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Mykola Riabchuk : « Il y a entre la Russie et l’Ukraine toute l’essence du colonialisme »

Sociologue

En septembre dernier, le politiste Mykola Riabchuk est arrivé de Kyiv pour un an de résidence à l’Institut d’études avancées de Paris avec pour objectif de « revisiter la crise ukrainienne », un projet largement rattrapé par l’actualité. Pour AOC, il livre ses analyses d’un conflit qu’il qualifie de dernier espoir pour l’Europe face à l’impérialisme russe.

Spécialiste des questions d’identité nationale dans l’espace post-soviétique, Mykola Riabchuk est né en Ukraine en 1953. Politiste, il a notamment contribué à combattre le mythe tenace d’une partition intrinsèque de l’Ukraine en deux camps : les nationalistes et les pro-russes. On lui doit également, comme à d’autres spécialistes de l’Ukraine, l’application des outils fournis par les théories postcoloniales pour étudier le rapport entre la Russie et l’Ukraine. Aujourd’hui résident à l’Institut d’études avancées de Paris, Mykola Riabchuk est directeur de recherche à l’Institut d’études politiques et des nationalités de l’Académie des sciences d’Ukraine et maître de conférences à l’université de Varsovie. Le projet de recherche qui anime son séjour parisien jusqu’en juin 2022, baptisé « La “crise ukrainienne” revisitée : valeurs, intérêts et renaissance de la “géopolitique” », vise à déconstruire les représentations discursives dominantes sur le conflit qui sévit en Ukraine depuis 2014, pour comprendre comment de fausses interprétations des faits ont notamment conduit à plusieurs années d’aveuglement sur la réalité à l’œuvre. BT

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Dans un article, vous interprétiez les manifestations de la fin de l’année 2013 place Maïdan à Kyiv comme un troisième temps fort dans l’histoire des relations entre les Ukrainiens et la Russie post-soviétique, les deux premiers épisodes étant 1991 et 2004[1]. Assiste-t-on aujourd’hui à une vraie rupture ou à une situation qui s’inscrit pleinement dans la continuité de la crise ouverte en 2014 ?
D’abord, je voudrais récuser l’usage du terme de « crise ». La crise, s’agissant de l’Ukraine, renvoie à une période bien particulière, relativement courte, lorsque Ianoukovytch suspend l’accord d’association avec l’Union européenne, provoquant des manifestations de grande ampleur, et que l’escalade qui s’ensuit force Ianoukovytch à l’exil. À cette période de crise succède une agression russe en 2014, un conflit de basse intensité aujourd’hui converti en guerre à haute intensité. Je ne compte que trois tentatives d’indépendance ukrainiennes à condition de se restreindre à la période post-soviétique ; historiquement, d’autres tentatives ont précédé, comme sous la République populaire d’Ukraine, récupérée par les bolchéviques au début des années vingt.
Après l’éclatement du bloc soviétique, l’Ukraine prit le chemin de l’indépendance car la Russie, faible à l’époque, n’avait pas les moyens de l’en empêcher, mais l’idée de restaurer la domination russe n’a bien sûr jamais quitté Moscou. L’Ukraine joue un rôle crucial dans le projet impérial russe, tel qu’il s’est formulé au XVIIIe siècle où cette Russie impériale a quelque chose d’orphelin sans l’Ukraine. Les nations russe et ukrainienne ne peuvent donc coexister pacifiquement tant que la Russie, plutôt que d’affermir son identité nationale, accomplit un destin impérial, exigeant l’annexion de l’Ukraine. Sinon à disparaître comme nation à part entière, l’Ukraine n’a d’autre choix que de se défendre. Poutine le répète à l’envi : il n’y a pas d’Ukrainiens, il n’y a que des Russes, et quiconque s’insurge contre cette idée passe pour Ukrainien occidentalisé, pour Ukrainien antirusse. Vouloir être Ukrainien, et non Russe, c’est courir le risque d’être victime du génocide dont nous sommes témoin aujourd’hui, d’une entreprise d’extermination systématique. Dans cette tragédie, je n’attends rien des négociations : pour la Russie, signer une espèce d’armistice serait reculer pour mieux sauter, pour frapper plus fort encore à la prochaine offensive.
Je crois qu’une victoire de la Russie sur l’Ukraine exacerbera cet impérialisme obsessionnel, poussant la Russie en Estonie, en Lettonie, peut-être même en Pologne… L’Ukraine marque le dernier espoir pour un nouvel ordre européen, la seule aubaine pour le futur de l’Europe. La Russie est un État voyou depuis le début, depuis l’accession suspecte de Vladimir Poutine au pouvoir, un épisode dont beaucoup furent amnésiques et qu’ils ont eu tôt fait de mettre sous le tapis. En promouvant le dialogue et la négociation sans même oser la moindre sanction après l’invasion de la Géorgie en 2008, l’Occident encourageait Poutine dans ses méfaits.
Bien que l’Ukraine soit apparue comme État en 1991, la Russie n’a rien perdu de son impérialisme ; celui-ci couvait tant que la Russie, exsangue, ne pouvait s’en montrer digne. Aujourd’hui, beaucoup de conditions étaient réunies pour passer à l’acte : une Europe post-Brexit affaiblie, le départ à la retraite d’Angela Merkel, la campagne présidentielle qui étourdit la France… L’Ukraine, s’étant peu à peu tournée vers l’Occident, les Russes devaient perdre tout espoir d’en chasser le gouvernement par des moyens formellement pacifiques… Et aujourd’hui, nous, Ukrainiens, n’avons d’autre choix que de nous battre.

Nommons les choses différemment alors : on vous doit aussi la comparaison du couple Russie – Ukraine avec le tandem Robinson Crusoé – Vendredi. Celle-ci est-elle toujours pertinente ? Imagine-t-on un tel déchaînement de violence de Robinson sur Vendredi ?
J’ai filé la métaphore dans plusieurs articles afin d’illustrer l’essence coloniale de cette relation. Vendredi n’a rien d’un ennemi, il est profondément utile à Robinson. Le couple Russie – Ukraine ressemble à un cousinage ; l’un des cousins est l’urbain, éduqué – ou prétendant l’être –, l’autre a grandi au village. Le premier développe une vision paternaliste, le second amuse par son folklore, ignorant de la vraie culture et réduit à s’exprimer dans un dialecte. Il y a entre la Russie et l’Ukraine toute l’essence du colonialisme. Les Ukrainiens ne pouvant être discriminés selon des critères raciaux, le stigmate qui les frappe n’opère pas sur leur couleur de peau mais sur leur langue.
Aujourd’hui, en Ukraine, que l’on soit dans le camp occidental ou non, nous sommes tous patriotes. Notre relation à la Russie n’a aucun avenir tant qu’elle cherche à perpétuer ce mythe de la Russie millénaire, cette falsification totale. Comment trouver un terrain d’entente, négocier, quand nous n’avons d’autre statut que celui d’accident, de curiosité historique ? J’ignore comment la Russie peut agir sur sa propre identité, mais les Allemands, après la dénazification, y sont bien parvenus pour devenir un peuple respectable et amical. La Russie a non seulement besoin d’une « dépoutinisation », mais également d’un traitement en profondeur de son identité, et jusque dans ses fondamentaux historiques – Pouchkine, Dostoïevski, Boulgakov, fussent-ils de grands écrivains, n’en demeuraient pas moins des impérialistes patentés !

Quel serait le moteur de cette évolution radicale ? Un événement historique ? Une classe sociale en particulier ?
Le bon moment n’a pas été saisi, si bien qu’aujourd’hui, ces transformations n’auront lieu qu’au prix d’un choc de grande ampleur, capable d’éveiller les consciences : perdre cette guerre par exemple, une guerre dépeinte comme un conflit civilisationnel. Je ne vois pas d’alternative, la victoire ne pouvant que nourrir l’impérialisme, que redorer le lustre impérial. Quant aux forces d’oppositions intérieures, sans accès aux médias de masse, elles sont complètement manchotes.

Revenons à ce mot de « crise » que vous récusez. Il semble pris lui aussi dans une bataille des mots et des langues, un terrain d’opération bien particulier dans la guerre en cours ?
Ma formation de philologue à l’institut Maxime-Gorki de Moscou m’a transmis l’exigence du sens des mots. Le discours recèle une forme de pouvoir, c’est très connu. Aussi, je constate des réticences à appeler les choses par leur nom, d’autant plus dommageables qu’elles distordent la réalité. Quelle est l’issue de cette guerre si la Russie elle-même ne se présente pas comme puissance belligérante ? Le terme de « crise » n’a pas sa place ici ; une crise était bien à l’œuvre, mais dans un moment circonscrit, puis l’usage du terme s’est étiré dans le temps après 2013, accouchant de l’expression « crise ukrainienne », qui, ne mentionnant pas la Russie, minimise considérablement son implication dans les événements. Au-delà des mots, le cadrage du récit ajoute à la manipulation : prenons l’exemple des velléités atlantistes de l’Ukraine, des déclarations qui voudraient soi-disant que l’Ukraine se rapproche de l’OTAN. Elles distordent totalement la réalité ! Je ne sais pas qui, en Russie, perçoit encore l’OTAN comme une menace, et il est de notoriété publique que jamais l’Ukraine ne rejoindrait l’OTAN. Les Russes montèrent l’argument en épingle, l’agitant comme prétexte pour masquer un vrai péril, leur propre dessein impérialiste qui ne fait aucune place à une Ukraine indépendante, émancipée du joug russe ou de sa sphère d’influence. En 2012, l’Ukraine de Ianoukovytch a adopté le statut d’État non aligné, neutre, ne représentant dès lors aucune menace pour l’intégrité territoriale de la Russie.
Plutôt que d’évoquer la poussée à l’est des forces atlantistes et de l’OTAN, il convient mieux de parler de l’occidentalisation des pays post-soviétiques d’Europe de l’Est, échappant au giron d’une Russie qui représente pour le coup une menace bien plus crédible que l’OTAN. On se répand en inquiétudes quant à la sécurité des frontières russes, mais, en l’état, la sécurité des frontières moldaves, ukrainiennes, estoniennes demeure bien plus préoccupante ! Je m’étonne que beaucoup d’intellectuels occidentaux n’exercent pas davantage leur raisonnement critique et se laissent mystifier par un certain récit, qu’ils pensent ainsi dans les termes et le cadrage qui siéent à Moscou.

Vous interprétez le conflit actuel comme résultant de quatre crises sous-jacentes : celle de l’identité ukrainienne, celle de l’identité russe, celle de l’identité des peuples slaves orientaux, celle de l’Union européenne. Comment ces quatre crises s’interpénètrent-elles ?
Je fais résulter le conflit actuel de quatre crises, en effet, dont la plus importante est celle de l’identité impériale de la Russie, incompatible avec l’Ukraine et le monde contemporain. L’autre crise centrale ici concerne la transformation inachevée de l’Ukraine, un État qui sembla une proie facile à Poutine. Le prisme orientaliste déforme la vision des Européens, ils ne pensent ici que dans les termes d’une Realpolitik qui veut que seuls les grands États pèsent dans le concert des nations, reléguant les petits États à un rôle de figuration. Pendant des siècles, l’histoire écrite par la Russie impérialiste valait pour vraie dans les universités, dans la pop culture, dans les médias de masse ; l’Empire parlait au nom d’une Ukraine muette. Un mythe persistait, véritable obstacle à la compréhension, selon lequel l’Ukraine souffrait d’une partition en deux espaces : un ouest nationaliste, un est pro-russe. Ce cliché est erroné sous plein d’aspects. Logiquement, d’abord, les deux étiquettes ne s’excluent pas mutuellement, elles ne relèvent même pas du même champ lexical : le contraire de « nationaliste » n’est pas « pro-russe ». Cette vision caricaturale s’est imposée notamment parce qu’une partie importante de la population avait largement intériorisé la mythologie impériale russe, quand l’Ukraine fut colonisée.

Jusqu’à quel point peut-on parler de « colonisation ? »
Comment nommer, sinon, une réinstallation intentionnelle et systématique de populations ? Jusqu’au XIXe siècle, l’Ukraine ne comptait presque aucun Russe. Ces logiques de colonisation légitimèrent l’impérialisme. Aujourd’hui, les Ukrainiens sont balancés entre nombre d’appartenances, certains se sentent plus proches de l’Europe, d’autres de la Russie, d’autres de la communauté des Slaves orientaux… Mais la géographie de ces sensibilités donne l’impression d’une partition : les Ukrainiens les plus occidentalisés vivent à l’ouest du pays, tandis que ceux de l’est sont les populations entretenant le plus de sympathie à l’égard des Russes. Mais ces préférences sont pleines d’ambivalences, il existe des russophiles à l’ouest et des pro-européens à l’est ! J’ai observé qu’un tiers de la population s’identifiait fortement à l’Occident, rejetant en bloc l’impérialisme russe. Le reste de la population refuse de choisir, s’inspirant du meilleur des deux mondes — le monde russe et le monde occidental. De 1990 à 2012, deux tiers de la population avouent des sympathies pour l’Occident, et deux tiers pour un espace russe étendu courant de la Biélorussie au Kazakhstan. Il n’y pas de trucage mathématique ici : dans ces quatre tiers, une partie de la population manifeste bien une forme de schizophrénie ! La tendance s’atténue cependant à l’aube de l’Euromaïdan, les Ukrainiens se trouvant de moins en moins d’affinités avec le monde russe. Aujourd’hui, presque plus personne en Ukraine ne brandit sa russité. Le sentier sur lequel s’engage l’Ukraine, celui de l’indépendance, l’éloigne de plus en plus de l’est.

Et il y a aussi un certain rapport nostalgique à l’Union soviétique, partiellement indépendant du rapport à la Russie, qui doit brouiller les pistes et complexifier davantage ces dynamiques ?
Ce phénomène tend à décliner à mesure que la population vieillit. Dans les années 1990, 10 à 20% de la population vivait dans cette nostalgie, se définissant encore comme soviétique. En Ukraine, les études sociologiques demandent aux enquêtés de classer différentes communautés par sentiment d’appartenance : soviétique, ukrainien, européen, russe… Partout dans le pays, l’identité ukrainienne apparaît au moins en seconde position, quand ce n’est pas en première. Ce ciment explique certainement l’absence de partition depuis 1991.

Comment qualifier la crise de l’Union européenne dont vous parlez et comment expliquer sa responsabilité dans la crise ?
L’Union européenne souffre de nombreuses critiques, émanant souvent même de pays membres de l’Union, auxquelles je ne veux pas forcément ajouter. Les processus de décision ne facilitent pas vraiment l’émergence de consensus, et cette « soi-disant » crise ukrainienne en dit long sur les pesanteurs des institutions européennes, sur leur difficulté à appeler les choses par leur nom. La vraie responsabilité de l’Union pour moi, tient dans le fait qu’elle n’a jamais regardé l’Ukraine comme un membre potentiel, même si certains Ukrainiens ont pu formuler ce vœu. Si la question de l’adhésion à l’OTAN, qui aurait ruiné les relations avec la Russie, ne s’est pas vraiment posée, l’idée d’une Ukraine admise dans l’Union européenne remportait un certain succès dans le pays. Je crois qu’en retour, l’Europe faisait la sourde oreille d’abord par crainte de gâcher sa propre relation avec la Russie. J’en veux pour preuve que l’Ukraine, dans certains documents officiels de l’Union, n’est pas caractérisée comme pays européen mais comme pays voisin, ou comme pays partenaire. Les fonctionnaires devaient craindre qu’accoler à l’Ukraine l’étiquette de « pays européen » aviverait un sentiment d’appartenance à l’Union européenne.

Vous êtes actuellement résident à l’Institut d’études avancées de Paris : quel rôle doit-on attendre de la France dans cette guerre ?
Les Ukrainiens pointent régulièrement du doigt les incohérences des pays occidentaux, leur soutien hésitant — un discours que je ne ferai pas mien ici. J’ai été agréablement surpris par l’ampleur de la réponse française, comme par celle d’autres pays se mettant d’ordinaire au diapason de Moscou. La France a rompu avec cette habitude plutôt postcoloniale consistant à traiter d’abord avec la Russie, comme si un ancien empire, la France, ne pouvait trouver d’interlocuteur à sa mesure que dans un autre empire, la Russie de Poutine. C’est un fait structurel : la France et la Russie se comprennent bien, en un sens, elles parlent un langage commun teinté d’impérialisme. Le discours anticolonial, s’il peut percer en France, n’y résonne pas vraiment. Il me semble que la mythologie russe est en effet particulièrement bien établie en France, où l’on trouve encore parfois l’expression abusive Russie kiévienne pour parler du Rus’ de Kiev[2], ce qui serait problématique aux États-Unis. L’effort de décolonisation doit en passer aussi par l’élimination de ces clichés nocifs, toujours présents dans les manuels et les livres d’histoires. J’adresse ici un message aux intellectuels occidentaux : il leur faut questionner ces lieux communs, ce qui passe pour une sagesse de tous les jours mais qui colporte des erreurs historiques et offrent des armes à la Russie impérialiste. Il n’est plus seulement question de soft power ici, mais bien de hard power !
En ce qui concerne le soutien politique de la France, je ne souhaite pas me prononcer, beaucoup de décisions ne dépendent pas seulement du pays mais bien de l’Union européenne. Nous avons besoin d’un soutien militaire plus conséquent, dans les airs notamment où nous sommes dominés. Dans le sud de l’Ukraine, territoire relativement plat et peu accidenté, la puissance aérienne des Russes constitue un atout décisif : ils peuvent aisément cibler tout ce qui se trouve au sol. Enfin, bien sûr, les sanctions économiques doivent s’approfondir et suivre l’escalade militaire ; Poutine intensifie l’offensive, il faut intensifier les sanctions au point où la Russie se trouvera complètement coupée du monde occidental.


[1] Mykola Riabchuk, « Ukraine’s Third Attempt », Harriman Magazine, vol. 2, no. 1, 2014, p. 26-31

[2] On renvoie ici à l’article de Timothy Snyder, dans nos colonnes, pour bien comprendre la différence.

Benjamin Tainturier

Sociologue, Doctorant au médialab de SciencesPo

Notes

[1] Mykola Riabchuk, « Ukraine’s Third Attempt », Harriman Magazine, vol. 2, no. 1, 2014, p. 26-31

[2] On renvoie ici à l’article de Timothy Snyder, dans nos colonnes, pour bien comprendre la différence.