Art contemporain

Hito Steyerl : « L’information fusionne avec la popularité et la rentabilité »

Artiste et chercheuse, Sociologue

Installations vidéo et multimédia immersives, les œuvres de l’artiste allemande Hito Steyerl questionnent l’emprise des technologies numériques et leur capacité à définir ce qui tient lieu de réel, la surveillance globale et la réduction du monde à un ensemble de données commercialisables. Au moment où paraît en français son essai De l’art en duty free, elle revient sur sa critique de la dérive néolibérale des institutions et du milieu de l’art contemporain.

Plasticienne, vidéaste et théoricienne des médias, l’allemande Hito Steyerl, à qui le Centre Pompidou a consacré cette année une riche rétrospective, est, depuis les années 1990, l’une des rares figures contemporaines capables d’articuler une pratique artistique multimédiale à une réflexion critique de manière originale et cohérente. Professeure à l’Université des Arts de Berlin, où elle a co-fondé le Centre de Recherche en Proxy Politics, son dernier livre en date, De l’art en duty free, a paru en octobre dernier en France aux Presses du réel. Steyerl y déplore, sur un ton tantôt ironique, tantôt acerbe, les dérives néolibérales et fascisantes du marché global de l’art contemporain. Dans le sillage de Harun Farocki, elle pointe également du doigt les contradictions et paradoxes de la production et de la circulation massive d’images, du capitalisme computationnel, de la surveillance généralisée, de la militarisation et des technologies numériques, et prône une politique de la représentation, un art public capable d’inépuisables expérimentations. Surtout, elle reste une artiste pleinement engagée avec la condition contemporaine et les enjeux sociopolitiques les plus pressants de l’actualité en adoptant un prisme post-colonialiste, féministe et matérialiste. Son dernier travail, SocialSim (2020), traitant les violences policières lors des mouvements des Gilets Jaunes et de Black Lives Matter, le corrobore. GHL

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Nous utilisons Zoom pour cette interview, un logiciel qui a été beaucoup critiqué pendant le confinement pour ses politiques de données. Il semble néanmoins que cette application se soit désormais normalisée, et que les critiques à l’endroit de certaines technologies ne parviennent pas à avoir vraiment d’effet. Comment ne pas penser que nous sommes piégés par ces nouveaux dispositifs qui extraient nos données et comportent de nombreux effets pervers ? Comment ne pas se sentir pris dans une forme de servitude volontaire ?
La pandémie a exacerbé ces problèmes, puisqu’il est soudainement devenu beaucoup plus important d’essayer d’éviter tout contact physique avec d’autres personnes. Nous avons été, en quelque sorte, poussés vers l’espace numérique et avons réalisé que les monopoles numériques tels Facebook, Twitter, Zoom le colonisaient. Il est devenu subitement évident qu’il n’existait plus d’infrastructures numériques alternatives, plus aucune sous contrôle public ou démocratique. Nous constatons aujourd’hui l’absence totale de telles infrastructures, ce qui rend leur construction d’autant plus pressante…

Cet entretien a lieu à l’occasion de la publication de De l’art en duty free en France (Les Presses du réel). Votre livre est une critique vive des dérives néolibérales du marché, des institutions et du milieu de l’art contemporain, étroitement liées à la privatisation, au mécénat, à l’inaccessibilité croissante de l’art, mais aussi à ses liens complexes et profonds avec l’industrie de l’armement, les guerres et dictatures à l’échelle planétaire. Pourquoi avez-vous ressenti le besoin d’écrire les textes qui composent cet ouvrage ?
Je peux peut-être lier ma réponse à la précédente. Une telle privatisation de nos infrastructures numériques s’explique car leur développement a été abandonné aux lois de l’économie de marché néolibérale. On a supposé que, mystérieusement, magiquement, l’infrastructure nécessaire émergerait du travail de la main invisible du marché. Aujourd’hui, cela s’est produit dans une certaine mesure, ce qui a débouché sur une situation numérique très inégale. Quelque part, l’état de l’art contemporain suit les mêmes logiques, même si son territoire est beaucoup plus fracturé. Le paradigme de l’art que je décris dans mon livre ne règne que depuis les années 2000. J’ai commencé à écrire ce livre, qui se compose de plusieurs essais, onze ans plus tard : le contexte décrit ne date donc pas de 2017, mais relève d’une dynamique qui s’est intensifiée depuis la dernière grande crise financière de 2008. Ce paradigme doit beaucoup à l’expansion de l’économie de marché néolibérale, à ses valeurs promues de mondialisation, de multiculturalisme, qui ont pu maquiller l’effet des forces du marché. Bien entendu, l’art contemporain, monde très diversifié, ne se réduit pas à ce volet ; il comprend également de nombreuses initiatives à but non lucratif, éducatives, des départements universitaires… Ces acteurs hétérogènes mais tous porteurs d’un certain discours sur l’art contemporain essaient de se faire entendre. J’ai essayé de souligner ce qui menace lorsque l’art contemporain est abandonné aux forces du marché, étroitement associées aux économies duty free, aux zones franches, mais aussi aux régimes autoritaires, à la féodalité. Si on laisse ces forces le pousser, l’art contemporain verra tous ses autres effets potentiels minimisés, au point qu’ils disparaîtront.

Vous avez écrit bien avant la pandémie, en 2017, que l’art contemporain repose davantage sur la présence physique de l’artiste que sur l’œuvre elle-même, que la présence peut être quantifiée et monétisée et qu’il existe une demande croissante de présence totale et d’immédiateté. Vous avez même parlé d’une économie de la présence basée sur la rareté de l’attention humaine et de la présence physique. On vous doit aussi l’invention d’un terme, l’absense, pour qualifier l’expérience d’une communication en temps réel combinée à une absence physique, l’aspect sensuel d’une absence qui se présente en temps réel, en direct. Quatre années et une pandémie plus tard, pourriez-vous partager avec nous une sorte de post-scriptum du livre sur cette question-là ?
Ces tendances qui font de la présence une marchandise se sont radicalisées de façon spectaculaire avec la pandémie, comme cette marchandise devenait d’autant plus rare. Elle se distribue aujourd’hui via des bulles, des communautés fermées par exemple. L’absence – la présence techniquement médiée – devra se développer dans un avenir proche, avec ce piège que nous sommes toujours en territoire ennemi lorsque nous nous connectons à Internet. D’un autre côté, certains avantages moins visibles il y a quelques années nous apparaissent, comme le bénéfice écologique de la communication en ligne. À cause de ce fétichisme de la présence, le personnel du monde de l’art se promenait dans différentes villes via des vols EasyJet moyen courrier pour participer à des tables rondes et y intervenir une quinzaine de minutes. Ce volet environnemental s’avère crucial dans le développement d’une infrastructure numérique publique alternative qui rognerait sur les nombreux coûts d’émissions inutiles liées à l’économie de la présence.

Pendant les confinements successifs, les visites virtuelles de musées ont rendu de nombreuses collections accessibles à toute la population, gratuitement, au prix de l’abandon de l’aura de l’œuvre, de la coprésence physique de l’œuvre et du spectateur. Est-ce là le musée du futur, l’art sans « devoir » qui donne son titre à votre livre ? Quel rôle devrait jouer l’art contemporain dans une société future idéale, cet art autonome, public, coopératif, sans travail gratuit, sans exploitation, sans spéculation, sans évasion fiscale, dont vous faites l’apologie ? Et surtout, comment y parvenir ?
Les musées ont pris conscience que Google Arts & Culture les avait précédés, numérisant une grande partie des collections et les attirant du même coup sur son propre territoire, même si ces collections demeuraient accessibles au public. Peut-être les musées ont-ils alors compris qu’ils devaient se réapproprier une partie du trafic sur Internet, ce qui n’est pas une mauvaise idée. Je pense cependant que la numérisation d’une collection ne se limite pas à la création d’un PowerPoint de fichiers JPG à faire défiler, une idée bien pauvre d’architecture virtuelle. Sans aller jusqu’à mettre en scène les collections dans des modèles 3D – ce n’est pas forcément le but –, il faut peut-être aller un peu plus loin qu’une simple présentation de photographies. Un tout nouveau domaine de réflexion s’ouvre aux musées dans un avenir proche.

Concernant le « duty free art », voici quelques pistes pour cet art exonéré de devoirs, cet art autonome que j’aimerais voir advenir. Au cours des dernières années, depuis plus de dix ans, de nombreuses activités que la société cessait de financer, parce qu’elles présentent un défaut de rentabilité comme la recherche scientifique fondamentale, échurent au domaine de l’art, labellisées comme « recherche artistique ». J’ai écrit quelque part, en plaisantant, que bientôt la chirurgie à cœur ouvert serait déclarée performance artistique, sans quoi on ne trouverait plus de quoi la financer. Beaucoup des activités dévolues à des recherches fondamentales, non seulement sur la société, mais aussi sur la science, se changent en activités artistiques. Je ne souscris pas forcément à cela, mais si le monde de l’art pouvait constituer cette sorte de laboratoire à but non lucratif pour accueillir les questions fondamentales sur le monde, sans exiger de profit à court terme – travers dont l’université souffre de plus en plus –, alors pourquoi pas. J’appelle de mes vœux l’existence d’un laboratoire capable d’accueillir toutes sortes d’explorations qui ne seraient pas contraintes par le succès financier de court terme. Cet espace détournerait le sens du mot « innovation », qui sert aujourd’hui de cache-sexe pour la recherche à but lucratif.

Vous évoquez un « art libéré de ses auteurs et de ses propriétaires ». Or, le marché de l’art paraît adopter une logique inverse avec l’engouement présent pour les NFTs [jeton non fongible fonctionnant par un protocole de blockchain] qui renforcent des notions comme l’authenticité, la signature ou la propriété.
Oui, si je parle de la phase actuelle des NFTs. Je n’exclus pas qu’elle prenne une autre direction, nous ne le savons pas encore car les NFTs suscitent aussi beaucoup de développements intéressants. Tout d’abord, l’art se recentre autour des notions de propriété, de possession et d’authenticité. Or les technologies numériques avaient déjà fait un grand pas pour sortir du paradigme de la rareté : il vous est loisible de multiplier autant de copies d’un actif numérique sans presque aucune perte pour créer cette magnifique abondance numérique. L’absence de toute espèce d’original, c’était la beauté de la chose. Aujourd’hui, cette dynamique fait machine arrière, réduisant artificiellement les possibilités et l´abondance numérique et nous ramenant à un modèle féodal plus traditionnel pour l’art et la propriété. La rareté artificielle est la fonction principale des NFT, bien plus que la restitution à l’œuvre de son « aura ». Par ailleurs, dans la théorie traditionnelle de l’art, l’intérêt pour l’œuvre d’art s’élabore dans une sphère publique qui en discute et qui produit une conversation sur l’œuvre, sur l’expérience esthétique qu’elle véhicule, ou pas. Ainsi, l’œuvre trouve son public. Désormais, celui-ci se réduit, comme dans les débuts de la démocratie américaine ou athénienne, à un public de propriétaires. En matière d’imaginaire politique, nous retournons à cette époque où la propriété soutient un droit de représentation.

Votre travail vient d’être l’objet d’une rétrospective au Centre Pompidou (« I will survive. Espaces physiques et virtuels », 19 mai – 5 juillet 2021), Mecque de l’art contemporain. Vous êtes représentée par une importante galerie d’art privée à Berlin, Esther Schipper. Vous êtes très reconnue par la critique. Simultanément, vous pointez directement du doigt l’hypocrisie du milieu de l’art contemporain. Dans votre conférence « Is the museum a battlefield? », vous exposez vous-même les contradictions de votre position d’artiste lorsque vous mentionnez que votre œuvre Abstract est exposée au Art Institute of Chicago, institution soutenue et sponsorisée par une entreprise qui fabrique des armes et munitions. Comment naviguer dans ce milieu qui vous pose problème ?
Tout d’abord, mes vidéos sont bien en ligne, cachées quelque part à l’abri de Google, sur UbuWeb ou Karagarga. Je n’ai pas de site web commercial, ce qui irrite tous ceux qui ne peuvent pas trouver immédiatement mes œuvres, mais elles sont bien en ligne.
Par ailleurs, le travail d’équilibriste consiste à donner de la visibilité à certains problèmes – même, d’abord, à prendre conscience de ces problèmes. Sans l’exposition au Chicago Art Institute, je n’aurais même pas envisagé que ce musée pût être financé par un fabriquant d’armes. Avoir été jetée dans une situation m’a permis d’écrire à son sujet, d’y réfléchir. De même, si mon œuvre n’avait pas été, pour une raison ou une autre, vendue à un collectionneur privé pour échouer dans une zone détaxée, je n’aurais pas entrevu cet angle.

Je n’ai jamais eu l’intention de m’immiscer dans le monde de l’art pour jouer le rôle d’un détective, tout cela relève davantage d’une auto-expérimentation fortuite. Quelque chose se produit en cours de route qui me rend capable d’appréhender certaines activités et certains problèmes en les vivant de l’intérieur. Ce que je décide demeure complètement secondaire : le monde de l’art subit actuellement des perturbations, des transformations tellement massives qu’elles mettront très bientôt ces questions complètement hors de propos. Je pense au phénomène des NFTs, accéléré par la pandémie, par le fait que tant de gens demeuraient chez eux, par le boom massif des cryptomonnaies, d’Ethereum, de Bitcoin, et par d’autres facteurs…

Mais il se peut aussi que ces évolutions fassent écho au désir de certains acteurs du marché de créer un nouveau canon artistique. Ces dernières années, de nombreux mouvements de protestation se sont élevés dans le monde de l’art, nommant toutes sortes d’oppressions et d’exploitations. D’une certaine manière, la promotion d’un nouveau canon artistique complètement différent par de grands acteurs comme les maisons de vente aux enchères ou les grandes galeries leur offre de quoi écrire l’histoire de l’art à venir selon leurs propres termes, et de quoi mettre sur la touche les dernières générations d’artistes politisés. Ce que je vais décider dans les prochaines années n’a donc pas d’importance : un nouveau canon artistique le balaiera.

Votre travail a souvent été associé à l’étiquette du « documentary turn », le tournant documentaire de l’art. Est-ce le symptôme d’une complexification, d’une non-intelligibilité du réel, du vrai et du faux, qui nous oblige à devoir expliquer, analyser, dévoiler, renouer avec le réel, mais aussi à le politiser ? Ou bien d’un épuisement de l’imagination, de la foi dans les pouvoirs transformateurs de la fiction ? En même temps, vous employez souvent le terme « post-représentationnel ». Comment ces deux concepts dialoguent-ils ?
Le tournant documentaire de l’art est un symptôme de la marchandisation de l’information : la télévision par câble dans les années 1990, l’accélération de la disponibilité de l’information provenant de différentes sources sur Internet, la télévision par satellite, etc. Avec cette marchandisation de l’information, on anticipe déjà la division que nous rencontrons maintenant partout dans notre société, et que je nommerais « polarisation pour le profit ». Cela signifie que l’information fusionne avec la popularité et la rentabilité. Ce qui circule davantage n’est plus le véridique, mais le populaire ou le rentable. Dans l’algorithme PageRank de Google, l’exactitude et la popularité se situent sur un pied d’égalité. En gros, les données deviennent une marchandise, la vérité devient une marchandise et la popularité le principal paramètre. L’information changée en marchandise déchire les sociétés. À bien des égards, le tournant documentaire constitue moins une réaction à ce phénomène, qu’il en est un symptôme. Très concrètement, l’industrie du documentaire a pratiquement cessé d’exister pendant que je l’étudiais, repoussée vers le domaine artistique. De nombreuses tentatives d’analyse et d’interrogation de cette transformation de la vérité en marchandise, transformation assistée par les médias numériques, prirent la forme de documentaires ou d’essais filmiques dans le domaine artistique.

Ensuite, l’idée de post-représentation est très simple, je l’utilise dans le sillage de figures comme Vilém Flusser ou Harun Farocki qui défendirent que les images documentaires n’étaient plus de purs enregistrements de situations mais des anticipations de situations, qu’elles catalysaient certains de leurs développements, qu’elles créaient la réalité au lieu de la dépeindre. Ce genre de documentaires post-représentationnels est devenu presque courant aujourd’hui. Si vous regardez un journal télévisé, pensez à ses capacités opérationnelles, à ce qu’il fait, et non à ce qu’il montre. Voilà, selon moi, la principale caractéristique du paradigme post-représentationnel.

La narration dans vos films, n’est pas pleinement linéaire, elle est faite de sauts, entre les scènes, entre les actants, elle mobilise différents contextes d’énonciation et régimes d’images (un reportage, une télévision filmée, des prévisions météorologiques, des interviews…). Qu’est-ce qui commande la narration pour vous, si elle n’est pas pleinement portée par le récit ?
Je ne suis pas franchement douée pour échafauder un récit – celui-ci s’impose souvent à moi. Quelque chose se passe pendant le travail qui décide de la conduite du récit ; la réalité s’invite quelque part dans le processus créatif par en haut, par en bas, ou via les techniques que j’utilise… Par exemple, des contraintes budgétaires pèsent et orientent l’histoire dans un sens ou dans un autre, ou subitement quelque chose cesse de fonctionner. L’œuvre reflète ses propres conditions de production.

Le son semble comme le parent pauvre dans votre travail, un élément surtout décoratif. Au contraire, on note un changement dans le traitement du son de la pièce la plus récente exposée au Centre Pompidou, SocialSim, qui accuse un vrai travail de sound design, et de nombreuses citations sonores. Est-ce un médium que vous envisagez d’utiliser davantage ?
Je travaillais dans une discothèque, par le passé : j’ai gardé beaucoup de musique en mémoire ! J’ai fait d’abord usage de la musique comme substitut du VoiceOver, dont je commençais à me lasser. La musique joue un très grand rôle dans la narration non verbale, elle dirige tout un pan de l’histoire racontée, qui ne se laisse pas immédiatement verbaliser, qui échappe au langage ou à la raison. Pour cette raison elle me semble aussi importante que l’image dans mon travail ; elle ne décore pas, elle participe à l’œuvre au même titre que l’image.

La musique porte en elle-même ses propres informations contextuelles, qui peuvent s’additionner ou non au processus de réception de l’œuvre. Comme pour l’image, le son déploie plusieurs niveaux d’interprétation : une surface externe, celle des éléments immédiatement accessibles comme le rythme ou tout ce qu’un son peut avoir d’entrainant, mais cela renferme d’autres couches plus subtiles, qu’il n’est, par ailleurs, pas nécessaire de percer. Dans SocialSim par exemple, je cite une pièce d’Ennio Morricone, « Rabbia E Tarantella », dont le film de Quentin Tarantino Inglorious Basterds – qui est un des mes films préférés – avait fait usage. Il citait un film des frères Taviani sur les contradictions de la révolution italienne. Cette musique jouit d’un pouvoir de possession, plonge dans une sorte de mania, une idée qui s’accorde bien avec les images montrées. Même sans saisir la référence, on perçoit que la musique ajoute une épaisseur au contenu.

Dans This is the future, comme dans Power Plants, il est question de reproduire des formes florales autogénérées par des algorithmes. Les motifs végétaux sont des figures bien connues en art numérique, que l’on pense aux Fractal Flowers de Miguel Chevalier ou au travail de Yochiro Kawaguchi. Pourquoi vous être, à votre tour, engagée dans cette voie ? Est-ce parce que fleur est le symbole du beau, du gratuit, de l’immotivé – « la rose est sans pourquoi » – dans l’art ? Quel rapport entretient votre art avec le beau ?
Il s’agit plutôt d’une coïncidence… En général, je m’ennuie si je ne m’amuse pas avec les nouveaux outils de production des images, pour les interroger ensuite. Prenez les réseaux de neurones par exemple : je voulais les essayer et me frotter à ces nouveaux algorithmes, développés par Damien Henry, parce que le rendu me semblait magnifique et pour l’aspect novateur de la technique. Je m’y mets, et après neuf mois de tentatives infructueuses, je comprends que l’algorithme n’opérera qu’avec un ensemble assez restreint de motifs, dont des motifs floraux, notamment parce que la croissance d’une plante ou d’une fleur est assez prédictible et que les réseaux de neurones doivent avoir appris grossièrement ces modèles de croissance pour fonctionner correctement.

Plus généralement, vos pièces convoquent des images produites par des machines et des algorithmes ; quelles ressources créatives identifiiez-vous derrière ces images, que souhaitiez-vous montrer ? Votre regard sur ces images se porte-t-il comme sur des images artistiques ?
Cela fait au moins cent ou cent-cinquante ans que la technologie contribue à la production d’images, dans la photographie, en fait cette relation remonte jusqu’au paléolithique. La photographie par exemple ne peut pas fonctionner sans l’industrie chimique, sans les techniques d’extraction de l’argent, elle s’appuie sur un assemblage machinique qui soutient la création artistique. Aussi, depuis dix ou douze ans, un algorithme agit au sein même des caméras qui fonctionnent par interpolation d’images, et qui invente une partie de la vidéo que l’utilisateur filme. Sur vingt-cinq images par seconde, on n’est responsable que de trois ou six images – peut-être davantage –, mais toutes les autres dérivent de modèles probabilistes, et ne sont pas, en tant que telles, des images d’une réalité externe. Vous voyez que le mariage de l’art et des nouvelles technologies précède largement l’apparition de l’intelligence artificielle. Les machines contribuent depuis longtemps à co-créer avec les artistes la plupart des images auxquelles nous sommes confrontés.

Il faut se défaire de cette vision très pauvre qui érige en fétiche l’intelligence artificielle, qui lui accorde le talent d’un Léonard de Vinci ou d’un de ces anciens maîtres… Il me semble plus urgent de comprendre que la technique interfère dans la création artistique de diverses façons ; ce genre de réflexion permet d’utiliser les machines au lieu d’être utilisé par elles.

Quel œil portez-vous sur les processus de restitution des œuvres aux anciens pays colonisés ? Comment ce mouvement s’insère-t-il dans l’histoire critique que vous faîtes de l’art contemporain et, notamment, que vous inspire les récents scandales autour du Humboldtforum à Berlin ?
Beaucoup de chemin reste à parcourir, et il fallait bien ce premier pas pour initier la restitution des œuvres pillées. Je vais parler du cas allemand, que je connais bien mieux, et de l’exemple révoltant du Humboldtforum, ce château baroquisant de pacotille – une histoire à plusieurs niveaux de lecture, qui étend le terme de « colonisation » au-delà de son sens le plus restreint, celui qui qualifie des événements en Afrique ou en Asie. Le Humboldtforum flanque un important bâtiment de la RDA, le Palais de la République, et se situe proche du Marx-Engels-Forum.

La construction de ce HumboldtForum suggère donc plusieurs niveaux d’appropriation et de mainmise sur l’Histoire, et il me semble que ces niveaux constituent un tout, ou en tout cas qu’ils relèvent de la même importance. La mainmise allemande concerne aussi des parties du monde à l’est et au sud-est de l’Europe, ainsi qu’une partie de l’Empire Ottoman, ce que reflète tout le patrimoine culturel pillé en Égypte, en Mésopotamie, dans l’actuelle Turquie, en Irak… L’essentiel des œuvres coloniales présentées à Berlin se rattachent à cette période historique qu’il n’est pas tout à fait convenable de nommer « colonisation », si l’on se réfère au sens le plus pur du mot. C’est bien qu’il y a des dynamiques historiques plus larges, qui mériteraient d’être explorées comme une extension du terme « colonisation », des dynamiques auxquelles répondraient des périodes plus tardives de l’histoire, comme l’époque nazie, la RDA ou la réunification, de manières très différentes évidemment.

La série Squid Game est devenue le programme le plus regardé de l’histoire de Netflix, une série qui dépeint une allégorie de la sauvagerie du monde néolibéral et du marché débridé sous la forme d’un jeu collectif. La classification et la hiérarchisation des populations y vont de pair avec la gamification de l’État et de la société, le développement d’une société ludique. Vous écrivez pour votre part que les jeux sont des fictions génératives produisant du réel, que les jeux « rendent l’ordinateur réel », et vos œuvres ont aussi généralement une dimension ludique. Y a-t-il des aspects positifs dans cette gamification des sociétés ?
J’ai essayé de regarder Squid Game, mais je me suis tellement ennuyée… On a déjà vu cela par le passé, ce type de « Games » à la Hunger Games. Les règles auxquelles il faut se plier ici, comme dans la majorité des émissions de téléréalité par ailleurs, extrapolent les règles du marché, la survie des mieux adaptés à leur environnement, relevant de cette intuition darwinienne que seuls les participants les plus adaptés sont dignes de la compétition. Voilà une idée extrêmement pauvre du « jeu ». Il existe tellement de jeux fondés sur la collaboration, où il vous faut faire équipe avec d’autres joueurs. La plupart des jeux ne reposent pas sur des modèles winner-takes-all, mais permettent d’éduquer à la solidarité, à la collaboration. On joue parce que c’est drôle, et bien sûr que la compétition possède parfois des vertus ludiques, mais il me semble qu’il faut ensuite faire de la compétition un marchepied vers d’autres formes ludiques, où les joueurs ne tirent pas simplement leur satisfaction du fait d’avoir éliminé tous leurs ennemis.

Il ne fait plus doute aujourd’hui que les promesses initiales du web et des nouvelles technologies – désintermédiation, démocratisation, répartition des pouvoirs, suppressions des monopoles… – n’ont pas été tenues. Comme praticienne de ces technologies et comme artistes, comment avez-vous vécu cette succession de trahisons ?
J’ai effectivement vécu ces évolutions technico-politiques comme des trahisons, puisque j’ai pu croire en leurs promesses. Sans avoir été non plus complètement pénétrée par l’utopie du web, j’ai très clairement bénéficié de ces technologies, dès leurs balbutiements. Par exemple, dans la mesure où je ne pouvais pas me permettre de travailler avec un équipement professionnel pour mes premiers films, ceux-ci n’auraient jamais pu voir le jour sans caméscope. La trahison absolue de tout ce que promettaient ces technologies a quelque chose de stupéfiant : ces idées selon lesquelles l’accès facilité à l’information servirait la démocratie, soutiendrait les mouvements sociaux, ferait disparaître certaines inégalités d’accès… On assiste en réalité aux évolutions inverses ! Cela s’explique, selon moi, parce que le profit, la popularité, furent le moteur du développement de ces techniques. Twitter n’appuie pas les contenus que vous mentionnez spécialement parce qu’ils sont d’extrême droite, mais parce qu’ils génèrent du click ; l’algorithme amplifie mécaniquement les contenus radicaux.

Beaucoup de vos films dénoncent la forme actuelle du néolibéralisme : Liquidity Inc en 2014, Mission accomplished en 2019. Le même ennemi est visé, mais il présente deux visages très différents : d’un côté la compétition et le marché dérégulé des actifs liquides, de l’autre le point de jonction entre le glamour, la mode vestimentaire et les populismes. Entre 2014 et 2019, Donald Trump et Jaïr Bolsonaro sont devenus des leaders politiques mondiaux. Quelles évolutions notez-vous entre ces deux moments du libéralisme autoritaire (2014 et 2019), et entre ces deux films ?
On peut appeler cette seconde période – 2019 – le moment participatif du néolibéralisme autoritaire, où les individus ne consentent plus seulement volontiers mais avec enthousiasme à une sorte de version gamifiée de leur propre exploitation. Instagram agit comme un moyen d’expropriation des idées de milliers d’internautes, ce que l’industrie de la mode convertit en valeur d’échange. Ce moment du néolibéralisme requiert une infrastructure idoine, mais également un certain volontarisme des agents économiques.

Il y a de quoi perdre pied quand on réalise l’immense pouvoir des infrastructures numériques, ce Léviathan qui nous tombe dessus… Alors comment retrouver une certaine liberté, comment ne pas être une victime passive de ces les technologies ? Il y a quelques semaines, dans nos colonnes, Benjamin Bratton a répondu à Giorgio Agamben qu’il fallait désormais accepter une biopolitique positive, et concéder aux technologies certaines collectes de données, certaines préemptions sur nos vies. Que ressentez-vous et que pensez-vous de cela ?
Pour lier ma réponse à la question précédente, je voudrais préciser que Mission Accomplished est une œuvre collective, et peut-être notre salut proviendra-t-il de là, de l’idée du collectif comme alternative à l’extraction, à l’exploitation. Cette voie permet aussi de répondre à la question de la biopolitique et des données : Agamben refuse toute implication des technologies dans les données de santé, Bratton, au contraire, ferait tourner la machine des Big Data à plein régime pour servir la santé publique. Ces deux scénarios ont bien coexisté pendant la pandémie ; une biopolitique autoritaire fut à l’œuvre dans certaines sociétés et d’autres, démunies devant le Covid, se sont contentées de laisser couler, n’offrant même pas les services de santé publique les plus rudimentaires à des populations à travers le monde. Je me rangerais du côté de Bratton pour dire que toutes les techniques déployables devraient l’être dans le domaine de la santé publique si et seulement si les tentatives pour monopoliser ces données, pour en tirer un profit ou surveiller tout le monde, pouvaient être contrées. Francesca Bria, à Barcelone, a prototypé ce genre d’organisation des données : une propriété collective dans des pôles collaboratifs réunis autour de la data. La possibilité demeure offerte aux décisionnaires d’ouvrir l’accès à ces pôles, où ils/elles contrôlent leurs propres données. Dans un tel monde, l’histoire qui s’écrirait ne ressemblerait en rien avec celle qui eut cours pendant la pandémie. Mais pour l’heure, fondre les données de santés dans les infrastructures existantes serait très dangereux ; je ne me ferais pas l’avocat de cette option, car on sait très bien à quoi elle conduirait.

Hito Steyerl, De l’art en duty free – L’art à l’époque de la guerre civile planétaire, traduit de l’anglais par Armelle Chrétien, Les Presses du réel, octobre 2021.


Gala Hernández López

Artiste et chercheuse, Doctorante en théorie des médias et esthétique à l'Université Paris 8

Benjamin Tainturier

Sociologue, Doctorant au médialab de SciencesPo