Cinéma

Sophie Letourneur : « Il n’y a rien de plus beau que ce qui se passe en vrai »

Critique

Voyages en Italie, le cinquième long métrage de la réalisatrice de La Vie au Ranch (2010) et d’Énorme (2019), est un film qui raconte « tout deux fois ». Plus proche de l’infra-ordinaire perecquien et de la performance artistique, peut-être, que du cinéma attendu, c’est aussi une comédie sur le lien et le désir au temps des classes moyennes. Et contrairement à la chanson qui hante le film, pas « juste une mise au point » : plutôt une mise au point juste, c’est-à-dire trouble.

Jean-Fi (Philippe Katerine) et Sophie (Letourneur) sont dans un bateau. Mais le plus souvent en auto, en bus, en scooter ou dans un lit. Il veut aller en Italie, elle préfèrerait l’Andalousie. D’ailleurs, il va toujours en Italie, ça lui ferait du bien de changer ses habitudes. Mais est-ce qu’un voyage va vraiment régler leurs problèmes ? Et lesquels d’ailleurs ? Est-ce qu’en Sicile, on ne ferait pas mieux de boire du Noto plutôt que du Nero d’Avola ? Et est-ce que tu pourrais me passer de la crème en bas du dos, là ? Je sais pas, je crois que je fais du gras, ça me brûle. Finalement, Jean-Fi et Sophie laissent leur fils Raoul chez les grands-parents. Ils vont voir Stromboli comme Roberto Rossellini et Nanni Moretti, ne se font pas voler leur voiture, ne font pas le tour du volcan, évitent les fumerolles qui décolorent les vêtements. L’hôtel a un matelas Sealy, c’est trop confortable. On dirait que Raoul a des glaires. Bah non, il a pas de glaires, Raoul.

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On rencontre Sophie Letourneur dans la même brasserie qui a fait écrire à Céline : « Ça a débuté comme ça. Moi j’avais jamais rien dit. Rien. » Une terrasse idéale pour les œufs à la coque. On parle beaucoup du couple, du lien, du trop-plein de fiction. La réalisatrice expose « l’usine à gaz » qui la fait toujours partir d’une bande-son : comment elle monte d’abord une partition de voix au millimètre près d’après un matériel autobiographique, puis la fait redire aux acteurs et aux actrices (qui sont souvent elle-même, Sophie Letourneur). On creuse un peu la mort, la mémoire et l’enfance. À la fin, on oublie de lui demander pourquoi il y a de la réverbération sur les voix des personnages quand ils sont dans la rue et ce que contient la lettre à Macron qu’elle va signer. EL

Dans Voyages en Italie, il y a un élément essentiel, qui est le lit : c’est là que le film s’écrit. Jean-Fi adore y dormir. On pourrait d’ailleurs parler d’un tropisme somnolent de votre cinéma : je pense à l’héroïne de Gaby baby doll (2014) qui n’arrive pas à dormir seule. Quand ce ne sont pas des lits, ce sont des canapés comme dans La Vie au ranch ou le court métrage La Tête dans le vide (2004), sur lequel vous vous endormez bourrée à la fin… On pense aussi aux Frustrés de Bretécher…
Oui, on m’a fait cette remarque récemment. Les Frustrés étaient dans la bibliothèque de mes parents, ce sont des bd que je lis depuis toute petite. Disons que Voyages en Italie, c’est un film sur le lit conjugal.

Pourtant ça s’appelle Voyages, pas Lit, c’est un peu antinomique…
Parce qu’il s’agit de sortir du lit conjugal, du domicile conjugal.

C’est quoi un « lit conjugal » ?
C’est le lit dans lequel on peut dormir à côté de la personne qu’on aime sans pour autant avoir de désir. C’est le lit où il y a un truc qui s’installe, la conjugalité, la petite entreprise du couple. Quand on vient de rencontrer quelqu’un, si on dort à côté, on a forcément du désir. Alors que le lit conjugal, c’est celui dans lequel il peut ne rien se passer. Donc la question c’est un peu : à partir du moment où il peut ne rien se passer, pourquoi se passerait-il quelque chose ?

Jean-Fi et Sophie ont presque l’air de se satisfaire qu’il ne se passe rien. Ce n’est pas une souffrance, pas un élément de « crise » comme on pourrait s’y attendre, qui deviendrait le moteur du récit…
Une souffrance non, mais une absence, et c’est le ciment du couple. La famille et le couple sont liés à l’idée de sexualité de nos jours mais pendant longtemps, c’était deux choses séparées. Bien sûr, on pourrait retrouver le désir en vivant une nouvelle histoire d’amour par exemple, mais le lien conjugal qu’on a construit avec quelqu’un, qu’on ait des enfants ou pas, lui, on ne peut pas le recréer comme ça et c’est très beau aussi. J’avais envie de parler de ça, de ce que la force du lien conjugal ne peut coexister avec le désir de la rencontre.

Jean-Fi dit au tout début qu’il faut trouver l’extraordinaire dans l’ordinaire. C’est que vous faites dans vos films, il me semble : tout est ordinaire, voire infra-ordinaire, mais devient super intéressant parce que tout le monde passe de la pommade dans le dos de son conjoint, gobe un doliprane pour dormir, etc. Il y a beaucoup d’amour pour et dans cet ordinaire.
Le hors-champ, enfin, ce qui est considéré devoir être hors-champ, c’est vraiment ce qui me touche, ce que j’observe, que je ressens, ce qui m’intéresse et que j’ai envie de développer. Je ne suis pas sûre d’avoir un besoin de fiction, en fait. Et je me demande si les gens aujourd’hui ne consomment pas trop de fiction.

Dans le film, votre personnage dit « Si j’acceptais mes limites, je ne ferais pas de films ». Est-ce que ça veut dire que vous devez vous forcer pour sortir de l’ordinaire et vous en saisir ?
C’est plutôt qu’il y a une sorte de « challenge d’action » à chaque fois. J’ai fait Le Marin masqué (2011) avec 450 euros.Voyages en Italie a été tourné en un peu plus de trois semaines dont huit jours en Sicile. Ça peut paraître complètement débile mais il faut que je me mette dans des situations extrêmes, c’est un dispositif à chaque fois physique pour moi, une épreuve dans le tournage. Je ne privilégie jamais le confort dans les plans de travail. Si j’acceptais mes limites, j’aménagerais le temps autrement, mais je travaille trop, j’essaye toujours de tout concilier, je ne m’épargne pas beaucoup. Et on est tous d’accord pour travailler comme ça. Il faisait extrêmement chaud pendant le repérage en Sicile, l’Etna était en éruption, et même Laetitia Goffi avec qui je travaille depuis longtemps, qui a coécrit le film, a fait des crises d’angoisse, c’était comme une fin du monde, on en a un souvenir très beau, très puissant. Je ne sais pas si je fais ça pour l’adrénaline… C’est aussi peut-être ce truc qu’on a enfant quand on veut vérifier une sorte de surpuissance ou je ne sais quoi : par exemple quand on veut absolument passer au vert en voiture et qu’on se fait des petits paris un peu toqués du genre « Ouais si j’ai pas le feu vert alors là ça veut dire que »… Enfin des trucs de gosse.

Vous avez filmé des enfants dans Roc et Canyon (2007) entre autres, à partir de vos journaux intimes de collège, mais vos personnages adultes ont aussi des caractéristiques infantiles : Frédéric dans Énorme est une sorte de bébé égoïste, capricieux et extrêmement innocent à la fois. Gaby a besoin d’un « cododo » comme le bébé de Claire et Frédéric…
L’enfance, c’est quelque chose qui a trait à la mémoire : je n’ai pas de souvenirs jusqu’à mes 11-12 ans, comme un blackout. Peut-être que c’est après ça que je cours… Je m’en suis rendu compte l’autre jour, à propos du plan sur [spoiler alert] la photo de la petite fille momifiée qu’on voit à la fin de Voyages en Italie, qui est aux catacombes de Palerme et dont on dit « Elle s’appelait Rosalia ». Je pensais l’avoir mise pour d’autres raisons puis je me suis demandé s’il n’y avait pas là cette recherche de quelle petite fille j’étais. Même Gaby, au début, devait avoir une petite fille… Je m’étais pas mal inspirée de Britney Spears… Donc il y avait déjà cette image fantomatique de la petite fille, qui devait être somnambule et qui finalement n’est pas restée dans le scénario.

Rosalia, au début, vous vouliez la mettre pour quelles « autres raisons » ?
Il se trouve que quand mon compagnon et moi sommes rentrés d’Italie, on est vraiment tombés sur Arnaud, comme dans le film, et quand on a fait l’impro pour la maquette du scénario, j’ai demandé à Marion de venir avec son enfant. Je me disais : « C’est bien, ça va être un miroir et puis comme je ne veux pas mettre l’enfant de Jean-Fi et Sophie dans le film, même si on l’entend, ça peut être bien qu’on voie cet enfant-là. » Donc on fait l’impro avec Laetitia Goffi et François Labarthe, et puis évidemment Arnaud et Marion, et Arnaud montre ses vraies photos de vacances. Là, je vois cette petite fille et comme je suis dans l’impro, je dis « Mais comment ils ont fait pour la garder comme ça, ils font des techniques ? » et j’ai gardé cette phrase parce que pour moi ça définit bien le dispositif du film. Moi aussi je « fais des techniques » pour embaumer des moments de ma vie et des moments du tournage, pour avoir l’illusion que j’ai une prise sur quelque chose, même si je sais que non. Je crois que ça me soulage, c’est comme si ma volonté était plus forte que le réel.

Donc la comédie s’achève en ouvrant un tombeau, même s’il y a en même temps une naissance et l’idée d’un cycle ininterrompu – et puis aussi, les images de votre fils au générique de fin qui apportent une sorte de réparation – mais c’est quand même extrêmement violent…
Oui, et c’était là dès le début, le scénario initial se terminait sur « Elle s’appelait Rosalia ». Et au montage, on m’a demandé « Tu es sûre ? C’est bizarre. » Maintenant que j’y pense, je me rends compte qu’à la fin des Coquillettes (2012), on voit quand même des coquillettes dans une poubelle : morbide. À la fin de La Vie au ranch, c’est ces espèces de valises avec des calendriers qui tombent : morbide… Après voilà, quoi, depuis toute petite j’ai – comme beaucoup de monde – j’ai de grosses angoisses de mort et c’est une des raisons pour lesquelles sans doute je fais des films…

Il n’y a rien d’anxieux ou de mélancolique dans votre cinéma, précisément parce que le travail de vos films consiste, il me semble, à tenir en lisière la mélancolie et l’anxiété…
Oui, je pense que c’est sous-jacent, c’est un rapport au passé. Peut-être pas dans Le Marin masqué… Quoique si, en fait, il y a un moment où la conductrice dit « J’aimerais revenir en arrière »…

Il y a peut-être le dernier plan d’Énorme, quand même, qui est assez triste, quand Claire se remet au piano. On pense à Catherine Deneuve revenant une dernière fois à la station de service dans les Parapluies de Cherbourg
Ça me donne des frissons rien que de penser à cette scène de départ…

Mais on ne peut pas dire non plus que Claire elle-même soit triste. C’est plutôt l’apathie qui la caractérise…
Là encore, c’est lié à la petite fille je pense… J’ai rencontré beaucoup de pianistes pour ce film et à un certain niveau ce sont des gens qui n’ont pas eu d’enfance, qui sont dans un rapport tellement abstrait, tellement mental aux choses… C’est pour ça que j’ai choisi ce métier pour Claire, qui fait que le corps n’est plus qu’un corps, même si en tant que pianiste elle le maîtrise. En revanche, on ne le maîtrise plus quand on est enceinte, on fabrique un enfant à l’intérieur de soi, on est un hôte.

Revenons à « ils font des techniques » et aux vôtres, à la façon dont vous « doublez » ou dont vous « ventriloquez » systématiquement vos personnages. Vous étiez en quel secteur à l’École des Arts Décoratifs ?
En vidéo, mais d’abord j’ai étudié en « Art textile et impression » à Duperré : j’ai appris beaucoup de choses. C’est destiné au tissu mais tout est fait sur papier : on étudie le trait, le motif, on fait des collections. C’était plutôt une section destinée à l’industrie mais j’avais une prof géniale qui m’a poussée à faire des installations avec de grandes sérigraphies : des visages et puis déjà des phrases, que j’allais prendre chez les gens. Je pense que ça a été mon premier rapport au montage, enfin au raccord – pour le coup ça s’appelle aussi un « raccord » en textile.

Ce qui veut dire ?
Eh bien par exemple, en papier peint, quand on fait une planche, il faut trouver un truc pour que, quand on assemble les lés, le motif soit raccord. Et quand on faisait des collections, il y avait des variations avec des gammes de couleurs. Donc montage et variation. J’ai ensuite hésité avec les Beaux-Arts et finalement ça a été les Arts Déco. Là, j’ai appris à monter au sens cinématographique, à me servir des caméras, des logiciels son. J’ai fait beaucoup d’installations sonores.

D’une certaine façon, encore aujourd’hui, votre démarche est presque plus celle d’une artiste vidéo que d’une réalisatrice de cinéma parce que c’est toujours un dispositif sonore qui génère le film… Est-ce que vous pouvez nous expliquer comment vous procédez exactement ?
Fondamentalement, ma démarche n’a pas changé. Quand j’étais étudiante, je travaillais beaucoup avec des enregistrements documentaires, pas du tout mis en scène. Donc au tout début, je partais de vrais dialogues. J’enregistrais des trucs de ma vie et surtout de celle de Guillemette Coutellier, ma meilleure amie. Mon premier court métrage, La Tête dans le vide, c’est un montage de ces bouts d’enregistrements, mais ça ne devait pas être un film à la base. J’avais déjà fait une vidéo d’art auparavant, Le Voltigeur, je ne me voyais pas faire de la fiction. Mais il se trouve qu’Emmanuel Chaumet a proposé de me produire et que La Tête dans le vide a cartonné dans les festivals. Donc, après le montage des enregistrements sur le vif, je retranscris les dialogues et ensuite on les joue, on les redit à l’identique du montage son initial.
Après, j’ai légèrement modifié la méthode. Quand je suis partie de mon journal intime de l’année de sixième pour Manue Bolonaise (2005), il y avait déjà des extraits de dialogues dans ce journal. Donc avec ce document initial écrit et pas enregistré, il fallait que je trouve un nouveau dispositif : ça a été de mener un atelier dans un collège (mon collège en fait) avec l’idée d’une reconstitution. J’ai demandé aux enfants d’improviser sur des séquences construites à partir du matériel documentaire du journal. Je leur donnais la situation, les dialogues, et je leur permettais d’improviser un peu. Ensuite j’ai monté les bandes-son de leurs impros et je leur ai demandé d’apprendre ces bandes-son qu’ils ont alors rejouées. Pour La Vie au ranch, ça a été pareil. Donc ça, c’était une première forme de dispositif : partir d’un séquencier écrit à partir d’un matériel documentaire autobiographique, le faire interpréter par des gens qui peuvent se projeter dans les mêmes situations parce qu’elles sont proches de leur quotidien, et leur faire rejouer ensuite leurs propres mots, mais cette fois sur les lieux du tournage.
Le marin masqué et Les Coquillettes c’est encore différent. Le document n’est pas quelque chose qui préside et préexiste à l’idée du film : c’est l’idée du film qui fait que le document va exister. On se raconte le film en amont[1] et la forme s’articule autour de l’enregistrement de ce récit du film. Je monte l’enregistrement en une prémaquette où tous les plans sont préparés à l’avance, comme un storyboard, et c’est quasiment restitué au tournage avec les mêmes personnes.
À partir du moment où je prends des acteurs professionnels (Gaby baby doll, Énorme), je décide de me servir de plusieurs personnes pour le montage son initial. L’improvisation est dirigée par rapport à des situations très précises déjà écrites mais elle va se faire avec des personnes qui ne seront pas celles qui jouent : Lolita Chammah n’a pas improvisé en amont. Son rôle a été improvisé par moi, par Guillemette et ma belle-sœur ; mon frère a beaucoup improvisé pour le personnage de Benjamin Biolay mais pas seulement. Suit un montage son très précis. Je commence à mettre l’image aussi, ce qui me permet de travailler le découpage.
Pour Voyages en Italie, comme je joue dedans, c’est plus simple vu que j’ai aussi fait les impros. Quant à Katerine, lui, bon… il est juste hallucinant. C’est le père de mon fils qui a improvisé son rôle. En fait il y a deux choses : un enregistrement du récit du voyage qu’on venait de faire en Italie, enregistrement qu’on a fait au lit, puis l’improvisation des dialogues dans un second temps. Je ne voulais pas forcément mettre l’enregistrement du lit dans le film mais j’avais une tendresse pour cette bande et puis en commençant à monter, j’ai senti qu’il fallait qu’elle fasse partie du film, je n’arrivais pas à m’en détacher : je m’intéressais presque plus aux détails de la façon de raconter qu’à ce qu’on racontait. Au début, je ne savais pas si ça allait être un film, deux films ou une série… J’ai commencé à faire un séquencier, à vraiment isoler Voyages en Italie comme un premier film et Vacances, qui est en préparation, comme un deuxième – en fait ce sera une trilogie et Vacances sera en Sardaigne, filmé à hauteur d’enfant – et on a fait toutes les impros des dialogues avec mon compagnon en trois heures. Et je me dis qu’encore une fois on revient à quelque chose de l’enfance.

Jouer à « On dirait qu’on serait… » ?
Exactement : « Alors là tu te souviens, quand on était là, tu me parlais d’urbanisme et on montait le volcan qui… » Et paf, on fait la discussion, on est autour d’une table de pique-nique près de chez lui dans la Nièvre, pas du tout en train de grimper sur le volcan… On a fait la même chose pour toutes les scènes à Paris, et répété avec les autres protagonistes (au téléphone avec Guillemette, dans la rue avec l’actrice Mahault Malleret, …). On a aussi fait la maquette vidéo dans le lit : je filme Laetitia et François au lit pendant qu’ils font du playback sur la bande-son, ce qui me permet de l’affiner encore. Bref, je monte tout ça, je fais des bandes-son très précises et puis on part avec Laetitia et François une première fois en Sicile pour filmer toutes les séquences du film avec les dialogues réécrits d’après le montage des impros. On monte un premier film « esquisse » de 3 heures. Il servira de principal document de tournage, storyboard, repérages pour l’équipe. Finalement, le tournage a été ensuite comme une performance, on a joué pendant quasiment huit jours en continu, avec les caméramen qui nous filmaient.

Vous aviez tous des oreillettes pour rejouer les dialogues, c’est ça ?
Oui, ça simplifiait un peu mais c’est quand même du délire, c’est une usine à gaz… C’est pour ça que je dis que si j’acceptais mes limites… C’est hyper fatigant d’écrire comme ça et si j’écrivais directement les dialogues, comme la plupart des gens, ce serait beaucoup plus simple que tous ces tamis d’improvisation, de casting, de machin… Ça me prend deux ans à chaque fois.

Pourtant, c’est ce qui permet d’avoir un film d’intensités et de tempi dans la parole, plus importants comme on l’a dit que le texte lui-même… Par exemple quand Sophie est assise sur les toilettes et que Jean-Fi lui dit « Pour ta mère t’avais acheté des amandes… » et qu’elle répond…
« – Pas que, hein, et un truc pour mettre l’huile d’olive… »

… il y a une latence, un à-coup dans la réponse, qui est extraordinaire…
Et triste…

Parce que c’est un montage du temps, donc des microfailles du lien à l’autre… À propos du contenu de ce qu’ils se racontent, Jean-Fi est encore plus radical que vous : « Tout ça n’a aucun intérêt »…
Oui, mais il ajoute « … mais si, en même temps » (rires).

Comment faites-vous pour régler ce timing, ce ping-pong des échanges ?
Déjà il n’y a rien de plus beau que ce qui se passe en vrai, je crois. Enfin, quand on y fait attention. Donc ça, pour moi, c’est déjà mon premier modèle. Et peut-être que dans le « vrai » enregistrement il y avait déjà un silence à ce moment-là, alors peut-être que j’ai trouvé ça beau ou triste puis que je l’ai accentué ou coupé, mais là c’est une question de sensibilité… Il y a des choses qui me font rire ou que je trouve émouvantes, bizarres… Par exemple dans La Vie au Ranch, ce qui me plaisait c’était la simultanéité des voix, donc je l’ai beaucoup accentuée au montage des bandes-son que les acteurs devaient apprendre. Je superposais tout volontairement et je composais cette partition.

Vous avez remonté ces chevauchements en post-prod ? Parce que c’est vraiment acrobatique…
Pas du tout. Le chevauchement est monté dans la maquette et la maquette est reproduite telle quelle en prise de son synchrone. Le jeu est de travailler avec des ingés son qui acceptent ça… Pour revenir au montage, c’est un rapport assez intuitif : je ne me dis pas des choses théoriques, je ne me dis pas « Tiens là ça pourrait être beau si elle fait une pause parce que ça voudrait dire que… » C’est plutôt : « Tiens ça me fait quelque chose, j’ai envie de le retenir ».

Mais ce n’est pas souvent intuitif le montage ?
Ça dépend, pour certains, c’est le rapport à la fiction qui prime, il y a un rythme du montage classique : on pense au spectateur, il faut que le récit avance, etc., et puis c’est l’invisibilité du montage. Or là j’avais envie de faire le contraire : c’est un montage-collage, heurté. Tout sauf invisible.

Le fait que vous partiez d’un montage son produit un autre effet, qui est que les personnages se font « doubler » au sens à la fois de « berner », « contourner », qu’ils se retrouvent avec une doublure mais qui n’est autre qu’eux-mêmes… Par exemple, là, ils se doublent avec Le Guide du Routard
Il y a beaucoup de lapsus dans le film, de doubles sens, de couches de sens et j’adore décortiquer ça. C’est comme si on prenait n’importe quelle phrase de n’importe qui et qu’on se la repassait trente fois de suite : ça peut devenir super beau.

La poésie-performance utilise ce genre de procédés…
Oui, et si je me sens proche de Katerine, c’est évidemment parce qu’il est dans ce rapport poétique à la langue…

Jean-Fi dit que c’est une histoire de « tout deux fois » et ça vaut pour tous vos films, c’est l’empire de la répétition, du rehearsal éternel…
C’est encore en rapport avec la mémoire, avec l’illusion qu’on peut avoir la maîtrise du temps et recréer des moments, qu’on peut dire « Stop, allez, on retourne en arrière, on est plus fort que le temps ».

La surpuissance dont vous parliez tout à l’heure ?
Oui, une espèce d’illusion qu’on ne va pas mourir, quand on est gosse des fois on se dit « C’est pas possible ». Alors peut-être c’est à cause de Highlander, qui m’a donné de faux espoirs, j’en sais rien… (rires).

Attention, ça va finir en titre pour l’entretien : « Sophie Letourneur : “Highlander m’a donné de faux espoirs” »…
Oui, c’est clair. « On va mourir mais quand même, Highlander… » Le film a dû sortir à peu près au moment où, dans ma génération, on avait atteint l’âge où l’on comprend qu’on va mourir. Je l’ai montré à mon fils récemment et j’avais peur de le revoir mais en fait c’est vraiment bien, certains raccords sont très audacieux. Peut-être que ça vient de là, cette illusion de prise sur quelque chose…

Une illusion montrée de façon ironique, ça bégaie…
Oui, puisque je sais bien que ce n’est pas vrai.

On parle beaucoup de « female gaze » depuis quelque temps, à propos de séries américaines en particulier, alors vu le nombre de pénis – y compris sous la forme écrite « bibite » – qu’il y a dans votre film, j’ai envie de vous demander si vous vous sentez concernée…
Ça dépend, est-ce que c’est un female gaze sur les hommes ou sur les femmes ?

Le male gaze est supposément sur les femmes, donc symétriquement…
Oui, mais le male gaze pourrait être sur les hommes aussi…

D’ailleurs Jean-Fi parle d’une fille qui a des pieds moches mais il dévie aussitôt sur l’homme qui l’accompagne, musclé, auquel il se compare… Caractère mimétique du désir et sa composante homosexuelle comme disait René Girard…
Est-ce que le regard au cinéma est forcément sexué, je ne sais pas. Il y a des cinéastes qui disent que le cinéma c’est le désir, un homme qui filme des actrices. Moi je ne suis pas du tout dans ce rapport…

On pourrait dire que ce film parle de la restauration du désir, pourtant – comme Énorme, d’ailleurs.
Oui, mais c’est le désir de la vie… Le désir fait partie de la vie et j’ai envie de filmer la vie. Après, la vraie question, c’est celle du rapport entre le désir et le regard chez les femmes. « Gaze » c’est le regard, c’est l’image, et je ne suis pas sûre d’avoir le même rapport qu’un homme à l’image, et à l’image fixe, concernant le désir. Je ne suis pas représentative de toutes les femmes, mais quand même il se trouve que j’en suis une, donc… Enfin, pour ce qui me concerne, voir une photo d’un mec à poil franchement, ça ne me fait rien.

Mais jamais un homme ne montrerait les hommes comme vous le faites. Infatués d’eux-mêmes dans La Vie au Ranch, encombrés de leur pénis comme Frédéric dans Énorme, pas vraiment à son avantage pour Jean-Fi dans Voyages en Italie…
Oui, mais elle non plus, c’est des gens ordinaires. Moi je le trouve beau, Katerine. Je trouve plus mignon un mec qui va me toucher avec ses fragilités qu’un mec brutal… Enfin, c’est ma sensibilité, je ne sais pas, c’est peut-être ça le supposé female gaze… Pour moi le mystère c’est plutôt le male gaze : si un mec ne filme pas les mecs comme je le fais, c’est aussi à cause du rapport entre mecs. Le male gaze, à mon sens, c’est aussi le regard que les hommes ont sur les autres hommes. Et c’est aussi féministe de montrer à quel point ça peut être lourd de répondre aux injonctions de virilité. On parle beaucoup des femmes victimes et c’est formidable que les choses bougent et évoluent mais on continue de glorifier l’érection, la compétition, le dépassement, etc., comme si ce n’était pas lié.

Sur cette question du regard et du genre, on peut peut-être revenir sur la polémique qu’il y a eue autour d’Énorme, que certains ont accusé d’être une apologie de l’entrave à l’avortement… En réalité, vous l’avez dit et répété : c’est un film sur les non-dits de la maternité… Mais c’est aussi une œuvre retorse qui peut susciter des erreurs d’interprétation, non ?
Énorme fonctionne sur un schéma qui n’est pas réaliste et qui n’est là que pour servir d’autres idées, comme la prise de pouvoir des hommes sur les ventres des femmes. Quand j’ai lu que mon film était une défense du patriarcat, je suis tombée des nues. Il y a des réalités physiologiques : ce sont les femmes qui ont un utérus. Je ne dis pas que c’est bien ou mal, c’est juste le cas pour l’instant et cela peut créer des situations problématiques. Dont l’ambivalence ou plutôt le tabou de la maternité, maternité dont on nous dit que c’est une chose absolument géniale car « naturelle » du début à la fin – il y a une espèce de pression sur les mères qui fait que si elles ont des problèmes ou des moments difficiles, elles finissent toujours par penser que c’est de leur faute. Or ce n’est pas noir ou blanc, c’est parfois monstrueux et parfois magnifique, comme plein de choses dans la vie, sauf que là on n’en parle pas et beaucoup de femmes vivent très mal leur accouchement ou leur grossesse parce qu’elles ont l’impression d’être en faute. Donc le film montre avec humour une situation extrême, afin de relativiser les soucis petits ou grands qu’on peut avoir quand on est mère, quand on se dit qu’on n’en fait pas assez, qu’on est en faute.

Dans la mesure où l’héroïne fait en partie un déni de grossesse, cela peut paraître bizarre de dire que c’est un film sur la grossesse. La seule chose qui semble l’intéresser dans le fait d’être enceinte, c’est que ça cesse.
C’est une expérience physique et psychique d’avoir un œuf qui se développe à l’intérieur de soi : il me semble que toutes les femmes le ressentent. L’héroïne a envie d’accoucher quand son ventre devient « énorme » et qu’elle croit avoir dépassé le terme. À un moment, au neuvième mois, c’est parfois effrayant : on a un être, qui pourrait être à l’extérieur, mais qui est à l’intérieur. Je trouvais aussi intéressant d’inverser les genres, c’est-à-dire de parler de la difficulté pour le père de trouver sa place parce qu’il ne porte pas l’enfant. Mais comme là il le fait porter par le personnage féminin, c’est elle qui ne trouve plus sa place dans le lien entre le père et l’enfant. Parfois, dans la réalité, ça arrive dans ce sens : il y a des pères qui sont plus fusionnels avec leur bébé que les mères. Le film n’accuse pas : Frédéric est à la fois touchant et monstrueux. Claire aussi d’ailleurs. Certaines personnes peuvent s’y perdre et se demander ce que j’ai voulu dire ou ce que veut Claire. Or il s’agissait pour moi de soulever des questions auxquelles je n’ai pas de réponse, de montrer la complexité de ces rapports de couple et de reproduction, et quand on veut dégager du film un discours univoque ou une seule idée, il peut être mal interprété puisqu’on choisit la réponse qu’on veut.

Or il n’y a pas de réponse…
Il y a plusieurs réponses.

Énorme n’est pas du tout réaliste, mais les hommes qui font des « enfants dans le dos » à leur femme vont peut-être devenir réalité avec le développement de la contraception masculine, en particulier thermique, qui est facile, naturelle, réversible…
Justement, je pars au mois de mai au Texas pour réaliser le pilote d’une série de docufictions sur la contraception masculine. Je suis à fond sur les anneaux de remontée testiculaire et la vasectomie en ce moment… Ça s’appelle La Queue leu leu parce que c’est comme une ronde dans différents pays du monde. Comme je l’ai dit, le rapport des hommes à l’image, à la pornographie, leurs réticences à la contraception, tout ça m’intrigue. Donc je vais parler avec plein d’hommes dans plusieurs pays. Mais j’ai envie d’être inspirée par une seule personne à chaque épisode. Je commence à Austin et Houston, je me donne quatre jours pour faire des rencontres, et au bout de quatre jours je commence les rendez-vous. Je leur demanderai quel est leur rapport à la vasectomie… Au Texas, il y a eu un pic délirant de vasectomies récemment mais je tomberai peut-être juste sur quelqu’un qui se pose la question : « Voilà, imaginons que vous décidez de faire une vasectomie. Comment ça se passerait ? Donnez-moi trois ou quatre scènes : à qui allez-vous le dire ? Où habite votre mère ? Comment réagit-elle ? Comment se passe la première consultation ? » Et après je choisis la personne. Peut-être ce sera quelqu’un qui n’a jamais pensé faire une vasectomie et qui ne la fera pas, mais il imagine comment ça se déroulerait et moi j’enregistre, puis une fois de retour, j’écris. J’ai envie de comprendre quelque chose que je ne comprendrais sans doute jamais parce que je suis pas un homme. Mais on n’est pas non plus obligé de tout comprendre de façon linéaire, l’humain est passionnant.

Voyages en Italie sort en salle le mercredi 29 mars.


[1] Ce qui donne un dialogue de ce genre, où voix off et voix in (extradiégétique et diégétique, comme on dit) sont indiscernablement mêlées et littéralement décalées : « Ta fille avait de la fièvre, tu te rappelles ? – Ben putain, je suis crevée, Clotilde elle a fait plein de cauchemars. »

Éric Loret

Critique, Journaliste

Notes

[1] Ce qui donne un dialogue de ce genre, où voix off et voix in (extradiégétique et diégétique, comme on dit) sont indiscernablement mêlées et littéralement décalées : « Ta fille avait de la fièvre, tu te rappelles ? – Ben putain, je suis crevée, Clotilde elle a fait plein de cauchemars. »