on veut tenir, et les écoles deviennent des pré-marchés du travail.

Or l’art de l’acteur, ce sont des invariants, des techniques, un artisanat, c’est comme le tour de main d’un potier. Comment en rentre dans l’espace ? Comment on prend en compte cette entrée ? Qu’est-ce qu’un mouvement d’ensemble, avec un point fixe ou non ? Je trouvais que la technique des comédiens sortant des écoles nationales n’était pas assez bonne, alors cela m’a donné envie de développer une formation à notre façon. Les Conseils Arlequin, ce sont des groupes d’acteurs attachés à différents théâtres et avec lesquels je travaille sur des passages du livre de Weiss, à Reims, Toulouse, à Strasbourg, ailleurs, en ancrant tout cela sur un territoire. On affirme ainsi une école non pas universaliste mais située dans une recherche : on dit sur quoi on travaille, on délimite dans le réel ce sur quoi on va s’attarder. Peut-être que ça construira une minorité, mais le théâtre s’est toujours fondé ainsi, avec des marges activent qui bordent un système plus large et mou, c’est comme ça.

L’autre idée, c’était de construire le cursus par rapport à une œuvre, jusqu’à son épuisement sous différentes formes, et prendre en considération des aspects politiques et sociaux. À terme, l’idée serait que cela s’autonomise, que l’on crée une fédération.

Vous avez créé votre propre lieu, les Abattoirs d’Eymoutiers dans le Limousin, où vous organisez un petit festival l’été. Était-ce pour garder votre indépendance vis-à-vis de l’institution ? Être directeur d’un Centre Dramatique National, ça ne fait plus rêver ?
Pendant longtemps, un questionnement au sein de notre groupe fut : comment une compagnie devient-elle un théâtre ? Je ne comprends pas comment on ne pourrait pas en avoir envie, si on aime le théâtre. C’est un art fondamentalement collectif, c’est la beauté et la difficulté de tout cela, d’être foncièrement fondé sur les échanges sociaux, et après le BTP c’est un des lieux où l’on trouve le plus de métiers différents.

Partir là-bas se liait à d’autres questionnements : après Notre Terreur, j’ai suivi une formation en agriculture car je trouvais cela aberrant de construire des récits et des formes sur le plan symbolique sans avoir la maîtrise des conditions matérielles d’existence. Selon moi, la grande question, c’est l’agriculture, dont découlent les autres : toute véritable révolte commence par la faim, et tout nouveau régime débute par le problème agraire. Le néo-libéralisme, c’est formidable : les gens ne sourcillent pas alors qu’ils n’ont pas de souveraineté alimentaire ! Aujourd’hui, en France, il y a seulement 2 % d’agriculteurs. Tant que l’on ne sera pas à 20 ou 30 %, la situation ne sera pas stable et calme. J’ai grandi en banlieue parisienne, et quand je me suis intéressé à l’agriculture, c’était comme si deux classes sociales, qui se fantasmaient l’une et l’autre comme antagonistes, se rencontraient.

Les Abattoirs, c’est un projet permanent, vivant, joyeux, offensif, mais pas contre l’institution. Le confinement a accéléré beaucoup de choses : la question n’est pas d’opposer la position du maître et du rebelle, et je n’aurais pas de problème pour diriger une institution, même imposante, du moment que j’arrive à rendre cette dernière constituante. Mais je ne suis pas seul, et j’ai des conditions sine qua non pour m’emparer d’un théâtre : il faut que le reste de l’équipe, la vingtaine de personnes qui permettent de faire le théâtre que l’on réalise, puisse venir. Or peu de théâtres sont capables d’absorber autant de monde… À ça s’ajoute la crainte de l’inertie que ces lieux peuvent produire. Nous qui travaillons vite, ça peut nous faire hésiter…

À la question « pourquoi le théâtre ? », Heiner Müller rétorquait dans un entretien que la seule possibilité de trouver une réponse à cela serait de fermer tous les théâtres du monde pendant un an. Et qu’au bout de cette année, on verrait bien ce qui aurait manqué. Il ajoutait « il peut arriver qu’au terme de cette année que les gens se soient habitués » à ne pas y aller, et on observe d’ailleurs un retour timide vers les salles. Comment répondriez-vous de votre côté, et comment réagissez-vous face à cette provocation de Müller devenue prédiction de notre réalité l’an passé ?
Je dirais que c’est une phrase réactionnaire, qu’on sort parfois lorsque l’on est fatigué… C’est comme quand on s’exclame : « Arrêtons l’intermittence, comme ça il n’y aura que les vrais qui resteront ! » Ce sont des conneries, de celles provoquées par l’épuisement. Pourquoi le théâtre ? Franchement, cela dépend de quel théâtre on parle. Celui que j’aime, c’est l’artisanat qui veut construire un art de l’acteur. Pendant toute cette période où l’on n’a pas pu tourner et jouer, nous nous avons pu continuer à travailler, justement parce qu’on s’est barré à la campagne pour faire vivre ce lieu depuis dix ans, et qu’on disposait d’un plateau de 14 mètres sur 14. Alors l’absorption du choc était active, joyeuse, pas du tout morbide. La situation nous a donné plutôt raison, et cela a renforcé le désir de théâtre et de travail bien fait.

Je ne supporte les discours catastrophistes qui sidèrent et démobilisent, j’y vois une position bourgeoise complaisante. C’est très ancré, cette question apocalyptique, sécularisée aujourd’hui dans le langage écolo athée. Mais il agit, ce discours, il flétrit, tout en provoquant une sorte de « jouir du pire ». Mais à force de cela, on va finir par le manger, l’incarner, l’endosser ! Pourquoi produire des concepts qui rendent si incapables ? On se construit une arme pour se couper la main !

Brecht disait que le fascisme est le fruit de tous les siècles, que seulement ses formes diffèrent. Quel est le lien avec le XXIe ? À l’esthétisation de la politique que Walter Benjamin décelait avec le nazisme, il répondait qu’il fallait défendre la politisation de l’art. Cela reste encore à faire. Et moi, en ce moment, je m’ennuie sec : va-t-on passer les quarante prochaines années à s’enliser dans cette peur improductive ?

Quelle serait la réponse alors ? Mettre en place une sorte de dialectique négative ?
Si tu restes dans le royaume du négatif, tu crées à la marge des micromouvements, des conditions de vie qui sont de l’ordre défensif. Cela empêche de prendre de plein fouet les nuisances, mais aussi de construire quelque chose de positif suffisamment large et puissant pour renverser la vapeur. C’est pour cela que ma position sur l’institution a évolué au cours des dernières années. D’abord on a bâti notre propre place défensive hétéro-marxiste, à Eymoutiers, dans un territoire chargé d’une certaine histoire politique. C’est aussi un façon de répondre au grand défi que tente de relever le théâtre : comment faire que l’ouvrier et le paysan puissent y aller ? Eh bien en allant à leur rencontre ! Dans le Limousin, ils viennent parce qu’on est là, parce que c’est une forme de vie, ce n’est pas une décentralisation seulement administrative. Il faut travailler sur des échelles, des espace-temps, s’adapter à des milieux. Les théâtres, ils devraient avoir non seulement une scène mais un stand sur les marchés le samedi matin !

Et puis, comme partout, il faudrait juste des politiques publiques fortes – les gens s’émeuvent un peu quand l’hôpital continue à être flingué, mais c’est pareil partout ! Même si cela ne rapporte pas d’argent, que le but ce n’est pas le profit. On décèle un sens en berne dans les institutions publiques, et dans la culture en particulier – je ne parle même pas d’idéologie de droite ou de gauche, juste du vide et du désarroi, du manque d’interlocuteur… Et pour avancer positivement, c’est-à-dire si on veut créer des structures apparentes, prendre sa place dans la cité, on se rend compte qu’il faut déjà utiliser le langage de l’adversaire, rien que pour un dossier de subvention ou autre, c’est déjà plié… Alors comment ne pas se trahir ? Il s’agit de trouver des gens qui ont confiance en toi, qui se retrouvent dans ce que tu défends. J’ai quarante ans maintenant, et je fais des tentatives… Bien sûr, c’est fragile, comme pouvoir politique. Et je ne suis pas « porteur de projet » ; de convictions, peut-être. Je veux faire du théâtre, alors il faut travailler.

 

« Les Frères Karamazov d’après Fiodor Dostoïevski », adapté et mis en scène par Sylvain Creuzevault, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris à l’Odéon-Théâtre de l’Europe jusqu’au 6 décembre ; et à Points Communs, Nouvelle scène nationale Cergy-Pontoise / Val d’Oise les 10 et 11 Décembre.

 


Ysé Sorel

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