Numérique

Grégory Chatonsky : « IA : comprenons ce qui nous arrive plutôt que de le juger d’avance »

Sociologue

Comment penser l’intelligence artificielle et sortir à la fois des discours technosolutionnistes et technocritiques ? La philosophie tout comme l’art contemporain nous équipent bien, à condition d’accepter non pas de dominer la technique, de l’arraisonner à notre tour, mais d’adopter une posture humble, expérimentale, propice à la découverte des fascinants mondes latents que les réseaux de neurones induisent. Pourtant, au seuil de cette nouvelle Révolution, il ne faudrait pas perdre de vue que l’impasse écologique et l’intelligence artificielle sont intimement liées, et tracent de concert les voies de notre futur.

On a parlé de GPT3, de DALL-E, de ChatGPT, de GPT4, en attendant GPT5, 6, et quoi d’autre encore…? L’intelligence artificielle (IA), terme largement impropre pour définir le développement technologique dont nous sommes les contemporains, accouche de toujours plus d’algorithmes, aujourd’hui capables de produire des images d’art, des textes de littérature, des scénarios, ou de réussir des concours d’entrée très sélectifs…

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Comme à chaque fois qu’un tel surgissement se produit, et que de nouveaux possibles font irruption dans un monde trop peu normé pour les accueillir, nous traversons une période d’inflation de discours et de contre-discours ; les thuriféraires se pâment, les Cassandres se trouvent de nouvelles scènes… Les premiers ne boudent pas leur plaisir à parler de bouleversement civilisationnel, les autres se rappellent qu’on n’aurait « jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre Bêtes[1] ».

Dans cette période pauvre en balises et repères nous pouvons néanmoins compter sur les lumières d’expérimentateurs généreux, de fins connaisseurs, d’intellectuels, dont Grégory Chatonsky, fait partie. Artiste franco-canadien, pionnier du Netart en 1994, Grégory Chatonsky travaille depuis 2009 sur l’induction statistique, une des façons d’appréhender plus précisément l’intelligence artificielle. Il a exposé au Palais de Tokyo, au Centre Pompidou, a publié le premier roman en langue française co-écrit avec une intelligence artificielle, et a enseigné au Fresnoy, à Paris VIII, à l’École normale supérieure… Au centre de son approche, se trouve le concept d’espace latent : cet espace vectoriel très abstrait et bien connu des professionnels de l’IA est induit par la totalité des images, des textes, des informations que nous donnons à un réseau de neurones pour l’entraîner. Toutes ces données, créditées de coordonnées, se positionnent les unes par rapport aux autres dans un espace latent, continu, dans lequel il est possible de circuler pour découvrir de nouvelles


[1] Voir la lettre de Voltaire à Rousseau du 30 août 1755.

[2] Les prompts sont les phrases que l’on écrit pour interagir avec une intelligence artificielle : « Écris un court texte de synthèse sur la disparition des loutres de mer » est un prompt possible à destination de ChatGPT.

[3] McKenzie Wark définit ainsi la classe vectorialiste « Ici, dans le monde surdéveloppé, la bourgeoisie est morte. Elle a cessé de régir et de gouverner. Le pouvoir est aux mains de ce que j’ai appelé la classe vectorialiste. Alors que la vieille classe dominante contrôlait les moyens de production, la nouvelle classe dominante éprouve un intérêt limité pour les conditions matérielles de la production, pour les mines, hauts fourneaux et chaînes de montage. Son pouvoir ne repose pas sur la propriété de ces choses, mais sur le contrôle de la logistique, sur la manière dont elles sont gérées. Le pouvoir vectoriel présente deux aspects, intensif et extensif. Le vecteur intensif est le pouvoir de calcul. C’est le pouvoir de modéliser et simuler. C’est le pouvoir de surveiller et calculer. Et c’est aussi le pouvoir de jouer avec l’information, de la transformer en récit et poésie. Le vecteur extensif est le pouvoir de déplacer l’information d’un endroit à un autre. C’est le pouvoir de déplacer et combiner chaque chose avec toute autre chose en tant que ressource. Encore une fois, ce pouvoir n’a pas uniquement un aspect rationnel, mais aussi poétique. » Voir Wark McKenzie, Degoutin Christophe, « Nouvelles stratégies de la classe vectorialiste », Multitudes, 2013/3 (n° 54), p. 191-198

Benjamin Tainturier

Sociologue, Doctorant au médialab de SciencesPo

Mots-clés

Anthropocène

Notes

[1] Voir la lettre de Voltaire à Rousseau du 30 août 1755.

[2] Les prompts sont les phrases que l’on écrit pour interagir avec une intelligence artificielle : « Écris un court texte de synthèse sur la disparition des loutres de mer » est un prompt possible à destination de ChatGPT.

[3] McKenzie Wark définit ainsi la classe vectorialiste « Ici, dans le monde surdéveloppé, la bourgeoisie est morte. Elle a cessé de régir et de gouverner. Le pouvoir est aux mains de ce que j’ai appelé la classe vectorialiste. Alors que la vieille classe dominante contrôlait les moyens de production, la nouvelle classe dominante éprouve un intérêt limité pour les conditions matérielles de la production, pour les mines, hauts fourneaux et chaînes de montage. Son pouvoir ne repose pas sur la propriété de ces choses, mais sur le contrôle de la logistique, sur la manière dont elles sont gérées. Le pouvoir vectoriel présente deux aspects, intensif et extensif. Le vecteur intensif est le pouvoir de calcul. C’est le pouvoir de modéliser et simuler. C’est le pouvoir de surveiller et calculer. Et c’est aussi le pouvoir de jouer avec l’information, de la transformer en récit et poésie. Le vecteur extensif est le pouvoir de déplacer l’information d’un endroit à un autre. C’est le pouvoir de déplacer et combiner chaque chose avec toute autre chose en tant que ressource. Encore une fois, ce pouvoir n’a pas uniquement un aspect rationnel, mais aussi poétique. » Voir Wark McKenzie, Degoutin Christophe, « Nouvelles stratégies de la classe vectorialiste », Multitudes, 2013/3 (n° 54), p. 191-198