James Bridle : « L’heure d’une écologie des techniques a sonné »
Écrivain touche-à-tout, James Bridle a publié en avril dernier Ways of Being, dont une traduction est prévue pour 2023 (au Seuil). À la fois artiste, développeur, et journaliste, Bridle s’est progressivement imposé, depuis New Dark Age, traduit cette année en langue française (chez Allia), comme un penseur des nouvelles technologies parmi les plus percutants, au même titre que Benjamin H. Bratton ou Hito Steyerl. Concevant aussi sa pratique artistique comme une mise en ordre d’un savoir, comme opérateur pour produire de la connaissance, Bridle a su déjouer l’opacité des nouvelles technologies, les piéger pour mettre à jour certains de leurs travers – en témoigne une expérimentation bien connue sur une voiture autonome programmée par ses soins. Après le constat dans New Dark Age de la faillite d’un certain imaginaire technicien, Ways of Being se propose d’explorer de façon nouvelle les technologies de l’information et de la communication. Développant un propos fort, l’ouvrage emprunte au très fécond courant de pensée de Santa Cruz nombre de méthodes, cadrages et concepts destinés à déciller nos yeux sur le tort immense causé au vivant : lui refuser l’intelligence. BT
Il me semble que la notion d’intelligence trace une forte continuité entre New Dark Age et Ways of Being. Dans le premier ouvrage, l’intelligence humaine y apparaît fort malmenée, largement impuissante à embrasser les flux de données que nos technologies produisent. Ways of Being, au contraire, rend justice à diverses formes d’intelligences ainsi qu’à leurs talents respectifs. Dans quelle mesure ce nouvel ouvrage réélabore-t-il la notion d’intelligence ?
C’est l’étude d’un mode de pensée très limité qui me préoccupait dans New Dark Age : la pensée computationnelle, qui ne reconnaît d’intelligence que processuelle, encodée dans une machine. Je me suis employé ces dernières années à reconfigurer mon travail autour de l’écologie et de l’environnement, mais sans perdre en chemin tout le savoir antérieur – dix années passées à réfléchir à la pensée computationnelle. Ways of Being montre les défauts et les limites de la réduction de l’intelligence des machines à une intelligence computationnelle, sous l’étendard de l’intelligence artificielle.
L’intelligence, au sens large, me paraissait un bon point de départ, jusqu’à ce que je remarque combien ce concept, à l’œuvre au siècle dernier, souffrait lui aussi de nombreuses limites : dans son acception contemporaine, seul l’homme serait doué d’intelligence. L’intelligence artificielle, du fait de certaines imprécisions et des ratés qu’elle peut commettre, passerait pour une parodie de l’intelligence humaine.
Pourtant, l’intelligence artificielle et l’intelligence humaine ne sont pas à mettre sur le même plan. Même, l’espace des possibles s’étend considérablement une fois balayée l’hégémonie que l’intelligence humaine exercerait sur le concept d’intelligence. Penser au moins deux formes d’intelligence autorise à en penser de multiples autres ! Les découvertes scientifiques de ces dernières décennies, portant sur les incroyables capacités des animaux et du vivant, bousculent le schéma occidental, le statut qu’y occupent tous les êtres avec lesquels nous partageons la Terre.
Je n’apportais pas de solution tangible dans New Dark Age, je décrivais plutôt aussi clairement que possible l’impasse dans laquelle nous conduit une certaine compréhension du monde. Je trouve maintenant presque un statut propédeutique à ce premier livre : mesurer les limites de notre savoir, ce à quoi il faut se résoudre pour voir au-delà de la pensée computationnelle, c’est ouvrir une porte vers d’autres intelligences, comme l’intelligence animale qui, bien qu’impénétrable aux humains, n’en demeure pas moins véritable ! Elle est bien là, et il nous faut nous accorder avec elle, débarrassés de cette posture dominatrice en jeu dans la pensée computationnelle.
Le ton varie également beaucoup entre ces deux ouvrages : au constat pessimiste de New Dark Age répondrait cette écriture attentive dans Ways of Being, pleine de sollicitude pour le lecteur et, on imagine au-delà de lui, pour toutes les autres formes de vie sur Terre ?
Je ne suis pas certain de reprendre à mon compte cette opposition… En tout cas, le pessimisme n’était pas ma disposition d’esprit en écrivant New Dark Age. J’envisageais davantage une certaine description du monde comme il me frappait à l’époque. La rédaction n’était pas simple, et l’ouvrage demeure ardu à certains égards. L’écriture d’un chapitre en particulier, celui qui traite des ravages des nouvelles technologies sur notre planète, m’a plongé dans un profond état d’éco-anxiété, désemparé à l’idée de tout ce que notre Terre doit supporter. Cet état traumatique vous cloue, inhibe vos capacités de réflexion et votre créativité quand il s’agit d’imaginer des solutions.
Dans une certaine mesure, écrire Ways of Being, c’était négocier avec cette éco-anxiété, aller de l’avant et retrouver comme une puissance d’agir ; un peu d’optimisme s’invite dans ces retrouvailles. On s’accommode de notre présent, de façon à ce qu’il ne pèse plus, ne tétanise plus, afin de trouver à partir de lui les mots à mettre sur notre angoisse, de quoi la qualifier avant d’y apporter des solutions.
En quoi consiste cette « écologie des technologies », clef de voûte de l’ouvrage ?
Le point de départ de cette expression, c’est notre usage des nouvelles technologies et l’imaginaire qui les porte, par trop séparé de la Terre : ces technologies se donnent comme des abstractions, esthétiques, visuelles, cognitives, qui nous détachent de nos corps et qui s’insinuent entre nous tous. Même interconnectés, nous sommes dés-incarnés, dés-incorporés, et détachés de la Terre. Les dommages que l’industrie des nouvelles technologies cause à notre planète redoublent cet effet de séparation.
Au contraire, voilà le voile qu’il faut soulever, ces technologies gisent en puissance dans la Terre, dans ses minéraux, et lui sont intimement liées, d’où l’impact terrible des machines sur les écosystèmes, sur la biosphère. Nos ordinateurs agglomèrent les produits de la pierre, de la terre, les corps réduits et fossilisés de tant d’organismes… Aussi, l’idée que l’on se fait de produits numériques hors-sol nous trompe, maintenant que nous y sommes habitués. Mais rien ne s’oppose à un autre imaginaire des techniques, celui de l’écologie, que de plus en plus de disciplines scientifiques adoptent s’étant rendu compte au siècle passé que tout se retrouve dans tout. Il n’y a pas grand sens, alors, à isoler des phénomènes, à les analyser dans un régime de pure abstraction : au contraire, la connaissance se doit de resituer, de rendre justice aux contextes qui donnent forme aux différents phénomènes.
L’heure d’une écologie des techniques a donc sonné, elle marque une nouvelle époque où nous repensons nos propres relations à tout un tas de choses. Il y a dans mon livre cette belle idée empruntée à la biologie de l’évolution qui est que tout est infiniment évolué. Et c’est si vrai ! Pensons-y quand on parle d’intelligence : ce qui nous environne était déjà là, et poursuit son évolution depuis que le monde est monde ! Il n’y a plus de hiérarchie qui tienne, pas plus que de palme du plus évolué. À mon sens, l’évolution englobe aussi tout ce dont nous avons fait œuvre : nos ordinateurs, nos machines, internet, qui s’inscrivent dans cette évolution via l’un de ses délégataires, l’homme, nanti de cette puissance d’agir. Ainsi, les intelligences humaines et non-humaines, même si mues selon des trajectoires d’évolution distinctes, procèdent toutes d’une même dynamique qui prit son impulsion dans l’apparition de la vie sur Terre.
Il n’y a rien d’artificiel dans l’intelligence artificielle ; elle est une intelligence incorporée autrement. Cet état d’esprit qui reconnaît une égale valeur à des éléments très divers autorise des recoupements inédits, très fructueux. L’écologie relie toutes ces choses, tout interagit toujours avec tout, dans un immense déploiement.
Beaucoup de vos analyses reposent sur des façons de voir (« ways of seeing »), qui parfois débouchent sur des façons d’être (« ways of being »), dans la lignée des travaux de Karen Barad sur le mattering. En quoi cette approche vous a-t-elle inspiré ?
Je dois en effet beaucoup au travail de Karen Barad. Tout ce que je fais au sein des technological studies glisse sans arrêt des façons de voir (ways of seeing), aux façons d’être (ways of being). Je développe depuis un peu plus d’une décennie le projet The New Aesthetic, celui d’une collection d’images de technologies à l’œuvre, questionnant l’esthétique qu’elles fabriquent et les affects qu’elles suscitent. Une grande part de ces images représente la surface de quelque chose qui les dépasse, dans la tentative ambitieuse d’entrevoir des systèmes peu tangibles, irréductibles, et qu’une image ne peut entièrement embrasser. Ces images, composées selon l’angle qui trahit le moins possible un système sinon trop complexe, suggère une structure intérieure très élaborée et qui dépasse le cadre de l’image.
Je reste fidèle à ce procédé pour Ways of Being : je me concentre sur les connexions et interconnexions qui ne disent pas grand-chose des conditions d’existence des nœuds autour desquels se structurent les réseaux d’êtres, mais qui explicitent leurs relations, leur mode d’être ensemble, leur devenir partagé. J’ai toujours été à la recherche des phénomènes différents qui, une fois qu’on les regarde ou qu’on les dispose autrement, perdent leur idiosyncrasie et se découvrent comme des répliques les uns des autres.
Ces configurations dans lesquelles on trouve des airs de famille entre des phénomènes technologiques et d’autres « d’ordre naturel » – j’insiste sur les guillemets ! – n’ont fait que se multiplier pendant que j’écrivais Ways of Being. À bien y regarder on reconnaît des phénomènes cousins, justiciables des mêmes modèles d’explication. Toujours, quand un modèle épouse bien un aspect du monde, il suffit de regarder autrement et ailleurs pour découvrir des projections holographiques de ce premier modèle.
L’exemple traité dans le livre revient sur les affinités entre la création d’internet et la découverte des réseaux tissés entre les êtres vivants dans les forêts. Ces entités, ces mycelia, sont là depuis la nuit des temps et n’ont que faire de l’existence d’internet, mais la modélisation mathématique qui est au cœur d’internet nous a aidé à comprendre ces réseaux en profondeur des forêts. Très probablement, une heuristique analogue est à l’œuvre maintenant que l’intelligence artificielle nous ouvre la possibilité conceptuelle de réfléchir à d’autres formes d’intelligences.
Le sixième chapitre de l’ouvrage propose de recalibrer les nouvelles technologies selon un nouveau principe, la non-binarité. Beaucoup de courants critiques visent plutôt la désintermédiation des technologies de l’information. Qu’apporte la non-binarité par rapport à cet autre objectif déjà bien connu ?
« Binaire » se réfère ici aux briques fondamentales sur lesquelles nous avons bâti nos technologies, ces couples de 0 et de 1, ces systèmes qui ne perçoivent le monde qu’en noir et blanc. 99,9999 % de nos machines pensent ainsi, mais il existe d’autres méthodes de programmation qui ne procèdent pas d’une logique binaire, j’en mentionne un certain nombre dans l’ouvrage, des méthodes qui n’abrègent pas les décisions en suites de 0 et 1, qui s’autorisent certaines latitudes et qui acceptent que des correspondances ne soient pas tout à fait exactes – ou fuzzy. À l’aube de l’informatique, Alan Turing, un des grands noms de la discipline, admettait la possibilité d’une machine qui ne serait pas strictement binaire en son fondement, qui reposerait, dit-il, sur un « oracle ». Cette machine de Turing avec oracle, comme on la nomme depuis, opère différemment, sans seulement chaîner des 0 et 1 ; elle accède à un savoir en nuances, qui approche mieux le fonctionnement du monde.
On parle ici de non-binarité mécanique, mais il me semble que la non-binarité, plus généralement, poursuit une certaine abolition des hiérarchies. C’est évidemment un des acquis de la queer theory, montrer combien les hiérarchies sont grevées. Partant, la non-binarité rend possible d’autres relations avec le vivant et la planète, une fois que ces hiérarchies volent en éclats.
Il m’a été difficile de ne pas penser constamment au Manifeste cyborg de Donna Haraway en lisant votre ouvrage !
L’époque où je lisais A Cyborg Manifesto est loin derrière moi… Je ne suis pas le meilleur quand il s’agit de garder mes notes en ordre, de retrouver des références… Évidemment, je dois énormément à ce texte, à Donna Haraway comme à Karen Barad, mais je ne réfléchis pas vraiment à toutes les filiations… Ces idées touchent désormais de plus en plus de publics, de même que les dernières trouvailles en « sciences dures » qui circulent bien, même si elles pourraient franchir encore les barrières de nouveaux publics. Elles demeurent confinées dans un certain domaine – les pensées critiques contemporaines – qui me parle énormément, mais qui manque encore d’appui dans la société. J’y vois un problème plus large : nous autres, universitaires, personnels académiques, vivons dans une réalité parallèle qui ne touche jamais terre et ne trouve pas facilement de traduction pour le public au sens large. Combien de personnes ont conscience des découvertes révolutionnaires survenues ces dernières décennies en biologie de l’évolution ? Tant de gens y trouveraient matière à changer leurs modes de vie, à repenser leur propre rapport au monde.
Reste que parler de ces théories et découvertes ne suffit pas. Sans minimiser leur statut théorique, je pense que jamais je n’aurais pu m’éveiller à ces savoirs sans qu’une certaine expérience ne leur fît prendre corps. Je commence seulement à mesurer certaines choses au moment où elles s’incarnent, et pas seulement une fois qu’elles sont lues. En nageant le matin dernier, je me suis souvenu de la notion de « biophilie » qu’on trouve chez Edward O. Wilson, une notion très efficace qui décrit combien restaurer notre relation à la Terre exige d’aimer éperdument la nature. Connaître cette notion ne suffit pas ! C’est un amour qui doit s’éprouver, charnellement, par l’immersion dans la nature – l’océan dans mon cas. Sans quoi, cette biophilie demeure encore lointaine, mentale, pas tout à fait in-corporée. J’ai retrouvé aussi ce qu’Annie Sprinkle nomme « écosexualité », cette idée très queer qui ne se limite pas à l’adoration de la nature, mais qualifie l’érotisme de la fusion dans la nature. Tout cela me serait demeuré bien abstrait si je n’avais pas été immergé dans l’océan.
J’imagine que cette importance du corps comme lieu phénoménologique du commerce avec le monde doit également fortement influer sur votre pratique artistique ?
Ma vie a connu un bouleversement ces dernières années : d’urbaine, elle est devenue insulaire, et ce au beau milieu d’une pandémie mondiale… Ce qui m’a conduit à m’investir plus physiquement dans tout ce que je faisais, notamment dans ma pratique artistique. Celle-ci a quitté le domaine des écrans, les mondes numériques et les architectures programmées pour prendre une autre matérialité, trouver une autre physicalité. Par exemple, je travaille beaucoup en charpenterie ces derniers temps. L’exposition Signs of Life rassemblait mes pièces les plus récentes, des objets faits main, physiques, dans la veine de tout ce qui m’anime et dont j’ai parlé ci-dessus : l’agir humain donne aussi des réponses et nous porte assistance en situation d’impuissance à comprendre le monde.
Quel regard portez-vous sur les évolutions les plus récentes du monde de l’art, notamment de l’art numérique, à l’heure où l’on parle de plus en plus de NFTs ?
Je ne vois aucun inconvénient à ce qu’on se mette à créer tout un tas de nouvelles choses. Mais, je dois admettre qu’une pratique artistique commandée par une idéologie propriétaire et purement mercantile me fait horreur. C’est à l’opposé de ma propre pratique artistique.
Je ne prête vraiment aucune attention à tous les vecteurs qui redirigent l’art et la créativité vers l’abstraction et les coupent de notre planète. Cette espèce de manie de l’intelligence artificielle, de la réalité virtuelle, des métavers… Ces fabrications pleinement numériques me semblent dénuées de tout intérêt dans le moment présent ; elles n’héritent d’aucun sol, n’engagent aucun corps, elles se détournent du monde et des autres êtres vivants. Pourquoi, dans une période de crise et d’urgence – mais aussi de nouvelles possibilités –, voudrait-on mettre nos forces au service des pouvoirs et des abstractions qui nous ont justement conduits à la situation présente ? Cela m’échappe.
En terminant Ways of Being, je me suis souvenu des premières lignes de New Dark Age, où il est question de l’apprentissage du code, qui, selon vous, ne suffit pas du tout pour comprendre les enjeux posés par les nouvelles technologies et la culture numérique au sens large. Comment pourrions-nous revoir nos méthodes d’enseignement qui charrient encore un fort académisme et qui sont structurées par des lignes de démarcation strictes entre les disciplines, lignes que vous faites souvent tomber dans Ways of Being ?
En parallèle de mon activité artistique, je mène des ateliers participatifs qui mettent en œuvre tous ces concepts. L’un, par exemple, vise à vous apprendre comment construire une boîte à énergie solaire, l’objet le plus élémentaire que vous puissiez imaginer pour tirer parti d’une énergie renouvelable. Prenez une boîte, peignez l’intérieur en noir, scellez le tout et vous avez de quoi cuisiner, chauffer l’eau, les aliments… Assez vite, je me suis aperçu que même des objets simplissimes dans leur conception conservaient un certain hermétisme et une certaine complexité pour la plupart des gens. Attention, je ne voudrais en aucun cas paraître désobligeant, c’est vrai que ces boîtes à énergie solaire sont le théâtre d’interactions multiples qui engagent la physique, les propriétés des matériaux, et un tas d’autres choses. Mais moi qui ai passé ces dix dernières années à exhorter tout un chacun à s’intéresser à internet pour mieux comprendre la culture et la société… Je comprends qu’il y a en vérité des chantiers bien plus élémentaires !
À nouveau, il ne s’agit pas de vexer qui que ce soit en disant cela, mais de mesurer combien, dès lors qu’il faut mettre la main à la pâte, nous ignorons ce que nous pensons savoir. Ceci doit être enseigné et exploré pour lui-même, librement, et sans viser à tout prix un but. La fin des fins, c’est apprendre à apprendre, un des plus grands cadeaux de l’éducation.
Si vous pouvez apprendre à apprendre, vous pouvez proposer de nouvelles solutions à certaines choses, et vous avez développé cette capacité en vous-même pour répondre au changement. C’est la capacité absolue dont nous avons tous besoin.