Marie Darrieussecq : « On nous dit de méditer, mais moi, je médite en lisant »
Les raisons de « pas dormir » sont légions, et ces jours-ci plus encore. Pas d’anachronisme toutefois : cet entretien avec Marie Darrieussecq a eu lieu voici quelques semaines, et l’insomnie était déjà, pour elle, et depuis longtemps, bien avant la parution de son récent Pas dormir, une manière d’être au monde, et donc à la littérature. Après – et avant – quelques autres, l’auteure de Naissances des fantômes a accepté de se prêter au jeu de l’île déserte qu’AOC a installé à la Fondation Pernod Ricard. Le principe en est simple, vous le connaissez : demander à une personne d’établir une liste des dix livres qu’elle emporterait sur une île déserte et commenter ce choix en public, sous forme d’une conversation. SB
Commençons par évoquer ton dernier livre, Pas dormir, un livre un peu singulier, qui ne ressemble pas à un roman classique. On y trouve des images, entre autres choses. C’est un livre qui traite d’une expérience particulière que le titre indique : l’impossibilité de trouver le sommeil. Au fond, quelle place pour les livres dans ces moments d’insomnie ? Sont-ils alors des compagnons un peu différents de ceux des autres heures de la journée ?
Comme je le raconte dans le livre, j’ai tout essayé, à quatre heures du matin, pour supporter le fait de ne pas dormir. Ce n’est pas si étonnant, mais la lecture est décidément l’activité la moins pénible que j’ai trouvée, à défaut de trouver le sommeil. Ce sont des lectures particulières, oui. Franchement, il ne faut pas qu’elles soient trop difficiles à cette heure-là. J’ai tendance à lire, par exemple, des journaux d’écrivains, des mémoires, ou des récits qui cavalent, des récits avec un suspense. C’est vrai que je réserve les lectures plus difficiles pour mes moments d’éveil dans la journée, quand je ne suis pas trop abrutie par le manque de sommeil. Du coup, je lis énormément.
Tu le dis souvent, la littérature a une place très importante dans ta vie, et pas seulement depuis que tu publies des livres, depuis toujours. Si tu regardes en arrière, est-ce que tu peux faire une histoire de tes modes de lecture, qui, j’imagine, ont évolué au fil du temps ?
Pour moi, le mot littérature est très large, c’est tout ce qui se lit et qui a une forme de livre, broché, au fond. Même si là, dans mon sac, il y a une liseuse aussi, très pratique pour les livres volumineux ou les livres en anglais. Je suis une fille des années 1970-1980, donc j’ai commencé par la Bibliothèque rose, la Bibliothèque verte… J’ai un parcours de lectrice très classique, très banal. On est des enfants, toi et moi, d’une époque où il n’y avait pas énormément d’offres pour la jeunesse, des enfants d’avant Harry Potter, d’avant les écrans aussi, on n’avait pas énormément de choix. C’est comme ça qu’on s’est retrouvé à lire Madame Bovary à 14 ans, sans rien y comprendre, en fait. Madame Bovary, quand elle prend le carrosse avec son amant, moi à 14 ans, je ne comprenais pas ce qu’il se passait, je ne comprenais pas qu’elle couchait. La Princesse de Clèves, que je vais citer, je n’y comprenais pas tout non plus. Notre génération a été amenée à lire trop tôt des livres trop adultes. Dostoïevski à 18 ans ? Franchement, j’ai des doutes. Autre exemple : Anna Karénine. Je l’ai lu vers 20 ans, et j’ai vraiment le souvenir que pour moi, Vronski, son amant, c’est un salaud, que c’est vraiment un mec dégueulasse. Je l’ai relu il n’y a pas si longtemps que ça et je me suis rendue compte qu’en fait, c’est elle qui a tout foutu en l’air. C’est elle qui met tout en œuvre pour qu’il la quitte. Elle ne cesse de le tester. Elle veut être aimée coûte que coûte et c’est intolérable pour cet homme. Et peut-être que quand je le lirai à 75 ans, si Dieu ou je ne sais qui me prête vie, peut-être que j’y verrai encore autre chose. Ça, c’est vraiment la marque des chefs d’œuvre, des livres qui t’accompagnent toute ta vie. J’ai dit par boutade que tant Oui-Oui d’Enid Blyton que Marguerite Duras m’ont amenée à écrire. Mais ce n’est pas seulement une boutade, je faisais feu de tout bois quand j’étais petite, je lisais ce que ce qui était disponible. Enid Blyton m’a appris ce qu’était un récit, un début, un milieu, une fin, et Marguerite Duras, ou Claude Simon, m’ont appris qu’on pouvait raconter autrement. Tout m’a nourri.
Mais comment ont-ils été choisis ces livres, qu’est-ce qui fait qu’on tombe sur eux ? Est-ce que le fait que des livres n’étaient pas pour toi a priori te donnait encore plus envie de t’y plonger ?
Madame Bovary, c’est l’école. C’est un prof de troisième, je pense, qui nous l’a fait lire avec Les Misérables de Victor Hugo. La Bibliothèque rose et la Bibliothèque verte, c’est la bibliothèque de Bayonne. De même, les 33 tours, tout le rock indépendant d’Angleterre nous arrivait par cette bibliothèque-discothèque. Puis mes parents lisaient, lisaient des livres disponibles pour des gens qui n’étaient pas des intellectuels, mais qui auraient été des intellectuels s’ils avaient eu accès aux études que moi j’ai faites. Mais c’étaient des lecteurs. Dans la bibliothèque de mes parents, il y avait des SAS, des San-Antonio, et aussi, Les Cosaques de Tolstoï, mon père lisait Faulkner parce qu’un prof lui avait dit de lire Faulkner quand lui-même était au collège. Ce sont des bibliothèques qui ne sont pas des bibliothèques de hasard, qui retracent une histoire de la lecture en France, probablement. Je n’ai pas forcément les outils sociologiques pour décrypter cette histoire. Mes parents étaient des lecteurs avides et très curieux, qui lisaient un peu de tout.
Quel rapport as-tu entretenu avec la prescription scolaire de la lecture ?
Le bon exemple, et c’est un des livres de ma sélection d’île déserte, c’est La Princesse de Clèves. Je sais d’ailleurs que mes propres enfants ont eu La Princesse de Clèves au programme du bac. Pour moi il faut sauter les quinze premières pages. Ces quinze premières pages, aujourd’hui, sont très difficiles à lire, pour des adultes, mais alors pour des adolescents de 15 ans, elles sont impossibles. Une certaine patience de la lecture s’est perdue aussi. J’invite beaucoup mes enfants à sauter les descriptions. On est dans une époque d’écran : on ne peut pas passer vingt pages à lire la description d’un appartement comme chez Balzac. Les quinze premières pages de La Princesse de Clèves sont une description d’un univers politique, certes très intéressant, mais comme il n’y a pas encore d’amorce de récit et qu’on décrit tel chanoine, tel évêque, tel roi, tel reine, etc., franchement, je crois qu’il faut les sauter, et commencer à une phrase liminaire qui est « Il parut alors une beauté à la cour ». Et là, il y a un bal. Et puis, on va la marier. Et puis, elle rencontre le duc de Nemours. Il y a alors toute une histoire psychologique qui se déroule, puisque le livre est censé être le premier récit psychologique de la littérature – en tout cas française. Quand on finit l’histoire qui est passionnante, on peut relire les quinze premières pages. Gilles Deleuze disait qu’il fallait commencer certains livres par le milieu. Pas dormir, d’ailleurs, se commence très bien par le milieu. Et hop, il faut lire ensuite le début, et le début, c’est clair. Ulysse de Joyce par exemple, le début, c’est une face Nord de l’Himalaya, on ne comprend rien. On est dans une tour, il y a une théière, une météo, ils prennent un thé mais on ne comprend pas qui est qui… Il faut commencer au deuxième chapitre, le petit déjeuner de Bloom, quand il mange des rognons. Là, on est à Dublin, c’est ancré dans l’espace et le temps. Et après, vous lisez le début de Ulysse, sinon ça vous empêche de comprendre ce qu’il se passe dans cette tour. La Princesse de Clèves, on comprend qu’en fait, elle est un pion. C’est une petite gamine de 15 ans, un pion dans un échiquier politique et évidemment, son mariage va être un mariage politique qui va unir deux familles, et elle va être propulsée sur une scène politique dont elle n’a que faire. Pas seulement parce qu’elle est jeune, mais parce que la Princesse de Clèves, fondamentalement, c’est Bartleby au féminin. C’est quelqu’un qui ne veut pas participer, elle épouse, par convention, un homme qui n’est pas si mal. Et puis, quand l’amour se présente, le duc de Nemours, elle n’y va pas, non pas par vertu, mais parce que c’est trop d’efforts. Et elle se hâte vers le couvent. Parce que enfin, au couvent, elle pourra ne pas agir et être. Je pense que ces personnages qui ne font rien sont des gens qui sont avec puissance. Mais agir, c’est autre chose. J’aime beaucoup les personnages comme ça. Oblomov, évidemment, mais il y en a d’autres dans la littérature. Donc, voilà un conseil de lecture, commencez La Princesse de Clèves quinze pages après le début.
Donc, on a commencé la liste avec La Princesse de Clèves, mais alors, pourquoi choisirais-tu d’emporter La Princesse de Clèves sur une île ? Parce que tu as cité beaucoup d’autres livres, qui ne sont pas sur ta liste. Je sais que c’est un livre important, il y a aussi un autre de tes livres qui s’appelle Clèves et ce n’est pas tout à fait un hasard, mais pourquoi celui-ci ?
En réalité c’est un mauvais calcul de l’emporter sur une île déserte parce qu’il fait cent-cinquante pages, il vaudrait mieux emporter des pavés. Mais c’est un livre que j’ai lu peut-être vingt fois, et à chaque fois, ce livre m’a donné un éclairage différent sur la vie, sur ma vie. Sur ce que c’est que d’être une femme aussi, c’est un livre très important. Je pensais qu’elle était dépressive, peut-être parce que je l’étais moi-même, et évidemment, quand je l’ai lu à 15 ans, j’ai fini par accepter cette histoire de passion, de passion qui ne peut pas vivre par convention sociale. Parce que même un mari mort, on ne le trompe pas quand on est la Princesse de Clèves. On se doit à soi-même cette vertu, une vertu romaine. Je l’ai relu plusieurs fois en me demandant vraiment pourquoi elle n’y allait pas dans cette histoire d’amour. Il y a plein de réponses possibles et aujourd’hui, à l’heure où je vous parle, je me dis que c’est par apragmatisme. C’est un mot que j’ai appris récemment : l’apragmatisme, c’est une incapacité à agir, ça n’est pas une dépression, même si c’est une catégorie psychiatrique. Ça se soigne, apparemment, il y a un neuroleptique qui permet aux apragmatiques d’agir. On peut penser à ce qu’on appelle au Japon les hikikomori, ces jeunes gens qui sont soi-disant accros aux jeux vidéo. Mais en fait si on leur enlève les jeux vidéo, ils ne sortent pas davantage de leur chambre. Juste, ils ne veulent pas, ils ne veulent pas participer, ce qui est une vraie façon de voir le monde, je trouve ça très légitime en fait. Certes, ils restent à la charge des gens qui les hébergent, mais enfin bon… Il y en a un dans mon village au Pays Basque, un gamin qui était à l’école avec moi et qui est toujours chez ses parents. De temps en temps, il sort dans le jardin. Il est tout pâle parce qu’il ne prend jamais le soleil. Il est debout, tout droit comme ça. Mais il n’est pas autiste non plus. Juste, il ne veut pas participer et je trouve ça légitime, c’est une façon de vivre la vie, il veut juste la paix. Et la Princesse de Clèves, je pense qu’elle appartient à ce grand club-là. Melville a beaucoup écrit sur ces gens-là, il n’y a pas que Bartleby, il y a aussi Ismaël, parce que Ismaël, de Moby Dick, quand il prend la mer, c’est pour éviter de se suicider. Il se laisse ballotter, il participe très peu, c’est le témoin, il ne fait rien. Ce type de personne est assez fréquent dans mes livres. Il y a beaucoup de personnages qui sont un peu posés là et parfois, ils sont bien obligés de réagir. Mais je ne sais pas s’ils agissent pour autant, c’est un peu différent.
Deuxième livre sur la liste, un livre de Joan Didion, une écrivaine et journaliste américaine née dans les années 1930 qu’on a découvert, ou redécouvert peut-être un peu sur le tard en France, mais qui occupe une place centrale.
Je l’ai lue un peu par hasard et peut-être par Les Inrocks, parce que c’était un de vos écrivains aux Inrocks, il me semble. Elle a été traduite assez tard, effectivement. C’est quelqu’un qui s’y connaît en dépression. C’est aussi une femme qui a eu une vie très dure, qui a perdu son mari et sa fille. Elle a écrit des très beaux livres de deuil. Mais ce livre-là est un peu antérieur. C’est un livre des années 1970 à Los Angeles. Ça s’appelle Marie, avec et sans rien. Le titre en anglais, c’est Play It as It Lays. C’est très difficile à traduire.
C’est Maria, pas Marie.
Maria oui, tu vois, je m’identifie beaucoup à ce personnage. C’est une femme très alcoolique, très insomniaque, qui hésite entre plusieurs hommes. Mais dans mon souvenir, elle est toujours allongée sur un transat, à Los Angeles, à Malibu ou à Palm Springs. Elle est toujours entre deux descentes d’alcool ou de drogue. Et elle n’a pas envie de participer non plus. Il y a une phrase qui m’a beaucoup marquée dans ce livre, c’est : « On pourrait croire que le centre du monde est une maison au bord de la mer à Malibu, alors que c’est le coin de Sunset Boulevard et La Brea Avenue. » En anglais, c’est beaucoup plus joli. Ça dit beaucoup d’une géographie intime qui me parle énormément. Dans ma tête aussi, j’ai l’impression que sommeille en moi cette femme pour qui le centre du monde, c’est un bord de mer, dans mon cas, au Pays basque, dans une maison un peu à l’écart, où je ne ferais qu’écrire, boire du thé, vivre sainement, être très calme, lire, voilà. Alors que ce n’est pas vrai, le centre du monde, c’est le croisement de Sébastopol et Réaumur, ou La Brea et Sunset Boulevard. C’est là que ça se passe, c’est là qu’on veut être. C’est là que ça pulse. Et en même temps, cet endroit est dangereux, épuisant, on ne sait pas quoi en faire, on est un parmi la foule et on est amené à participer. Quand on est au croisement de Sunset Boulevard et de La Brea, on est sommé de participer, sinon on est sur la touche, les gens vous bousculent. Dans mes romans aussi, il y a cette tension entre une espèce de sage retraite, cultiver son jardin etc., ou la chambre de Pascal, à la limite, dont il ne faut pas sortir, à moins de causer tous les malheurs du monde, en gros, et être vraiment là, participer. S’emparer de la foule, faire partie de la foule, accepter la foule. Et elle en parle très bien de ça, de cette tension entre un calme intérieur, mais qui est toujours en bordure de la mélancolie, voire de l’addiction, parce qu’il faut bien combler le vide, on ne peut pas toujours le combler de créativité ou d’amour, et être là dans la foule et courir avec elle. Et l’écriture est là aussi au croisement de Sunset Boulevard et de La Brea.
C’est un livre traduit de l’anglais, que tu as lu aussi en traduction, et ça donne l’occasion de parler de ton rapport à la lecture dans différentes langues, de la traduction, puisque tu as traduit depuis l’anglais.
Oui, j’ai traduit des très grands. Virginia Woolf, Joyce – intraduisible, bien sûr – James Baldwin, pour qui j’ai un très grand amour, et puis Ovide. Et tous s’y connaissent énormément en mélancolie et dans cette tension entre se retirer à Saint-Paul-de-Vence comme Baldwin, ou bien tenir à Harlem, tenir à Paris. Pareil pour Virginia Woolf, bien sûr, avec cette tension entre participer à Londres et puis se retirer, entrer dans la rivière et y mourir. Et puis Ovide. Ovide c’était un grand poète mondain, il avait un succès fou à Rome, ses pièces de théâtre, qui sont perdues, remplissaient des stades, ses lectures remplissaient des stades. Puis il a été exilé par Auguste, suite à une sombre histoire, on ne sait toujours pas très bien pourquoi, et il s’est retrouvé au bord du monde connu. Et à l’époque, je vous parle de l’an 8 après Jésus-Christ, à l’époque, le bord du monde connu, c’était donc l’actuelle frontière entre la Roumanie et de l’Ukraine, sur le delta du Danube, où se tenait une toute petite ville qui s’appelait « Tomes » et qui s’appelle aujourd’hui Constanța. Il faut vraiment imaginer Tomes comme une sorte de comptoir de l’extrême bord de l’Empire romain. Plus personne n’y parle ni grec, ni latin. Et quand Ovide, le grand poète mondain, et je dis mondain avec affection, quand il se retrouve tout seul là-bas, personne ne comprend ce qu’il dit et les gens se moquent de lui parce qu’il parle latin ou grec. Il est amené à apprendre le gête et le sarmate, qui sont des langues thraces de l’époque. Il va même se mettre à composer des vers dans ces langues, qui sont perdus, mais dont il parle dans ces lettres qu’il envoie à Rome. J’ai traduit les lettres d’exil d’Ovide. Il y a eu huit années d’exil et donc il y a eu huit salves de lettres puisqu’il y avait un seul bateau par an quand le bateau parvenait à survivre aux tempêtes et aux pirates. Le bateau mettait six mois à venir de Rome et six mois à rentrer. Et il était interdit d’écrire à Ovide parce qu’il était banni de chez banni. Mais il avait quand même quelques réponses qui venaient en fraude. Ses lettres sont un témoignage incroyable. Ce n’est pas moi qui le dis, mais c’est un peu le premier anthropologue ; c’est le témoignage de première main d’un homme lettré, c’est le seul qui sait écrire là-bas, qui nous dit à quoi ressemblent les barbares. Et il dit: « le barbare ici, c’est moi » parce qu’il ne parlait pas leur langue. Et il est incapable de vivre là-bas. On comprend d’ailleurs dans le texte, c’est très touchant, qu’il n’est pas parti seul. Il est parti avec toute une cargaison d’esclaves, mais ça ne compte pas… Un jour, il est malade et il a un esclave avec lui qui sait écrire et qui prend sous sa dictée, et puis, il y a des tas de gens qui passent leur temps à lui verser du vin et à le nourrir. Mais ce sont des gens qui ne comptent pas. Je me suis dit qu’un jour, mais je le ferai pas, j’écrirai le roman de l’esclave qui s’est trouvé envoyé là-bas lui aussi. Bref, c’est un livre incroyable, je l’ai traduit chez P.O.L, et c’est un des plus beaux livres du monde. Une langue incroyable. Donc, emportez-le aussi sur votre île déserte.
Le volume suivant que tu emportes sur l’île déserte appartient à un tout autre registre, c’est un livre de Stanislaw Lem, qui est titré Solaris. Ça dira sans doute davantage à ceux qui ont vu les films, celui de Tarkovski, ou celui, plus tard, de Soderbergh.
Oui, il y a une version japonaise aussi. Solaris de Stanislaw Lem, un Polonais qui a écrit sous l’ère soviétique en Pologne, c’est un livre prodigieux qu’on trouve facilement en poche, et qui décrit une planète qui s’appelle donc Solaris. Cette planète est formée d’un seul océan, mais ce n’est pas de l’eau, c’est une sorte de plasma, et quand Kelvin atterrit sur la base, il n’y a plus que deux survivants, et c’est pour ça qu’on l’y envoie d’ailleurs, parce que la base ne répond plus. Et ces deux survivants ont l’air complètement fous, ils parlent à des gens, mais il n’y a personne d’autre qu’eux. Et en fait, l’océan de Solaris vous envoie ce qui vous manque le plus. Kelvin est veuf. Donc très rapidement après son atterrissage, sa femme morte revient, et c’est vraiment elle. Sauf que, Kelvin c’est un scientifique, alors il analyse une goutte de sang de cette créature, et la goutte est complètement vide. Les atomes sont vides, il n’y a rien. Elle est faite de plasma. L’Océan envoie comme ça des formes, qui rendent fou. Et pour un autre des explorateurs, l’un des survivants, c’est un enfant qui est là, donc on devine qu’il a perdu un enfant. Et puis le troisième, c’est encore une autre drôle de créature. On ne sait pas trop ce qu’il a perdu, lui. Le roman déroule comme ça la vie-non-vie de ces explorateurs, accompagnés de ce qui leur manque le plus. C’est une idée de génie. Ce qui me plaît dans ce roman, c’est qu’il est raté, et je pense que c’est pour ça qu’il y a tellement d’adaptations cinématographiques, parce qu’il y a de la place pour inventer, pour réussir mieux que Stanislaw Lem, Kubrick savait très bien faire ça aussi. Shining de Stephen King, c’est un bon roman, mais Shining de Kubrick est infiniment meilleur. Il est condensé. Pour la petite histoire, même si ça va me flatter et que ça ne se fait pas, Jean-Luc Godard avait acheté les droits de Truismes pour l’adapter en 1996. J’étais hyper fière moi, Godard, wow. Et puis ça traîne, ça traîne. On travaille un petit peu ensemble. Je vais le voir où il habitait, avenue Pierre Ier de Serbie. On esquisse un début de scénario. Il avait des idées, il voulait absolument éviter les effets spéciaux et il voulait passer par le dessin animé, un peu à la Alice au pays des merveilles. Il avait des idées comme ça. Et puis il a disparu, Godard, pendant six mois il a disparu de ma vie. Et, un jour, il a rappelé. Je décroche mon fixe, il n’y avait pas de téléphone portable à l’époque, et j’entends « Allô, c’est Jean-Luc Godard », donc je lui demande où il était passé et il me dit. « J’ai joué au tennis. » Voilà, ça, c’était Godard, il écrivait sa propre légende. En fait, il avait probablement fait un petit bout de dépression comme ça lui arrivait parfois. Puis, il a fini par dire que Truismes était un trop bon livre pour l’adapter. Donc, j’étais à la fois déçue que le film n’arrive pas et en même temps, c’était un cadeau magnifique que cet homme-là dise ça. Il trouvait qu’il n’y avait rien ; non seulement à ajouter, mais qu’il n’y avait pas de passages, d’interstices où loger un film. Il disait volontiers du roman de Moravia, L’Ennui, que ce n’était pas un bon livre. Ce n’est pas sympa pour Moravia mais ça a fait un film génial. Et donc, le film Truismes n’a pas eu lieu parce que c’était un trop bon livre. C’est un magnifique cadeau. Mais je vois ce qu’il veut dire et je vois pourquoi. Solaris, de la même façon, c’est de la pâte à pain pour les cinéastes, parce qu’il y a tout à faire. Lisez-le, c’est raté, parce que Stanislaw Lem, qui était très féru de science dans les années 1960, fait des tas de digressions sur la science des particules, des atomes, des plasmas, c’est obsolète et pas très intéressant, ça ralentit l’intrigue, et puis surtout, tout ce qu’on veut savoir, c’est comment Kelvin fait avec sa femme revenante. Et tous les films adaptés de Solaris, évidemment, prennent ce récit-là et ils sont magnifiques, tous. Donc, c’est un roman raté. Mais j’ai beaucoup d’affection pour les romans ratés.
Et que penses-tu des films ?
Je les aime tous. Le film de Tarkovski est un peu dur au début, quand on est dans la datcha avec les Russes qui parlent en russe, évidemment, sous-titré, c’est un peu long, mais une fois qu’ils vont sur Solaris, c’est génial parce que c’est fait avec les moyens du bord. Et le film de Soderbergh, je trouve que c’est un très bon film hollywoodien, George Clooney fait très bien le job. Dans les deux cas, la femme est très intéressante. J’aime les deux films. Dans les deux cas les stations spatiales sur cet océan sont absolument magnifiques. En termes d’image… Vous imaginez ce qu’on peut faire, c’est super.
En t’entendant, je me demandais si ça t’avait traversé l’esprit, par rapport au cinéma, d’écrire un jour quelque chose de volontairement imparfait, une sorte de pâte à pain comme tu l’as dit, de façon à l’écrire pas forcément pour le publier, mais pour le donner à quelqu’un qui en ferait un film, voire pour en faire un film toi-même.
Alors non, ça ne s’est pas présenté comme ça. Paul Otchakovsky-Laurens, mon éditeur, disait que ce n’était pas un hasard s’il y avait assez peu d’adaptations cinéma des livres de la maison P.O.L, parce que ce sont des livres très littéraires. Paul publiait de la littérature, de la littérature ambitieuse…
À part ceux d’Emmanuel Carrère ?
Oui, mais Emmanuel fait des récits aussi. Atiq Rahimi aussi. Martin Winckler, qui a été adapté au cinéma, fait aussi des récits. Mais la plupart des écrivains de P.O.L sont dans un travail de la langue qui prime sur le récit. Moi-même qui suis un storyteller, comme le disent les anglo-saxons, j’aime raconter des histoires, mais ce qui est plus important pour moi c’est la façon dont je vais les raconter : la langue, le rythme des phrases… Très souvent, mes livres ont été achetés, mais pas adaptés, parce qu’il y a toujours un moment où le ou la cinéaste cale. Il va manquer quelque chose. Récemment il y a eu une adaptation, de Clèves pour Arte, pour laquelle le cinéaste Rodolphe Tissot s’est emparé du sujet en y mettant sa propre adolescence de garçon, son propre paysage de Haute-Savoie (alors que moi, c’est au Pays basque). Il s’en est emparé et il a pris le récit, comme ça. C’est très bien, moi, je suis complètement pour. Mais il y a peut-être une timidité face à une sorte de – peut-être trop grande – présence de la langue. Ce n’est pas exactement fait pour le cinéma. Après, moi comme cinéaste… On parlait de Virginie Despentes : je l’ai vu tellement donner sur les plateaux. C’est un autre métier, il faut diriger des équipes, il faut avoir affaire au producteur. Moi, quand j’ai besoin de faire un fantôme, ça me prend une phrase. Parfois, elle est très difficile à écrire, mais ça me prend une phrase. Je n’ai pas à demander 200 000 euros pour l’effet spécial. C’est un autre métier, ce n’est pas du tout le mien.
Le livre suivant est Voyage dans les ténèbres, de Jean Rhys.
Ah, Jean Rhys, elle n’est pas assez connue en France. Toujours pas assez. C’est encore une écrivaine. Joan Didion est un peu sa fille, finalement. Elle est davantage connue, par contre, dans l’univers anglophone. C’est une écrivaine qui est née à Saint-Domingue. Une écrivaine blanche qui est née dans un univers de Noirs, d’une famille esclavagiste. Et c’est resté comme une sorte de péché originel pour Jean Rhys. Elle s’est exilée assez vite en Angleterre, dans un climat très pluvieux, très froid, dans lequel elle a sombré dans l’alcool et, par moments, dans la prostitution. Elle voulait écrire, c’était tout ce qu’elle voulait faire. Elle n’était pas autonome, c’était une femme des années 1930, elle avait constamment un problème d’argent. Elle s’est mariée, ça s’est mal passé. Sa vie est particulièrement calamiteuse et elle a laissé des sortes de météorites, dont Voyage in the Dark, Voyage dans les ténèbres en français, publié chez Denoël. On est plein d’écrivains et de journalistes en particulier, je sais que Nelly Kaprièlian l’adore par exemple, à essayer de la pousser, de la rééditer. Je vais bientôt écrire une préface pour une prochaine réédition, et ça ne prend toujours pas en France, je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que c’est une blanche des Caraïbes et on ne sait pas quoi en faire en France, alors que dans le monde anglophone, ça les intéresse. Elle a sa place dans cette géographie-là, une géographie de la culpabilité aussi. Et puis, les Caraïbes, ce n’est pas les Antilles, on ne sait pas très bien faire nous avec ça. C’est une écrivaine de l’alcool, elle parle très, très bien de l’alcool, et puis de l’autonomie des femmes sans autonomie. Ça me touche beaucoup. Dans Voyage dans les ténèbres, c’est une jeune femme qui va rejoindre une troupe, elle est plus ou moins danseuse, plus ou moins chanteuse, mais en fait, elle est prostituée. Mais ça ne dit jamais son nom, c’est à dire qu’elle couche avec des semi-gentlemen anglais qui sont pleins aux as, des hommes d’affaires, toujours un peu véreux. Elle a un deux pièces et c’est elle qui décide quand on passe dans la chambre. Et c’est exactement la même époque que Virginia Woolf. De l’importance d’avoir une porte à l’intérieur de chez soi. Il ne suffit pas d’avoir une pièce à soi. Il faut aussi pouvoir passer du salon à la chambre. Parce que si on ouvre tout de suite sur le lit, on est fragilisée, perçue d’emblée comme une prostituée. Alors que si c’est soi qui décide d’ouvrir la porte… Donc elle a une espèce d’étiquette du passage dans la chambre… C’est une sorte de marqueur dans l’histoire des femmes, ce livre-là, lisez-le.
Tu as parlé un peu de Virginia Woolf tout à l’heure. J’ai été surpris de ne pas la trouver dans la liste.
Parce qu’elle est trop évidente, parce que je l’ai traduite. J’ai passé presque un an à traduire A Room of one’s own, Un lieu à soi qu’on pourrait aussi traduire par Une pièce à soi, mais certainement pas Une chambre à soi. C’est « a room », pas « a bedroom ». Pendant tout le livre, elle sait très bien ce qu’elle fait avec « room », « bedroom » et même « bed sitting room ». « Bed sitting room », c’est ce qu’on appellerait aujourd’hui un studio, c’est la pièce où on s’assoit sur le lit, la pièce où le meuble, c’est le lit. Mais ce n’est pas une chambre. C’est un essai fondamental sur le féminisme ; un livre très difficile à traduire, où tout circule comme ça dans une géographie, dans un espace qui n’admet pas les femmes, puisque ça commence par une université où on la siffle comme un chien, on la siffle parce qu’elle marche sur la pelouse et que la pelouse est interdite aux femmes. Ensuite, elle veut aller à la bibliothèque et la bibliothèque est interdite aux femmes alors qu’elle voulait consulter des archives de tel écrivain. Donc, c’est un livre extrêmement en colère, très, très drôle, très acerbe, avec des moments d’obscénité, d’ailleurs, sur les chats sans queue de l’île de Man. Et elle y va sur les jeux de mots avec « queue », « sans queue » et tout. Elle est marrante, et la traduction de Clara Malraux la civilisait trop, la domestiquait trop. Clara Malraux est une très bonne traductrice avec une langue très élégante, mais elle avait coupé dans le texte les passages trop anglais, trop difficiles parfois, et aussi, par exemple, au début du texte en particulier, il y a beaucoup de références aux sœurs Brontë, à George Eliott et à Aphra Behn. Aphra Behn est tellement peu connue en France que Clara Malraux s’est dit « on va couper ça ». Elle la remet plus tard, mais elle enlève ce qui l’arrange. C’était les traductions de l’époque, on prenait des libertés. Donc voilà, c’était intéressant de retravailler cette traduction, mais elle est toujours à traduire. J’ai une fille de 17 ans et demi qui est en train de découvrir Orlando de Woolf : elle parle à chaque génération de façon nouvelle.
En t’entendant, je me disais qu’au fond, le féminisme dont tu parlais est d’abord passé à travers des textes de littérature, en tous les cas, la liste en témoigne. Il n’y a pas de textes de théorie. Ta fille a 17 ans et demi, on est dans une période très différente de ce point de vue-là, on n’est pas dans un creux de vague, en quelque sorte.
C’est formidable le féminisme en ce moment. Toutes ces jeunes femmes, moi, je les trouve vraiment formidables. Mais est-ce qu’il y a eu un creux de vague ? Je me rappelle, moi, dans les années 1980-1990, on était encore à tout ce qui était accès à la contraception. C’était encore des combats à mener, même si c’était là. Est-ce qu’il y a eu un creux de vague à ce moment-là ? Je ne me rends pas compte. Récemment, on me passait des archives dans une émission de télé et je disais « je ne suis pas féministe, mais… » en 1996, parce que je n’osais pas, et parce qu’effectivement, c’était mal perçu, alors que je l’étais évidemment. Et j’ai honte de ça, il fallait l’affirmer. Mais l’époque, effectivement, en 1996, on était peut-être sur d’autres combats. En même temps, j’ai l’impression que ça a toujours été là. Mais en ce moment, elles sont géniales, et ils aussi parfois. Mon fils est féministe. Ils ont d’autres façons d’aborder la question, plus radicales, et ils ont raison. Je ne sais pas comment parler de ça, c’est tellement vaste.
La question portait sur le fait de l’aborder par la littérature davantage que par la philosophie.
Ce qui est sûr, c’est que comme petite fille, je manquais un peu de modèle d’écrivaines parce que les modèles qu’on avait… Marguerite Duras, la première fois que j’en ai entendu parler, je sais très bien quand c’était, j’étais au lycée. C’était par un livre qui s’appelait La maladie de la mort que me conseillait une fille plus âgée que moi à Bayonne, il fallait le faire,… Je découvrais cette écrivaine. Les quelques écrivaines qu’on avait comme modèles, après Woolf qui s’est suicidée, Nathalie Sarraute, qui avait l’air très isolée, c’étaient des écrivaines qui faisaient exception. Ou Beauvoir, qui elle était le féminisme en acte. Elles faisaient exception. Moi, ce que j’ai beaucoup apprécié dans les années 1990, c’est qu’on a été la moitié du monde, en fait. Vous, aux Inrockuptibles, je me rappelle, vous accompagniez un mouvement. Ce n’était pas un mouvement, il y avait une évidence. Il y avait Christine Angot, Virginie Despentes, Lydie Salvayre, Marie Ndiaye, tellement d’autres, on était nombreuses. C’était comme ça, on arrivait. C’était le moment, le milieu des années 1990. Baise-moi, Truismes, c’est la même année. Lorette Nobécourt, qu’on n’entend plus trop…
Quand on a publié cette anthologie des Inrocks, il y avait six autrices sur dix même si on ne réfléchissait pas en termes de parité ou de quotas à l’époque.
C’était rare à l’époque. Annie Ernaux aussi a toujours été là pour moi, et Sarraute, j’ai eu la chance de la rencontrer par le biais des Inrocks. Sarraute ne voyait pas du tout les choses en termes de féminisme, mais elle affirmait le fait qu’étant femme, elle écrivait, un point c’est tout. C’était peut-être moins formulé qu’aujourd’hui, mais en tout cas, nous, dans les années 1990, on a été très nombreuses et avec évidence, et on a pris la place.
Une autre femme sur ta liste : Tsitsi Dangarembga. J’avoue que je ne l’ai jamais lue.
C’est une écrivaine très importante du Zimbabwe. Elle est très connue dans le monde anglophone. On ne la trouve que d’occasion, elle est chez Albin Michel, très peu traduite en France. Je crois que son dernier livre est traduit, mais je ne sais pas chez qui. Tsitsi Dangarembga, c’est une écrivaine, elle est exilée maintenant, elle habite en Allemagne. Quand elle est revenue au Zimbabwe, elle a été brièvement incarcérée parce qu’elle se bat pour la démocratie. Elle a peut-être dix ans de plus que moi. Elle est l’autrice d’un livre très célèbre dans le monde anglo-saxon, qui est étudié à Harvard, à Yale, etc. qui s’appelle Nervous Condition, Condition nerveuse. C’est un magnifique récit de coming of age, d’arrivée à l’âge adulte, de deux jeunes filles du Zimbabwe, une qui est restée sur place et une qui a accompagné ses parents en Grande-Bretagne pour faire ses études et qui est revenue. Celle qui a été éduquée sur le mode britannique (c’est un livre des années 1980) n’arrive plus à se réadapter au Zimbabwe et elle fait une anorexie. C’est très audacieux parce que ce livre a eu beaucoup d’échos dans un contexte où l’Afrique était vue comme le continent de la famine, de la guerre, etc. Et là, on avait un personnage d’adolescente qui se bat contre son anorexie. Un personnage très contemporain des années 1980, un peu la Christiane F. du Zimbabwe, si vous voulez, avec des tas de problèmes d’insertion dans la société locale, etc. C’est un livre extraordinaire qui bouleverse – ce n’est même pas qu’il bouleverse les clichés sur l’Afrique – c’est une autre voix qui a surgi et qui parlait de ça. L’histoire est passionnante, les deux gamines sont formidables. On pourrait aussi très bien le voir adapté en bonne série Netflix. Avec des ados, mais dans un univers dont on n’a pas du tout l’habitude. Et c’est un peu l’ancêtre, même si elle ne doit avoir que 65 ans, même pas, de toute une génération de jeunes autrices nigériane ou zimbabwéenne ou d’Afrique du Sud. Toutes ces femmes comme Chimamanda Ngozi Adichie, qui écrivent des romans en anglais à destination du monde entier sur des sujets universels. Et le fait d’être noir n’a pas d’incidence au fond, parce que ça se passe sur place, tout le monde est noir. Elles ont affaire aux hommes, à la société, à l’économie locale, au monde, d’une façon qui va de soi. Et elles ne parlent pas aux publics blancs, aussi. Moi, j’ai toujours un petit regret avec la littérature africaine francophone, c’est qu’il y a toujours une espèce de d’adresse aux publics blancs qui entrave, je trouve, les livres : ils font tous un peu du Kourouma. C’est une langue un peu en « beau français », en français un peu ornementé, alors que toute cette littérature anglophone est très matter of facts. Elle est très traduite d’ailleurs maintenant. Elle descend d’une figure tutélaire. Il y a Soyinka qui a eu le prix Nobel au Nigeria (le Nigeria est un pays énorme avec une littérature énorme, le Zimbabwe aussi), dans les années 1990, je dirais. Mais moi, je préfère de loin un auteur qui est aussi peu connu en France, qui s’appelle Chinua Achebe, qui est un auteur fondamental pour tout ce qui est post-colonialisme. Il est l’auteur d’un livre qui s’appelle Tout s’effondre (Things Fall Apart), qui est traduit chez Actes Sud, qui est le grand livre de de l’homme tourmenté par l’arrivée des Blancs. Ça se passe dans un village dans les années 1930 au Nigeria, c’est un Igbo, du côté donc du Biafra, c’est bien avant la guerre du Biafra, et il voit arriver les Blancs. Il se dit « mais c’est quoi ce bazar ? ». Et c’est formidable. C’est un livre extraordinaire – et il fait une dépression, d’ailleurs.
Tu parlais de la différence, du contraste avec la littérature africaine en français. Ça fait référence aussi à cette période où on se permettait dans les traductions de couper des passages entiers, parce que ce qu’a de ce point de vue-là subi Woolf c’est la même chose que Raymond Chandler, par exemple, ou alors sur toute la littérature de genre, parce qu’on se disait qu’après tout, on pouvait couper tout ce qui était inutile à l’intrigue – au fond, ce qui était la littérature même. Aujourd’hui, on sait, il y a des témoignages. Ses livres ont été très édités. Des éditeurs, notamment aux Éditions du Seuil, ont quand même formaté ses livres à destination d’un public blanc. Kaoutar Harchi a aussi montré, il n’y a pas longtemps, comment même le travail contemporain d’un Kamel Daoud n’est pas le même, selon qu’il est publié en Algérie ou en France.
À vrai dire, ça existe aussi un peu avec les anglophones. Chimamanda Ngozi Adichie, son très bon roman, celui que je préfère, qui s’appelle L’autre moitié du soleil (Half Of A Yellow Sun) a été d’abord publié au Nigéria, et il y a eu une édition américaine aussi, je ne me sens pas assez calée pour les différencier ou parler de leur réception. Là, il y a ce très bon roman de Mohamed Mbougar Sarr, mais il faut qu’il se débarrasse de Kourouma. Il faut qu’il se débarrasse de cette langue qui est trop chantournée, je trouve. Il faut qu’ils aient plus de liberté dans la langue elle-même. Après, dans les pays anglophones africains, il y a quand même un système de distribution et de librairies, mais quand on va en Côte d’Ivoire, au Cameroun, au Niger, c’est très difficile d’être lu sur place. Donc effectivement, les pays francophones type France type France et Québec sont pratiquement et majoritairement leur seul débouché de lecture.
C’est ce qui m’a frappé, quand j’ai pris connaissance de la liste que tu as établie, c’est le côté très international. Je suis pas surpris, mais il n’y a pas d’écrivains contemporains français. Là, on était en Afrique. On se déplace au Japon avec Kenzaburō Ōe.
Oui, prix Nobel de littérature aussi. J’aurais pu mettre d’autres Japonais, j’aime beaucoup la littérature japonaise. Kenzaburō Ōe a une force extraordinaire. Il y a des textes très simples comme Gibier d’élevage, une nouvelle incroyable d’un pilote américain qui se fait abattre sur un village japonais pendant la guerre. Le pilote est noir. Les villageois japonais n’ont jamais vu de Noirs. Il l’enferment dans une cage, dans une espèce de fosse. Il pensent que c’est un animal. C’est une nouvelle d’une cruauté incroyable. Le type est pilote d’avion. C’est un cauchemar absolu. Et après, il a des romans (enfin, des novela, des choses plus longues), très complexes, qui tournent souvent autour de la figure de son fils. À l’époque où il écrit il n’y a pas de diagnostic, il est handicapé. Plus tard, le petit garçon reçoit un diagnostic d’autisme. Ōe fait une métaphore ou un parallèle très troublant, très audacieux et très légitime entre l’état dans lequel est son fils et Hiroshima et Nagasaki. Ça n’a rien à voir, son fils n’est pas dans l’état où il est par irradiation, mais comme c’est un très grand écrivain, il a une audace incroyable. Il incarne le Japon abîmé dans la figure de cet enfant qu’il trimbale sur son vélo dans les rues de Tokyo. Et il y a un texte magnifique qui s’appelle Dites-nous comment survivre à notre folie ?, qui est en Folio, je ne parle pas japonais, mais ça a l’air très bien traduit. On entre dans une espèce de confusion mentale et citoyenne très forte. C’est assez ardu à lire. Après, moi, je suis un peu revenue de Kenzaburō Ōe parce que j’ai lu le journal qu’il a tenu de sa vie avec son enfant autiste. Ce n’est pas traduit en français, à ma connaissance, je l’ai lu en anglais. Ce qu’il y a un peu problématique c’est qu’on devine à travers les lignes – le journal est très joliment illustré par sa femme, d’aquarelles –, que si Kenzaburō Ōe a pu écrire et avoir le prix Nobel, c’est que madame Ōe s’est occupée du gamin toute leur vie et que c’est elle qui vivait avec cet enfant autiste pendant que son mari faisait l’écrivain. Je n’ai pas beaucoup de sympathie pour ça, donc je suis un en désamour de Ōe depuis que j’ai lu son journal… Le malheureux, il n’aurait pas dû l’écrire.
Il est quand même sur la liste.
Oui, c’est quand même un immense écrivain.
C’est une femme écrivaine qu’on retrouve après, poète, Alix Cléo Roubaud, pour un journal aussi.
Oui, j’aime beaucoup les journaux. Apparemment, les écrivains lisent beaucoup de journaux. J’ai remarqué ça parmi mes confrères et consœurs. Peut-être parce qu’on a envie de savoir comment diable l’autre a pu faire avec cette vie quand même bizarre. Par exemple je lis beaucoup le journal de Bergounioux, je ne sais pas si vous le lisez, chez Verdier. C’est un journal où il se passe rien, j’adore ça.
On en a publié des extraits inédits dans AOC.
Il se lève, il écrit, il extrait, comme il dit, plus personne ne dit ça : il recopie des citations d’autres livres. Il se couche, et ça recommence. Je suis fasciné par la régularité de sa vie. Je lis aussi des journaux beaucoup plus décousus, beaucoup plus alcoolisés… Et celui-là, donc, c’est un journal, entre autres, c’est celui de Alix Cléo Roubaud, qui est morte très prématurément d’un asthme gravissime quand elle avait 29 ans. C’était la compagne – la femme même – de Jacques Roubaud. Après, Jacques Roubaud a écrit un magnifique livre de deuil, un long poème qui s’appelle Quelque chose noir. Ce sont deux livres qu’on peut lire comme ça, en duo. Le journal d’Alix Cléo Roubaud, c’est le journal d’une très jeune femme, donc, qui brûle sa vie, qui est totalement insomniaque, qui est asthmatique et qui fume clope sur clope, qui boit whisky sur whisky (c’est toute une époque, ce sont les années 1970-1980), et elle prend des photos. C’est une photographe de génie, qui va être interrompue, donc. Il y a quelque chose qui me touche beaucoup dans la vie de cette femme, dans sa vie maritale aussi. Elle s’interroge sur son couple, sur pourquoi elle a épousé cet homme-là. Parfois, après des nuits sans sommeil, elle le regarde comme un étranger absolu. C’est très intime. Et Jacques Roubaud a autorisé la publication telle quelle. Il y a une poésie, une grâce incroyable de ce journal, c’est difficile à décrire. C’est un livre d’art aussi, l’art dans la vie. C’est très, très beau. Et le journal qui est publié au Seuil respecte sa graphie : parfois, elle écrit tout petit… C’est un livre que j’aime énormément, vers lequel je retourne souvent.
Tu écris un journal aussi ?
Mais non, justement, non. Virginie Despentes a toujours tenu un journal. On en parlait souvent. Parfois, elle se sert de son journal pour écrire. Elle trouve des idées dans son journal. Ou Woolf évidemment. Et moi, je ne suis pas une écrivaine de la vie comme ça. J’ai besoin du pas de côté de la fiction souvent, parce que la vie m’ennuie, donc l’écrire en plus… Je sais déjà tout ce qui s’est passé. Je préfère prendre un chemin de tangentes et imaginer ma vie. Comme si, comme font les enfants, « on dirait que », « on dirait que j’ai pris ce chemin-là », qu’est-ce que ça aurait donné ? C’est souvent ça, mes livres. C’est très proche de la vie, mais c’est une autre vie.
Autre livre que tu prends sur l’île déserte : La route des Flandres…
La route des Flandres de Claude Simon. Encore un prix Nobel, je n’ai pas vraiment fait exprès, mais ce sont de très bon prix Nobel. Claude Simon m’a appris à faire fi des transitions. Il m’a vraiment appris à me libérer d’une écriture trop scolaire, peut-être. Quand je l’ai lu, je devais avoir 19 ans, je pense que j’étais en khâgne. On m’avait averti que c’était difficile, et en fait, je l’ai trouvé très facile à lire parce que ça a libéré quelque chose en moi. Dans La route des Flandres ; il peut commencer une phrase avec un « je » et la continuer avec un « il » et c’est complètement fluide. On change de point de vue, la caméra bouge. Et puis, il change de temps : on est au passé, au présent, peut-être parfois au futur, il revient au passé et c’est incroyablement… je ne sais pas, personnellement, je trouve ça très lisible. Et il n’a que faire des transitions, c’est-à-dire qu’il écrit la scène dont il a besoin au moment où il en a besoin. C’est quelque chose que j’ai vraiment appris à faire dans mes romans. Je n’écris que ce que j’ai envie (ou besoin) d’écrire à ce moment-là. Typiquement, là, dans un roman que j’écris en ce moment, il y a une scène de boîte de nuit dans les années 1980. J’étais empêtrée… Je racontais au fond comment elle, le personnage, allait à cette boîte de nuit, je justifiais le fait qu’elle y aille. Et puis, tout à coup, je me suis rendue compte qu’on en avait absolument rien à faire. Et hop, j’ai ouvert la scène, elle est déjà dans la boîte de nuit. Ça a l’air tout bête, mais pour y arriver, c’est tout un travail. Et c’est Claude Simon qui m’a fait comprendre que : « Vous allez me suivre. Vous êtes des lecteurs assez aguerris et des lectrices assez aguerries, ça commence là, voilà. ». Il m’a vraiment donné cette énergie-là : écris ce que tu as à écrire au moment où tu as à l’écrire, point. In medias res en quelque sorte, mais à sa façon à lui.
Depuis le début, je crois que c’est la première fois que tu fais un lien direct entre quelque chose que tu lis et la façon dont ça a pu influencer la manière dont tu écris. C’est évident que le lien est fort. Est-ce qu’il y a d’autres auteurs dont tu pourrais dire qu’ils t’ont appris telle ou telle chose, de façon consciente ?
De façon consciente, Claude Simon est vraiment un bon exemple. Pourquoi lui plus que les autres, au fond ? Je ne sais pas. Peut-être aussi parce que 19 ans, c’est assez jeune et que c’était probablement le premier vrai contemporain que je lisais, Duras, mise à part. Duras m’a appris forcément, Sarraute aussi, mais Duras avait un côté écrasant. Tout le monde le sait, quand on lit du Duras, on écrit comme Duras, il faut s’en débarrasser de Duras. Thomas Bernhardt, aussi : quand on lit du Thomas Bernhardt, Hervé Guibert le savait bien, on se met à écrire comme Thomas Bernhard, parce qu’ils ont une espèce de voix extrêmement présente, et trop autoritaire pour le coup. Claude Simon, ce n’est pas ce genre de voix. Il est beaucoup plus discret et en même temps, il a une fluidité et une musique. D’une certaine façon, Claude Simon est plus généreux. Il m’a appris au lieu de me paralyser. Moi, je l’ai vécu comme ça, en tout cas. Duras, ça a un côté paralysant, un peu emmerdant. Je l’adore, hein, mais… Georges Perec m’a nourrie, par exemple, mais presque par opposition, c’est-à-dire que je ne suis vraiment pas comme lui. Je l’adore, j’aurais pu le mettre dans la liste, mais il a ce côté, il fait des plans, des cahiers des charges… Moi, je suis une écrivaine du jet. Il y a deux écoles, vous savez, d’écrivains. Il y a le club Stendhal : il écrit La Chartreuse de Parme au galop, en 53 jours, sans plan. C’est génial, mais si vous regardez la fin, tout le monde meurt dans les deux dernières pages. Tout le monde meurt, parce qu’il n’en a rien à faire, allez basta, c’est fini, on s’en fiche. Perec était tellement admiratif de Stendhal que son dernier livre s’intitule 53 jours, en hommage à Stendhal. J’ai envie de dire le pauvre Perec, parce que je sais par Paul, mon éditeur, à quel point il souffrait pour écrire : il faisait des plans, et des plans de plans, et des plans de plans de plans. En fait, ses cahiers des charges sont parfois plus épais que ses livres. Le cahier des charges de W ou le souvenir d’enfance est plus épais que W, que le livre lui-même, et La vie mode d’emploi, n’en parlons pas. C’est un écrivain du puzzle. Et puis il se feinte lui-même, il fait des plans impeccables pour les miner ensuite de l’intérieur. Moi, je ne suis pas comme ça, j’admire, mais je ne sais pas faire. Donc j’ai envie de dire que lui, il m’a montré une voie où je n’allais pas. Il l’a explorée pour moi, c’est bon, merci. Claude Simon, c’est vraiment celui qui m’a le plus apporté de liberté, je dirais.
Tu disais de Claude Simon que c’était peut-être le premier contemporain que tu avais lu, mais il y avait pourtant une différence d’âge considérable. C’était déjà un vieil écrivain avec une œuvre très, très importante. Dans la liste, finalement, à part Tsitsi Dangarembga, il n’y a pas d’auteurs contemporains. La plupart sont morts, pas Joan Didion, mais… Quel rapport entretiens-tu avec la littérature telle qu’elle s’écrit aujourd’hui ? Celui d’une grande curiosité, je sais…
Ah oui, oui, je lis presque tout ce qui sort. D’autant plus que ça fait quatre ans que je suis membre du prix Médicis, donc on reçoit toute la rentrée. Ça a un côté océanique. Je passe l’été, même du mois de mai au mois de septembre, à piocher dans les piles et à lire avec énormément de curiosité. Il y a des écrivains dont je lis tout. Paul B. Preciado, Christine Angot, Lydie Salvayre. Là, par exemple, François Jonquet, je ne l’avais jamais lu, dont je suis en train de lire tous ses livres. Je suis d’une très grande curiosité. Yannick Haenel, je lis tout ce qu’il écrit. Je les suis, Echenoz aussi évidemment, Annie Ernaux, bien sûr, ou Modiano. Je lis, mais moi, je suis une lectrice… Ce n’est pas pathologique, c’est par plaisir et c’est aussi parce que je dors très mal. Je lis au moins six heures par jour, c’est énorme en fait. Toujours plusieurs livres à la fois, donc je lis plusieurs livres par semaine, évidemment. Plus beaucoup de littérature anglaise ou anglo-saxonne que je lis dans le texte, donc je lis tout le temps. On nous dit de méditer, mais moi, je médite en lisant. C’est la même activité, ça calme. On est ailleurs, on ne pense pas à soi, on respire, on est bien installé. Quoi de mieux ? C’est l’activité qui me calme le plus. Donc oui, j’ai un rapport très fort avec mes contemporains.
Encore un journal, l’avant-dernier livre, des journaux, et qui ont à voir avec la langue, ceux de Victor Klemperer.
Oui, Victor Klemperer, peut-être toujours pas assez lu en France. Il est très connu pour LTI, qui est un livre d’études sur la langue du IIIème Reich, qui sert de matrice à l’étude de toutes les langues autoritaires, toutes les langues despotiques, toutes les langues de propagande, voire les langues de fake news. Il a vu très loin. C’était un juif caché de l’intérieur parce qu’il était marié à une « aryenne », comme on disait. Il a survécu pendant des années à Dresde et il a vu partir tout le monde. Son journal est complètement sidérant parce que c’est un mélange de vie quotidienne à la Bergounioux (c’est-à-dire qu’on sait quand il se lève, ce qu’il mange, du chou et des patates en général). Le journal commence bien avant la guerre, je me demande si ce n’est pas avec l’arrivée d’Hitler, peut-être un peu avant, peut être en 1931, parce qu’assez rapidement, il n’a plus le droit de conduire sa voiture, alors que sa voiture, c’est toute une affaire dans son journal, j’adore, il est fou de sa voiture, c’est très drôle aussi. Mais très rapidement il ne peut plus prendre le tramway, aller au cinéma, à un moment, il ne peut même plus avoir de chat. On a vraiment toutes les lois antijuives une par une dans le quotidien d’un homme et de sa femme qui, elle, continue à vivre « librement ». C’est très, très long, c’est des tomes et des tomes et des tomes, ce journal. LTI est extrait, est fait des passages où il étudie, où il lit avec consternation et sidération les journaux nazis, la propagande nazie et les ordres placardés par les nazis. Il étudie cette langue. LTI est donc beaucoup plus court, ça concerne seulement la langue du IIIème Reich. Mais tout le journal, c’est sa vie quotidienne, terriblement compliquée. À un moment, ils vont dans des maisons assignées aux Juifs à Dresde. Je suis allé à Dresde après, sur ses traces, j’ai voulu voir toutes les maisons où il avait vécu, celles qui n’ont pas été bombardées. La plupart sont encore debout. À la fin, il y a une ultime loi, en février 1945, par laquelle même les juifs mariés à « aryens » vont être déportés. Cette nuit-là, Dresde est bombardée. C’est un truc de dingue et il raconte ça dans son journal. C’est aussi très humain, ce journal. Il échappe à la déportation par le bombardement total de la ville de Dresde. Il y a un moment que j’aime énormément dans ce journal, c’est que cet homme qui est marié à la même femme depuis toujours – elle s’appelle Eva et il est très amoureux d’elle, c’est un beau couple – pendant les six heures du bombardement, il l’oublie totalement. Il oublie qu’il est marié, il sauve sa peau. Et au matin – c’est une vraie scène de film – dans les ruines fumantes – alors que c’est son journal, c’est vrai ! –, il voit sa femme assise sur une valise en train de fumer une cigarette. Il se rappelle qu’il est marié, et elle a survécu aussi. C’est une histoire incroyable, je ne vous raconte pas la suite, mais le troisième tome (je suis désolée, à ma connaissance, il n’est pas traduit en français, donc il faut le lire soit en allemand, soit en anglais), c’est le tome où cet homme extraordinaire, héroïque malgré lui, d’une lucidité incroyable dans la vie, dans le désastre, adhère à la RDA comme son salut et devient une espèce de fonctionnaire zélé de la RDA en quête de la reconnaissance qu’il n’a pas eue – parce que le nazisme a détruit sa carrière d’universitaire, bien sûr – en quête de médailles à la con. Sa femme meurt – et alors-là, déception, je suis quand même très sentimentale – trois mois après, il épouse sa secrétaire, qui a quarante-cinq ans de moins que lui. C’est un homme banal en fait. J’aime beaucoup aussi ce troisième tome, parce que cet homme auquel on s’attache tellement dans la tourmente devient un pauvre type dans la paix. C’est très humain, très touchant. J’aime beaucoup cet homme et ce livre est un magnifique témoignage d’humanité.
Tu parlais de son travail sur la langue totalitaire en faisant référence au fake news. Quel regard tu portes, quelle lecture tu fais à travers les journaux (cette fois, les journaux sont ceux qui sont faits par des journalistes) des transformations de la langue, de la forme que prend le débat public ?
J’ai eu un premier choc au cœur, à mon cœur de d’écrivaine quand j’ai vu débarquer Twitter et les 140 signes. Je me suis dit : « mais 140 signes… ?! » Maintenant, c’est 200 et quelques, oui. Je ne m’y suis toujours pas habituée. Mais quelque part, je crois aussi que je ne me suis toujours pas habituée à Internet. Je me rappelle vraiment du monde d’avant et avoir la mémoire de ces deux mondes c’est très riche. Évidemment, Internet, c’est extraordinaire, mais je suis toujours abasourdie de ce souvenir d’autrefois, de recevoir des lettres écrites, de les attendre. Je parle sans nostalgie. Juste, j’ai vécu deux mondes, deux mondes différents. Tu me connais, je n’ai pas la tête très politique, je suis toujours un peu abasourdie par ce qui se passe et je suis bien meilleure dans le roman, dans la fiction, dans cette place que le roman laisse à la description du monde que dans la réaction. Je lis énormément la presse, mais je suis toujours un peu sidérée, je crois. Et puis, à chaque fois que j’ai soutenu un candidat aux élections, il a perdu : Jospin, Ségolène Royal, là récemment Sandrine Rousseau. Il faut que j’arrête (rires). Je suis un peu désemparée. J’ai 52 ans, je l’accepte, je l’assume. J’ai d’autres façons d’agir, plus citoyenne ou plus romancière, ça dépend. Moi, ce qui me préoccupe davantage, c’est plutôt la migration de masse. Qu’est-ce qu’on va faire de ça, le changement climatique ? Cette transformation profonde de la planète et le reste me semble toujours un peu du blabla. C’est du blabla hyper dangereux, je suis d’accord. Mais ce n’est pas ça qui me fait le plus peur, mais j’ai peut-être tort, je ne sais pas.
Je t’avais dit que ce serait bien qu’il y ait dans ta liste un livre qui soit lié d’une manière ou d’une autre à l’art. Je savais que ce n’était pas du tout une demande incongrue et artificielle dans la mesure où, depuis longtemps maintenant, tu écris sur l’art et notamment dans Beaux-Arts, depuis longtemps. Tu as fini par choisir après avoir hésité, là encore entre des journaux en quelque sorte, ou des écrits d’artistes.
J’ai hésité entre les écrits de Louise Bourgeois et les écrits de Giacometti. Autant dire, j’ai hésité entre mon père et ma mère. Donc, je tranche un peu arbitrairement en choisissant Giacometti, mais ça pourrait être Louise Bourgeois. Ce sont des écrivains de l’art, formidables tous les deux. Là, aujourd’hui, ça peut changer mais j’ai un petit faible pour Giacometti parce que toute sa vie, il a buté sur la vision. Il regardait cette carafe (ou un visage, évidemment) et il ne comprenait pas ce qu’il voyait. Il était d’une sincérité absolue, et plus il regardait, moins il comprenait. Matisse aussi avait cette vision, et Cézanne encore plus. Giacometti prend des notes dans des calepins, il essaie d’expliquer qu’il ne voit pas, qu’il ne comprend pas. Qu’est-ce qu’un visage ? Je crois beaucoup à cette obstination, à cette sidération. Je crois qu’il faut accepter, quand on est artiste, de ne pas comprendre. Mais vraiment, ce n’est pas pour de rire. Je suis persuadée que Beckett ne comprenait rien au monde. Il y a une espèce de de sidération devant trop de réel. Giacometti témoigne de ça, et il reprend inlassablement les visages, les traits, les corps et les angles de rue, même parfois, et il ne comprend pas. Et c’est ce que dit Beckett, « raté, raté, encore raté ». Et il rate génialement, bien sûr, il est agaçant à dire ça, Beckett, parce qu’il ne rate rien du tout. Mais lui pensait vraiment qu’il ratait et je crois qu’il y a ça chez tous les artistes, chez tous les écrivains. On ne comprend pas, mais vraiment, c’est-à-dire… Profondément, je n’ai pas vraiment d’opinion, c’est presque un handicap, dans les dîners en ville, je ne sais jamais trop quoi dire. Et j’ai horreur quand les gens se disputent ou qu’ils polémiquent parce que je ne sais pas ce que j’en pense. Il y a quelque chose que je ne comprends pas et qui vient de l’enfance. Je pense qu’il y a peut-être – il faudrait chercher, il y a dû avoir des thèses là-dessus – une espèce d’enfance un peu abasourdie chez les artistes ou les écrivains.. On débarque, là, sur la planète. « Ah bon ? » Et y a quelque chose qu’on ne comprend pas. Et à partir de là, il faut chercher à comprendre, et c’est en écrivant, en peignant que peut être quelque chose s’élucide. Mais s’il n’y a pas cette interrogation au départ, je ne sais pas si ça peut fonctionner, l’art.
Dernière question : j’ai été surpris de ne pas trouver dans la liste une référence directe à la psychanalyse.
Oui, c’est vrai, c’est parce que sur une île déserte, je n’emporterais ni Freud, ni Lacan, ni Dolto… Dieu sait que je les ai lus et je les aime beaucoup, mais… Peut-être L’interprétation des rêves de Freud, ou alors Psychopathologie de la vie quotidienne, mais sur une île déserte tu ne perds pas tes clés, je ne sais pas ce que c’est un acte manqué sur une île déserte… Donc oui, ils font partie de ma vie. Les rêves sont très importants dans ma vie, la permanence des rêves, le souvenir des rêves. Mais tu vois, j’associe (c’est le cas de le dire), j’aurais pu aussi en emporter… un de ces livres, il y en a de plus en plus, qui prennent très au sérieux les animaux, les animaux sauvages ou les autres animaux comme dit Baptiste Morizot, puisque nous sommes des animaux. Il faut dire « les autres animaux ». Peut-être que j’emporterais les textes de Primo Levi sur les animaux plutôt que de la psychanalyse. Peut-être que la psychanalyse aussi ça va, je l’ai dans la tête, tu vois. Bien sûr, Freud, on peut le lire toute sa vie. Mais sur une île déserte, on a un peu envie de se distraire aussi. Je pense que je pourrais relire Klemperer et Kenzaburō Ōe, relire des récits.
Et apporter un chien peut-être.
Oui, sur une île déserte, ça serait bien. Mais tant qu’à faire, je préfèrerais un être humain.
NDLR : La publication de cet entretien fait suite à la rencontre avec Marie Darrieussecq animée par Sylvain Bourmeau à la Fondation Pernod Ricard le 7 octobre 2021 dans le cadre de notre cycle « Dans la bibliothèque de… ». Retrouvez-les autres entretiens de cette série ici et la table rassemblant les dix titres mentionnés par Marie Darrieussecq là.