Littérature

Olivier Cadiot : « On silhouette tout » 

Critique

Médecine générale, son premier « roman », vient de valoir au poète Olivier Cadiot la première récompense de sa carrière : le Grand Prix SGDL de la Fiction 2021. L’occasion d’un entretien de fond avec un auteur majeur de la littérature contemporaine dont le travail « s’approche au ralenti de l’autobiographie».

Dans Histoire de la littérature récente, en 2016, Olivier Cadiot donnait aux aspirants écrivains ce conseil ironique pour avoir du succès : « Le texte doit (…) ressembler à un individu présentable, premier degré, ordinaire, acceptable, capable de séduire la personne X en face. Mais spéciale. Avec des phrases de plomb qui pèsent leur pesant de vie. » C’est donc logiquement avec des semelles de vent et un livre extra-ordinaire, joyeusement imprésentable qu’il vient d’obtenir la première récompense littéraire de sa carrière : le Grand Prix SGDL de la Fiction 2021, pour Médecine générale, paru comme tous ses autres textes aux éditions P.O.L. AOC avait chroniqué ce « roman » (c’est la première fois que l’auteur accole ce terme à un de ses livres) lors de sa parution en janvier dernier.

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Olivier Cadiot est « écrivain, poète, traducteur, dramaturge », indique sa fiche sur le site de la Société des Gens De Lettres. Elle ajoute qu’il « a traduit Le Cantique des cantiques, chanté par Alain Bashung et Rodolphe Burger, La Nuit des rois de Shakespeare, monté par Thomas Ostermeier à la Comédie Française, a travaillé ou travaille notamment avec Pascal Dusapin, Rodolphe Burger, Pierre Alferi, Thomas Ostermeier ou Ludovic Lagarde qui a adapté et monté plusieurs de ses livres au théâtre, avec Laurent Poitrenaux. » Oui, Olivier Cadiot est tout cela, et bien plus encore : un écrivain « bon qu’à ça », comme disait Beckett quand on lui demandait « Pourquoi écrivez-vous ? ».

Avec Médecine générale, il nous emmène dans une maison d’enfance transformée en secte où trois personnages se livrent à des activités insaisissables mais dont on reconnaît qu’elles constituent, comme souvent chez l’auteur, une sorte de stage préparatoire à l’existence, un bricolage vital pour, comme écrivait Beckett encore, dans L‘Innommable, « continuer » précisément parce qu’on ne peut « pas continuer » et que donc, il le « faut ». Entretien avec l’écrivain à propos de cet opus centrifuge et des rapports de celui-ci avec le reste de son œuvre. EL

Médecine générale commence par un frère mort et se clôt sur la phrase « D’accord, je meurs pas. » Comment présenteriez-vous le livre à quelqu’un qui s’apprête à le lire ? Peut-être pas son « histoire », parce qu’on ne peut pas résumer le récit, mais ses thèmes, ce à quoi on peut s’attendre ?
[Il lit la quatrième de couverture :] « Tu te rends compte ce qu’on a dû encaisser pour te suivre : rêver de hold-up, bâtir une nouvelle abbaye, transformer le paysage, fonder une religion, faire du théâtre, réparer une maison, écrire un livre avec la vraie vie des gens, etc. C’est délirant. Comme si comme si tout ça allait nous guérir. Alors qu’on n’est pas malade. » Cette quatrième de couverture est un extrait du livre, bien sûr, mais ce fragment a la vertu de raconter l’histoire, peut-être de la manière la plus simple : des gens décident après des aventures très compliquées, surtout pour un des protagonistes, de s’exiler et, sans s’en rendre compte, ils vont devenir une secte. Ce qui m’intéressait au départ, c’était d’étudier comment par une accumulation de petits gestes quotidiens et de coutumes, tout à coup la tyrannie s’installe. C’est toujours mon sujet finalement : la tyrannie de Robinson sur son île, la tyrannie intérieure de narrateurs successifs, avec dans tous les livres des despotes, et surtout des gens qui vous assomment de paroles et qui vous parlent de très près – en anglais on les appelle des close talkers. La tyrannie domestique, ce n’est pas une tyrannie politique vue depuis les sujets, c’est plutôt le monde à l’envers, comme si l’on était l’enfant du dictateur.

Le titre Médecine générale, avec son ambition affichée de « globalité », semble faire écho à certains autres de vos livres, tels Retour définitif et durable de l’être aimé : un peu comme si vous aviez pour programme une tentative de totalité, de bouclage une fois pour toutes du « problème », et que ce problème était précisément et ironiquement l’impossibilité de tout embrasser… Comme s’il y avait une fin mais qu’on ne pouvait jamais l’atteindre…
Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a pas de volonté chez moi d’embrasser le monde, la totalité du monde, au sens où les réalistes auraient pu l’entendre par exemple. Il y a peut-être en revanche la recherche inconsciente de ce que peut ressentir un lecteur qui s’ouvrirait, par extraordinaire, à quelque chose grâce à un texte, c’est-à-dire qui « déplierait » quelque chose dans sa propre conscience. Ça arrive, un contact comme ça : un transfert de regards. Donc il y a peut-être effectivement une envie d’embrasser quelque chose de plus large et, puisqu’on est dans la vision, de l’embrasser à 360 degrés, comme si l’on avait des yeux derrière la tête : ce serait bien pour un écrivain finalement, on serait le meilleur espion du monde, plus besoin d’utiliser un journal troué pour les filatures…

Concernant l’idée de « fin », il y a c’est vrai, une petite recherche disons, même si le mot est prétentieux, d’épiphanie. Mes livres se terminent en général, puisqu’on peut quand même parler de « fin » du livre, par une espèce d’épiphanie, de moment suspendu où tous les personnages, comme dans Un mage en été, par exemple, sont explosés dans l’air ou atomisés et ça finit, j’allais dire, « poétiquement », non pas au sens technique mais au sens du genre même de l’écriture qui, tout d’un coup, tombe dans l’azur. Cela vient sans doute de mon obsession personnelle des chutes… Même dans Un nid pour quoi faire, les jumelles se retrouvent à la fin dans un accident en l’air, dans un carrosse… On pourrait dire que c’est une pirouette, et ce ne serait littéralement pas faux. Avec Médecine générale, j’ai voulu faire autrement, j’ai voulu que ça atterrisse : la fin devient le début d’un livre très concret. Il s’arrête et un autre pourrait commencer, mais on n’est pas « sortis » de l’espace. Cependant, ces chutes dans l’éther sont une méthode poétique pour s’arracher du support lui-même : finalement, un livre, quand il est réussi, s’arrache à sa page pour avoir une vie, comme s’il prenait un effet de volume…

Comment s’est déroulée la genèse du texte ?
J’étais très mécontent du premier manuscrit. Je me suis rendu compte qu’il y avait deux choses irréconciliables : les chapitres qui concernaient la mort du demi-frère, qui avaient un certain type d’écriture que j’avais beaucoup travaillée, et puis tout le reste, tout le corps du livre qui était des dialogues, des saynètes, un peu comme j’avais fait de manière plus abstraite dans Futur, ancien, fugitif, c’est-à-dire une sorte d’immense collage… Entre ces deux voix, il y avait quelque chose qui n’allait pas, donc j’ai annulé la sortie du livre et j’ai travaillé un an de plus. J’ai décidé de ne garder que le frère, de l’arracher, comme si on pouvait prendre d’un manuscrit seulement une partie, sauver quelque chose de ce qui m’apparaissait comme un désastre à ce moment-là… J’ai décidé de fuir avec ce morceau, de le placer sur une autre table en quelque sorte imaginaire, de le mettre ailleurs, dans l’air : c’est possible de transporter une partie d’un livre par magie et de l’isoler, si l’on peut dire, par la pensée… C’est très amusant à faire, même si ce n’est pas drôle au moment où on le fait parce que cela a aussi à voir avec la terreur d’écrire, la difficulté, très simplement… Pourquoi le reste, les dialogues, étaient-ils superficiels ? Ça partait dans tous les sens : il fallait que je les concentre et pour cela il fallait que je rêve les personnages. Pour la première fois, j’ai fait un travail peut-être un peu classique de romancier : j’ai rêvé d’autres personnages que ce personnage central de Robinson. Je suis sorti du solo. Cela a a vraiment été une expérience très intéressante que j’ai faite sans en avoir tout à fait conscience et, au lieu de travailler sur un texte très mis en forme à l’avance, m’intéressant à la maquette comme je le fais quand j’écris dans InDesign, un logiciel de mise en page, je suis sorti complètement de l’espace du livre pour remplir de grande feuilles de papier où tout d’un coup je faisais des espèces de scénarios de rêve. Ou bien j’essayais, je mettais un personnage au centre, etc. Peut-être que c’est ce que font les scénaristes de séries par exemple, qui se retrouvent à imaginer des destinées, au point qu’il existe des psychanalyses de personnages de séries… Et du coup, en donnant du rêve, j’ai donné de la chair à ces personnages et je me suis retrouvé avec un vrai trio.

Il y a une seconde raison qui est que tout ce que décrivait ce premier manuscrit, la chronologie des faits, je l’ ai vécu en vrai après. La mort du demi-frère, évidemment que ça m’est arrivé avant : j’étais dans un moment de deuil sans doute, ou plus exactement de retour du deuil… Mais il se trouve qu’ensuite je vais aux États-Unis, je fais exactement le même circuit que le personnage de cette première version, et après je me retrouve comme lui, avec le confinement, enfermé à la campagne… Donc il a fallu que non seulement je pense les personnages en trio mais aussi que je conjure le fait que le livre était un programme de ma vie : je me suis enfui du premier manuscrit à cause de ces sensations que j’avais de divination – à la petite semaine, certes, mais quand même…

Le thème autobiographique, comme on dirait d’un thème musical, semble résonner de plus en plus clairement dans vos textes. Je pense à la mort du demi-frère, à la maison d’enfance…
C’est tout à fait vrai, comme si mon travail s’approchait au ralenti de l’autobiographie. Il y a une expression très importante dans le livre : « S’approcher à pas de loup de son propre conte. » Comme si c’était un livre sur les mythologies de chacun. On revient à la question initiale : je n’ai pas du tout l’ambition de m’intéresser au monde dans sa globalité mais plutôt de transmettre le « transfert », si je puis dire, entre une personne et sa propre mythologie, sans que cette personne devienne nécessairement un fou mégalomane ou prétentieux – les personnages peuvent être très simples, comme celui de Pierre, le surdoué. Ce que j’ai fait dans tous mes livres, c’est me concentrer sur ma propre biographie mais en lui faisant faire une culbute en moi, c’est-à-dire je l’ai faite ressortir par un autre filtre. Enfin, je ne sais pas si je dois dire cela ici… Ce n’est pas que je ne peux pas le dire – la preuve, je le dis – mais, pour être précis, je ne veux pas le dire parce que je ne veux pas l’utiliser. J’aurais l’impression de me servir d’un levier autofictionnel dans les livres, ce qui serait scandaleux. Mais, effectivement, il se trouve quand même que je m’approche encore une fois au ralenti de cette autobiographie mais d’une autre manière : j’espère qu’on ne la prend pas frontalement. Ensuite, j’ai envie du détour – c’est encore une fois du transfert que je parle –, j’ai envie que ça se retourne et que ça marche avec le cerveau d’un lecteur. Comme si on inversait une sphère.

Puisqu’on en est au cerveau du lecteur, il y a page 217 cette phrase : « On est pareils, c’est fou. On ne comprend rien aux mêmes choses en même temps ». Est-ce que ne rien comprendre c’est tout comprendre, et le faire justement ensemble ?
Tout comprendre, c’est avoir simplement un chemin dans le livre, mais après si l’on lève les yeux et qu’on regarde les arbres, on ne voit pas qu’il y a une pierre à droite, par exemple. Donc on peut très bien refaire la promenade. J’ai envie que les lecteurs puissent se faire alpaguer par des choses et que cela crée une mécanique, comme un « moteur » de la lecture, au sens de moteur d’avion ou de voiture. Quelquefois on arrête et c’est terrible, on se met sur le bas-côté, on dit « c’est pas possible », on lit la marge blanche et on arrête, on ferme le livre. Cette promenade, je comprends très bien qu’elle soit pénible pour certains lecteurs parce que je n’ai pas envie de demander de l’effort, j’ai plutôt envie de faciliter le chemin le plus le plus possible, et c’est pour cela d’ailleurs que mes livres ont souvent une teinte comique, parce que le comique s’adresse plus vite, va plus vite dans le sang de l’autre. Comme une caricature, comme une esquisse rapide, une silhouette. Parce qu’on silhouette tout. J’aimerais beaucoup être capable de cela tout le temps, mais c’est très difficile. Alors évidemment, à qui s’adressent ces images ? Est ce que c’est aux gens qui ont vu la même chose que moi ? Ce sont des questions très simples, merveilleuses, et à cause d’elles, vous commencez à faire un autre livre. C’est très banal : parce que vous n’êtes pas au bout de vos peines avec cette articulation, avec ce problème en fait insoluble.

La non-compréhension ou le problème de la connaissance constituent un peu le nœud de vos livres. Dans Médecine générale, vous convoquez Bouvard et Pécuchet de Flaubert.
Bouvard et Pécuchet, c’est l’histoire fascinante de deux personnages qui quittent Paris avec des encyclopédies sous le bras et qui s’installent en province. Là, ils tentent successivement tous les métiers possibles. Ils deviennent tour à tour paysagistes, hommes de théâtres, archéologues ou que sais-je et, à chaque fois, ils ratent : c’est une sorte d’encyclopédie du ratage, inachevée d’ailleurs parce qu’elle devrait être éternelle, il faudrait prendre tous les métiers du monde. J’y ai pensé quand mes personnages partent s’exiler, avec cette différence fondamentale que les miens sont ignorants, certes, mais intelligents, contrairement aux héros de Flaubert. Ils vont vraiment progresser, c’est un livre beaucoup plus optimiste que Bouvard et Pécuchet, qui est un désastre absolu. Ça se se termine comme ça, d’ailleurs : on ne meurt pas et on va se faire des œufs brouillés. En réalité, dans Bouvard et Pécuchet, les personnages sont comme nous, mais ici ce sont des héros livresques, comme le petit Pierre qui apprend tout : il devient un immense pianiste, il est capable d’avaler durant la nuit des documents comme une sorte de machine monstrueuse… Tout le livre traite la question de l’ignorance : l’ignorance de Mathilde qui, revenant de 30 ans chez les Indiens d’Amazonie, ne comprend absolument plus les coutumes de son propre pays, devenant ignorante ; et l’autre, le troisième ou le premier c’est selon, le narrateur, celui qui est le plus proche d’un Robinson, disons, pour tirer les fils de mes précédents livres, qui a des problèmes religieux : il ne comprend pas la sainte Trinité, ça l’obsède au point que finalement, même s’il est dans le déni, il fonde une sorte d’abbaye. C’est un théologien raté, il ne comprend pas comment les choses fonctionnent. En somme, leur maladie, c’est l’ignorance.

Mais ils incarnent aussi trois modes d’ignorance ou de connaissance que nous avons chacun en nous. Ce pourraient être les trois formes de la libido, par exemple, sciendi (désir de savoir), fruendi (de jouir) et dominandi (de dominer)…
Oui, ou les trois fonctions de Dumézil… Même si je ne m’intéresse pas tant que ça à Robinson, je crois que je ne le perdrai jamais, parce que ces trois personnages, qui peuvent être trois figures de nous-mêmes, de moi bien sûr, et de nous tous comme vous le dites, ce sont aussi trois figures de Robinson lui-même. Il y a d’un côté, évidemment, le tyran, celui qui va dominer le monde par sa parole ; il y a le Vendredi qui est en lui, c’est-à-dire l’ignorant absolu, Pierre, qui est la version « ingénieur fou » atteint de compulsion de fabrication (c’est un surdoué qui n’arrête pas de bricoler, qui, au lieu de passer sa vie en vacances, construit des villes entières) ; et puis la troisième figure, c’est Mathilde, la déplacée, l’exilée. Mais à l’inverse de Robinson, c’est dans l’autre sens, en mode Tarzan à New York puisqu’elle vient d’Amazonie. Dans tous les cas, c’est une histoire de transfert.

Parmi vos références pour opérer le transfert, même si elles n’apparaissent pas nettement, il y a l’anthropologie, celle de Philippe Descola, Bruno Latour ou Eduardo Kohn, des théories qui se sont développées en parallèle de votre travail, dans une sorte de communauté de pensée…
Tout projet structuraliste qui consiste à refaire des catégories, des divisions et des hybrides entre différentes manières de voir le monde ne peut que surexciter un écrivain, parce que c’est de cela qu’il s’agit : mettre des ontologies face à face, Robinson et Vendredi. J’aurais adoré partir avec des anthropologues en voyage : c’est dans ce domaine que j’ai travaillé finalement le plus sans doute, mais ç’aurait été une autre vie. Alors, qu’est-ce que je peux faire, à défaut d’être l’assistant d’un Descola ? Je peux m’amuser à les citer, c’est-à-dire aussi être à la limite de la caricature. C’est là que le travail d’un romancier est un peu compliqué, parce qu’on ne peut pas naïvement recopier ce que dit Descola, par exemple sur les quatre ontologies du monde. En revanche, je peux l’animer dans un livre. Et si je l’anime, je vais l’animer du côté du non-savoir, du côté de l’ignorance : on y revient. On n’est pas au Collège de France, on est un soir à dîner et les gens parlent comme ils peuvent. Donc là, on peut dire que je fais un travail hyperréaliste, curieusement, alors qu’on pensait que tout était très fictionnel mais, en fait, il y a une volonté d’hyperréalisme : j’ai besoin de ces catégories mais j’ai aussi besoin de quelqu’un qui raconte, que ça soit transféré dans un espace littéraire.

En revanche, je ne me permettrais pas de m’inspirer sur le plan thématique de ces catégories, par exemple, pour faire un livre qui serait un calque ou un commentaire : ce n’est pas mon métier. Mais je les lis et quelquefois un premier chapitre ou une introduction suffisent à me faire réfléchir et à me donner envie d’écrire, ce qui fait que les livres de ces penseurs que j’admire tant servent d’aiguillon pour l’écriture. Mais, encore une fois, j’aurais mauvaise grâce à dire que je les lis véritablement. Je ne les lis pas encore assez sérieusement : j’emprunte leur énergie. Et pour revenir à votre première question, « embrasser le monde » : alors là oui, avec l’anthropologie, il y a une volonté d’embrasser le monde, puisqu’aux quatre catégories correspondent à chaque fois des pays ou des êtres précis (les aborigènes et le totémisme par exemple). On a des théories presque globales de l’être et, même si ce n’est pas de la philosophie, cela alimente la philosophie elle-même, et cela alimente la littérature évidemment, puisque la littérature est un trafic de mythologies.

On a l’impression que vous envisagez la littérature un peu comme un combat, que l’écrivain lutte contre sa propre bêtise…
On en revient toujours au même point : l’ignorance. Je n’ai pas l’impression d’écrire mais de me battre avec ce fantôme, et ce qui est très intéressant, et très enthousiasmant, c’est que ce n’est pas qu’un travail de terreur, comme je le disais tout à l’heure, pas que la crainte de mal tourner : il s’agit plutôt de régler infiniment sa position pour trouver une voix qui sera elle-même une entame d’un livre, et – puisqu’en l’occurrence on a ici trois voix – de leur donner de la force et de l’effet, d’augmenter leur volume au sens presque littéral. C’est pour cela que l’espace du roman est incomparable pour moi par rapport à celui de la poésie par exemple, parce que je peux avoir des doubles fonds, du son, de l’espace… Ce n’est pas du cinéma mais c’est le cinéma sur papier, peut-être.

Concernant le « trafic », on dirait volontiers que vous travaillez en « variation continue », avec une modulation d’intensité autonome, que l’île est un archipel, qu’il y a des contiguïtés et des rhizomes plutôt que de l’ordre… On pense parfois à Deleuze en vous lisant…
La question de l’intensité et de la contiguïté, ça me paraît la moindre des choses en écriture… Je dirais que ça fait partie de mon éducation, y compris familiale, personnelle. Concrètement je travaille par contiguïté au sens de coagulation, je fais travailler des choses qui n’ont rien à voir les unes avec les autres, l’une contre l’autre ou l’une avec l’autre et donc je fais des opérations un peu chirurgicales entre des éléments qui ne sont pas nécessairement faits pour aller ensemble. Je fais des greffes, des systèmes et quelquefois ça ne prend pas, ça ne tient pas, comme un bras qui ne s’articule pas à son épaule.

Et parce que ça ne tient pas, il faut justement continuer…
Oui, même si ça ne produit rien, ce n’est pas du tout en vain, c’est en perspective. Ça s’appelle « le principe espérance ». C’est un très beau titre d’Ernst Bloch. Je me dis que la teinte comique dont je parlais, ce n’est peut-être pas tant finalement parce que j’ai envie de faire des trucs drôles, mais plutôt parce que tout à coup cela prend cette allure : pas seulement grimaçante ou ironique, mais tendre. J’ai envie de faire des portraits tendres : il y a du poème, entre guillemets, chez chacun de ces personnages. Chacun a un accès particulier au lyrisme. Il y en a une qui passe par les coutumes et par son passé puisqu’elle est dans sa maison d’enfance, chacun a son lyrisme privé… Donc on est dans ce principe, dans ce moteur d’espérance intellectuelle, c’est-à-dire ce travail de réglage, qui me rend heureux, tout simplement.

Olivier Cadiot, Médecine générale, éditions P.O.L., 2021, 400 pages.


Éric Loret

Critique, Journaliste

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