Cinéma

Justine Triet : « Un scénario filmé est une catastrophe »

Critique

Palme d’or à Cannes en juin, Anatomie d’une chute sortira sur les écrans fin août. Après La Bataille de Solférino, Victoria puis Sibyl, le quatrième long-métrage de Justine Triet est le fruit d’un long et méticuleux travail d’écriture, de tournage et de montage. La réalisatrice y revient avec intelligence et en détail.

Anatomie d’une chute arrivera sur les écrans dans un mois, mais il a déjà déchaîné les passions depuis l’obtention de sa Palme d’Or. L’entretien avec son duo de producteurs Marie-Ange Luciani et David Thion (édition du 8 juillet d’AOC) était déjà une réponse nette aux vaines polémiques visant, à travers le film, le système de financement du cinéma d’auteur français. Justine Triet, quant à elle, n’est pas du genre à être facilement déstabilisée. Ses films aiment à dompter des situations chaotiques prises sur le vif (la pression de la foule dans La Bataille de Solférino) ou, comme dans ce dernier film, bordées par des procédures judiciaires. Anatomie d’une chute marque aussi un accomplissement tant le film se déploie à plusieurs niveaux. Il est autant un pur plaisir de suspense judiciaire qu’un saisissant instantané familial révélant un jeune acteur à l’inoubliable regard empêché (Milo Machado Graner). Il conjugue aussi l’efficacité du thriller avec le pamphlet féministe, nourri par la colère de voir la vie d’une femme moralement disséquée par l’appareil judiciaire et l’opinion. Enfin, son évident soin de fabrication et l’assurance de mise en scène laissent une grande liberté d’appropriation à chaque spectateur et spectatrice. Chacun et chacune y percevra sa propre vision du couple, de la création littéraire, du récit de soi et du cérémonial de la justice, tout cela en écho avec ses propres résonances intimes.
Un tel tour de force peut-il livrer ses secrets de fabrication ? Rencontrer Justine Triet et capter l’enthousiasme de sa parole, c’est déjà lever un voile sur ses méthodes de travail. Elle se révèle une cinéaste toujours avide d’aller contre les habitudes, y compris les siennes. JL

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Parmi tous les cinéastes français apparus dans les années 2010, tu es celle dont la filmographie apparaît la plus diverse. Tu as commencé avec la vidéo, l’installation, puis le documentaire, puis le mélange documentaire / fiction, puis les fictions avec des acteurs connus. Sur Place (2006) filme les manifs anti-CPE. Ensuite, La Bataille de Solférino installe une fiction dans l’effervescence du soir de l’élection présidentielle de 2012. Les films suivants développent des personnages féminins forts dans la lignée de celui interprété par Lætitia Dosch. On voit bien ce qui a mené d’un film à l’autre, mais à l’arrivée, il y a presque un grand écart. Quelle continuité vois-tu dans ton parcours ?
Je me suis toujours approprié la phrase de Truffaut sur le fait de faire un film contre le précédent. À chaque fois que je finis un film, j’ai naturellement besoin de prendre le contrepied du précédent. Ça ne veut pas dire que je vais raconter des choses différentes parce que j’ai les mêmes obsessions, mais j’ai toujours besoin d‘aller explorer quelque chose d’autre, de façon expérimentale. Techniquement, ça m’amuse. Après La Bataille de Solférino, qui a été fabriqué dans une économie très réduite, j’étais épuisée. J’ai eu besoin de me remettre en question et d’aller chercher quelque chose que je n’ai jamais fait, une forme de maîtrise et de contrôle plus grand. Ensuite, quand j’ai fait Victoria, j’ai voulu aller vers quelque chose de plus étrange, de plus baroque. Après Sybil, j’ai eu le sentiment de vouloir me rapprocher de La Bataille de Solférino. Ce sont des circuits, où les films se répondent, même si formellement ils se contredisent presque.
Ce paradoxe est profondément ancré en moi. Quand j’ai fait les Beaux-Arts, j’étais entouré de gens destinés à évoluer dans l’art contemporain. Moi aussi, j’ai eu les félicitations du jury en sortant. J’étais plutôt une bonne élève. Pour moi, il n’y avait rien de pire. Je voulais fuir ce milieu et aller voir ce qui se passait dans la rue. J’ai fait l’inverse de ce vers quoi j’arrivais à 26 ans. L’un des syndromes de ça c’est quand on m’a proposé, alors que je n’avais pas d’argent, d’aller faire une vidéo pour l’année de la France invitée au Brésil. On m’a dit : « tu peux faire une petite vidéo de 10 minutes et tu pourras visiter le Brésil ». Au lieu de ça, je suis allé dans une favela de Sao Paulo et j’ai fait un documentaire d’une heure et quart [Des Ombres dans la maison en 2010]. J’ai toujours besoin de prendre le contrepied du modèle qu’on me demande. C’est quelque chose que je ne recherche pas forcément, mais qui m’est naturel.
Après, j’ai aussi une vision assez critique de ce que je fais. Je ne suis jamais vraiment satisfaite. Quand je finis un film, je suis assez souvent déprimée. Pour Sybil, je n’étais vraiment pas bien et je me suis réellement remise en question. Anatomie d’une chute s’est vraiment fabriqué à partir des regrets de ma réception personnelle de Sybil. Quand on fait des films, il y a la vision des autres sur nous-même, mais aussi la sienne sur son propre travail, qui est la plus redoutable. Quand le temps passe, j’aime mieux mes films. Sur le moment, j’ai du mal à les aimer longtemps.

Question alors peut-être indiscrète. Comment vis-tu la Palme d’Or, et le fait que le film soit déjà très célébré ?
Là, c’est quand même super joyeux. Dans ce métier, je me sens souvent très seule, seule avec mon équipe ou seule toute seule. Et Cannes est souvent un moment assez violent. Là, être récompensée, c’est très, très joyeux. C’est un moment un peu irréel mais que je prends totalement. C’est surprenant parce que ça arrache quelque chose à la réception du film par le public. Je vis quelque chose de déjà très fort avant que le public y aille. Forcément, certains diront : « elle ne méritait pas la Palme, tout ça pour ça ! » ou inversement. Ça positionne le film tellement haut, surtout pour les gens qui ont fait le film.
Quand j’ai commencé à écrire le film, j’ai formulé le fait que c’était mon film le plus radical et qu’il ne ferait aucune entrée. J’ai même négocié des seuils d’entrée moins élevés que ceux de mes derniers films. Je peux le prouver. Je pensais vraiment faire un film plus radical et qui attirerait moins de gens. Plusieurs fois pendant l’écriture, on se le disait avec Arthur [Harari] : « Mais tu as conscience que personne n’ira voir ce film ? C’est pas grave. On fera une série après ». On ne peut jamais savoir. Je n’ai jamais pu calculer la réception de mes films.
La seule fois où j’ai un eu un gros casting cinq étoiles sur Sybil, c’est là où j’ai eu la moins bonne réception. Pour moi, ces choses-là ne sont pas calculables.

Quand tu dis que tu fais chaque film contre le précédent, est-ce que ça implique déjà un protocole de fabrication, particulier à chaque fois, auquel tu penses en même temps que l’écriture ?
Sur ce film, l’équipe n’était pas radicalement différente de celle de Sybil. Mais par rapport au film précédent, j’avais besoin de contrôler beaucoup plus l’image. J’étais beaucoup plus interventionniste que sur Sibyl ou Victoria. Sur les deux films précédents, j’avais laissé très fort le contrôle à mon chef opérateur. Là, j’ai voulu tenir l’image comme jamais je ne l’avais fait avant. J’étais beaucoup dans le contrôle, du début jusqu’à la fin. J’ai aussi tourné avec beaucoup de gens qui n’étaient pas forcément des acteurs pros. Le processus de travail avec Sandra Hüller était vraiment la rencontre avec un autre cinéma, plus européen qu’allemand, avec une équipe française. Ça changeait totalement. J’ai aussi eu une façon particulière de travailler la lumière, beaucoup plus rapide. Nous n’avions pas les moyens de tourner le film que je voulais sans cette rapidité. J’ai travaillé la lumière avec des machineries totalement différentes.
Pour le contrôle, je ne fais pas des vrais story-boards, plutôt des espèces de plans pour situer la caméra par rapport à l’espace. Je ne l’ai jamais fait autant que sur ce film. Contrairement à Sybil, il y avait aussi l’idée de faire un film moins baroque, qui tienne sur une ligne, de m’emparer d’un récit plus simple, alors qu’il y avait quatre volets différents dans Sybil. La grosse différence, c’est aussi de donner la parole à un enfant.

Devant La bataille de Solférino, on sentait l’adrénaline du tournage dans la foule et avec les jeunes enfants. Dans Anatomie d’une chute, l’importance du chien et de l’enfant posent aussi de nouveaux défis de mise en scène.
Il y a une petite musique confortable qui arrive très rapidement et ronronne avec les acteurs entre eux. J’ai l’habitude de le constater. Ce n’est pas une critique. J’ai toujours besoin de trouver une chimie particulière. Quand tu fais jouer ensemble un enfant qui n’a quasiment jamais joué, un animal et un acteur très reconnu et aimé, quelque chose se produit. L’acteur très connu ne peut pas être sur son endroit de confort, mais l’enfant est impressionné par l’acteur. Une atmosphère passionnante se met en place. C’est souvent complexe et sinueux. Ça ne se passe pas toujours bien, mais ça m’intéresse toujours. Et ça commence dès le casting. Ma directrice de casting, Cynthia Arra, m’amène toujours des écrivains, des metteurs en scène ou des gens qui n’ont rien à voir avec le cinéma, pour créer cette alchimie. J’ai besoin de créer un laboratoire, au moment du tournage, pour ne pas qu’on s’ennuie. J’ai une très forte lucidité sur le fait que quelque chose doive se passer sur le plateau. Malheureusement, c’est extrêmement rare. Un scénario filmé est une catastrophe. Quand j’arrive sur un plateau, mon angoisse première est de filmer le scénario.
Pour Anatomie d’une chute, je suis arrivé avec un scénario dont on disait beaucoup de bien, alors que sur Sybil, il y avait beaucoup plus de gens qui n’aimaient pas le scénario. Cet engouement m’a fait peur, parce qu’il fallait que quelque chose se produise. Le scénario avait quelque chose d’assez bien écrit, bien fait, ce qui a fini par m’angoisser. Comment transcender cette chose-là ? Comment dépasser ce qui est écrit ?

Et alors, comment ça se passe sur le plateau pour dépasser, voire « faire dérailler » le scénario ?
C’est tout le temps le même circuit. Il y a souvent quelque chose de très sentencieux sur les plateaux, encore plus quand on tourne dans une salle de tribunal. Ça redouble le côté un peu religieux. Il faut dédramatiser la situation, créer une atmosphère particulière et inversement, quand je sens que tout est trop relâché, retendre tout. Je fabrique tout le temps ce balancier. Mon tandem avec Cynthia Arra est vraiment très important sur le plateau. Elle est présente à mes côtés pour le jeu, alors que je m’occupe à égalité de l’image et du jeu. À un moment donné, il faut accueillir les accidents. Dès mes premiers films, j’étais déjà là-dedans. Cette attitude, c’est la continuité de mon travail. L’enfant, c’est un bon exemple. Moi, j’ai une partition. Tous les gens qui avaient lu le scénario me disaient : « Je suis désolé, Justine, mais ce gamin parle comme un gamin de 16 ans. Je ne vois pas qui pourra parler comme ça ». Je répondais : « C’est bizarre, moi, j’ai une fille de 10 ans qui parle quasiment comme ça, on va peut-être trouver ». C’est vrai que je cherchais un gamin très cérébral, qu’on a fini par trouver. Mais c’est vrai aussi que ce que j’avais écrit était trop écrit. À un moment donné, il a fallu trouver le moyen que ces mots surgissent de cet enfant. Pour un enfant, c’est un travail encore plus grand que pour un adulte, car il se fatigue vite. Il faut faire attention à lui. Il faut trouver le chemin pour que ça résonne en lui très fort. Comment faire pour qu’un enfant qui n’a pas connu le deuil comprenne ce que c’est ? Il faut arriver à trouver des images, beaucoup travailler en amont et à un moment, créer une situation très vivante sur le plateau. Faire en sorte qu’il ne s’emmerde jamais. Quand c’est trop la fête, lui rappeler que c’est quand même du travail. Quand c’est trop sentencieux, casser ça. Il y a tout le temps cette bascule. 50 % du travail avec l’enfant, ce n’est pas moi qui le fait, c’est Sandra Hüller et les personnes qui jouent avec, qui le font.
Pour les autres, parfois, ça ne marche pas. En promo, on ne peut jamais le dire, mais parfois c’est un enfer. On trouve tous les refuges possibles. Parfois, les mots n’ont aucun sens. On affiche son mécontentement ou son désarroi, ou on essaye l’encouragement. Ça dépend tellement de la personne qu’on a en face. Je ne travaille pas du tout de la même manière avec Samuel Theis, Swann Arlaud ou Sandra Hüller. Swann et Sandra ont le logiciel le plus opposé au monde. C’est à moi de complètement m’adapter à eux. C’est ce qui m’excite le plus dans ce métier : comment créer cette atmosphère.

Dès la première scène, un simple champ-contrechamp entre deux personnages, il y a l’irruption de la musique et l’espace qui devient oppressant avec le ballon qui tombe de l’escalier. D’emblée, la scène est très chargée. Est-ce que tu as une attirance particulière pour les ambiances saturées ?
Ce démarrage, c’est l’incarnation du chaos du couple. Cette scène ne prend pas le spectateur par la main. Elle l’emmène dans une scène presque indéchiffrable que le film va essayer de comprendre et d’analyser pendant 2 heures 30. Dans La Bataille de Solférino, les personnages essayent de se comprendre mais sont vraiment piégés dans leurs pulsions. Dans ce film, c’est un peu différent. Les personnages sont pris dans un débat moins pulsionnel à la base, mais vont malheureusement se retrouver aussi dans la pulsion. Il y a quand même une tentative d’essayer de se comprendre avant de basculer. Le film est obsédé par le langage et l’idée de décoder ce qui s’est produit dans la première scène. C’est pour ça qu’il y a cette obsession de l’enregistrement. Le cœur du film se loge dans la scène de l’écoute de la dispute au tribunal. Même s’il n’y a pas d’image, il y a une matérialité tangible, un bloc de réel sur lequel s’appuyer. Alors que le reste n’est qu’analyse parfois un peu farfelue sur leur façon de vivre. Cette obsession du langage comme explication est une préoccupation personnelle très forte. J’ai toujours le désir d’essayer de se comprendre, de sortir d’une forme d’incompréhension et parfois de violence. Ce que je trouve passionnant dans les films de procès, c’est que le langage est aussi l’endroit d’une forme de dérive, parce que c’est l’endroit du récit et de la fiction. C’est là où ça s’éloigne de la vérité. C’est un endroit qui me passionne mais dont je montre l’absurdité. C’est aussi l’endroit qui peut tenter de réparer. C’est aussi l’histoire d’une femme qui essaye de parler à son fils, de lui dire qu’elle est innocente et lui demande de la croire. Elle n’a pas le droit de le dire pendant une grosse partie du film, mais elle finit par le faire. C’est le langage qui revisite ce qui s’est passé et qu’on n’a pas pu saisir.

Dans Sybil, le personnage principal affirmait déjà que sa vie était une fiction.
Oui, tout à fait.

Là, l’idée est poursuivie de manière différente. Le film est très documenté sur les procédures judiciaires et l’on voit que la justice demande aux personnes de rejouer des scènes. Ils se ré-interprètent à tous les sens du terme. On voit assez peu ça dans les films de procès. C’est comme s’ils devaient reprendre leur propre rôle. La mise en scène en devient presque conceptuelle, quand le texte apparaît sur l’écran et l’audio arrive, comme si le texte, l’image et le son devaient concorder.
Je n’avais jamais pensé à ça, mais effectivement c’est écrit. Non seulement sa vie ne lui appartient plus mais, en plus, elle est projetée dans une salle, où son destin est presque écrit. La phrase essentielle du film, c’est celle que l’héroïne dit à son avocat : « That recording is not reality ». Cet enregistrement n’est pas la réalité. Ça a l’air de l’être, c’est une part de nous, mais ce n’est pas nous. Quand tu prends un moment extrême de la vie – ce qu’elle appelle « an emotonial pic », un moment émotionnel très fort – et que tu le projettes comme ça, « it warps everything », ça déforme tout. Je trouve ça passionnant. Chaque être humain sait que si tu prends juste une toute petite parcelle de sa vie, surtout la plus spectaculaire, cela ne reflète pas entièrement cette personne. C’est aussi ce que font l’instruction et le procès. C’est un endroit d’interprétation, et même de délire, autour d’une parcelle de cette personne, et qui n’est évidemment pas son entièreté.
Vers la fin du film, son avocat veut vraiment enfoncer son mari en disant qu’il était dépressif, qu’il était horrible, qu’il n’arrivait pas à écrire et que la seule chose qu’on pouvait reprocher à l’héroïne c’était d’avoir eu plus de succès que lui. Quand il revient dans son box, elle lui répond : « Mais ce n’était pas Samuel ». Quand on enfonce son mari défunt, elle est aussi choquée de la même manière. Ça n’est toujours pas le récit réel de sa vie. Évidemment qu’on imagine bien que ce type n’était pas à ce point-là une épave et qu’elle n’est pas la pilleuse de roman qu’on décrit.
Ce qui me passionne dans les affaires judiciaires, c’est l’endroit où la fiction démarre. Peu importe où est la vérité, ce qui compte c’est qu’est-ce qu’on va raconter. C’est ce que dit l’avocat. C’est le début d’un roman, c’est le début d’une fiction. Je l’ai entendu de beaucoup d’avocats et de professionnels de la justice. Ça crée beaucoup de désillusions par rapport à l’idée que je me faisais, petite fille, de la justice comme endroit où la vérité était censée arriver.

Un autre point commun avec Sybil, c’est que l’héroïne est écrivaine. Il y a beaucoup de films sur les artistes, mais filmer la vie d’une écrivaine et même son travail, sa méthode d’écriture, c’est beaucoup moins courant.
J’aime bien donner des métiers aux femmes que je filme qui sont souvent des métiers plutôt réservés aux hommes dans le cinéma ou la littérature. C’était important qu’elle ait une vision du monde. Je ne dis pas qu’on lui reproche au procès. Mais le fait qu’elle soit libre, qu’elle assume ses choix et sa place dans son couple et qu’elle soit écrivaine joue un peu contre elle. On se dit que, dans ce qu’elle a écrit, il peut y avoir des preuves contre elle. Il y a une suspicion à cause de l’idée reçue qu’elle écrirait forcément sur elle et que ce serait forcément de l’auto fiction. Elle s’en défend dès la première scène. L’étudiante lui dit qu’elle fait des auto fictions et elle lui répond que c’est plus complexe que ça. « Je ne te connais pas, je pourrais écrire quelque chose sur toi sans te connaître ». C’est presque une réplique contre l’auto fiction.
C’est vrai que c’est compliqué à représenter. Ça explose au moment du procès, au moment où on va dénicher ce qu’il y a dans ses romans. C’est vraiment l’endroit où on vient faire exister son personnage. C’est presque des preuves contre elle. Ça devient un matériel contre elle.

Le film joue de manière ironique avec l’appétit du public pour la fiction et l’idée de l’écrivaine piégée par sa propre fiction.
Exactement. C’est ce que dit le personnage du critique littéraire : un professeur qui se suicide nous intéresse beaucoup moins qu’une écrivaine qui tue son mari.

Le film joue sur deux langues, français et anglais et aussi sur la spécificité du langage judiciaire. Il y a une musicalité dans le passage d’un idiome à l’autre. Quand vous écrivez, surtout pour un scénario très dialogué, est-ce que vous jouez déjà les scènes ? Et après, comment on dirige toute cette oralité ?
Ça nous est arrivé de répéter certaines scènes à l’écriture, même si ça m’arrive aussi beaucoup d’écrire seule. Quand je lis, je projette très vite les voix des acteurs, quand je sais avec qui je vais tourner. Là, c’est vrai que nous avons eu du mal à nous rendre compte réellement de ce qui allait se produire au moment du procès. Comment allait-on passer de l’anglais au français ? Ça s’est résolu grâce aux acteurs, Sandra, Swan et Antoine [Reinartz] qui ont tout de suite permis cette liberté, à laquelle peu de gens croyaient au moment de l’écriture. Beaucoup de gens trouvaient ces changements de langue bizarres et complexes. Ce sont les acteurs qui les ont simplifiés.

Dès le début, le film a été écrit pour Sandra Hüller ?
Oui, dès l’origine du projet, j’ai pensé à elle. Si ça n’avait pas été elle, j’aurais choisi une autre actrice étrangère. Je n’aurais pas pu prendre une actrice française. La langue est un motif très important, vraiment un sujet du film. C’est l’incarnation de la difficulté de se comprendre. J’avais très envie de retourner avec Sandra. Ça avait été un tel plaisir de travailler avec elle sur Sybil que j’avais besoin de chercher d’autres choses avec elle, de la découvrir autrement.

Les actrices avec lesquelles tu as travaillé sont assez différentes. Virginie Efira et Adèle Exarchopoulos montrent beaucoup plus les émotions qui les traversent, alors que le jeu de Sandra Hüller est plus rentré, plus mystérieux.
Oui, c’est vrai. Mais les trois actrices principales de mes films, Lætitia Dosch, Virginie Efira et Sandra Hüller ont un point commun. Ce sont trois actrices solides. Même physiquement, elles ne sont pas des petites choses fragiles. Chaque film est une tempête à traverser, quelque chose d’un peu terrifiant à affronter. J’aime bien travailler avec des actrices qui ont quelque chose d’assez tenu et qui mettent du temps avant de s’effondrer. Elles ont ça en commun. Après, elles sont aussi évidement très différentes. Je ne vais pas chercher les mêmes choses avec Virginie et Sandra. Difficile de pouvoir comparer. Ce n’est pas mieux ou moins bien. Ce ne sont pas les mêmes méthodes.
Sandra est arrivée en France très préparée. Ses premières prises étaient très impressionnantes. D’habitude, tu fais la lumière après la première prise qui est, en fait, une répétition. Sur le plateau, on a vite oublié cette idée-là parce que les deuxièmes prises étaient toujours décevantes. Sandra apportait une nouveauté dès la première prise qu’elle n’arrivait pas à reproduire. J’ai demandé à travailler différemment, de tourner tout dès le début sans faire de mise en place. Chose que je ne faisais jamais avec Virginie. Elle donnait beaucoup moins au début, mais c’était super pour qu’on puisse se mettre en place. C’était souvent les quatrièmes ou cinquièmes prises que je gardais. Sandra, c’était les premières ou les treizièmes et quatorzièmes.
Sandra est arrivée avec une connaissance du scénario, de tout, et en même temps très disponible. Elle vient de l’univers du théâtre. Elle travaille vraiment avec son corps qui est son outil. En ça, elle se rapproche de Lætitia Dosch. Je dis souvent qu’il y a des acteurs de tête, de portrait et des acteurs dont la tête est une extension du corps. Sandra est plus de cette famille-là. Son corps, ce qu’elle va faire avec ses mains, le fait qu’elle fume ou pas, ce n’est pas du tout anecdotique. Elle va vraiment l’employer. C’est une autre façon de travailler.

Comment cette solidité des personnages et des actrices s’accommode d’une recherche d’imprévu ?
J’aime souvent aller trouver l’endroit de la faille dans des personnages qui ont l’air puissants et solides. Dans ce dernier film, ça prend beaucoup de temps : deux heures avant de voir le personnage pleurer dans une voiture. Avant ça, elle apparaît dans la maîtrise, presque de manière infernale. Ça m’intéresse plus que de voir quelqu’un s’effondrer et devenir une petite chose consolable. Ces zones m’intéressent aussi parce qu’elles sont moralement jugées par la société. On est moins indulgent face à une femme qui a l’air solide. Elle a l’air suspecte ou coupable. Le fait de ne pas avoir d’états d’âme, de ne pas avoir d’émotion, ça m’intéresse. C’est quelque chose qui est commun au personnage de Sybil. Elle fait un enfant dans le dos de son amant en l’assumant totalement, alors que c’est moralement discutable. Dans La Bataille de Solférino, le personnage de Lætitia Dosch assume aussi de mettre son mari dehors pour se protéger. Ces personnages-là ont vraiment quelque chose de très fort à traverser dans leurs vies professionnelles et intimes.
Elles n’ont pas qu’une seule préoccupation non plus. C’est quelque chose qui me touche beaucoup. Ces femmes peuvent penser le monde. Elles n’ont pas juste l’idée de faire un enfant ou de ne pas en faire, d’avoir un mari ou pas, qui sont souvent les préoccupations binaires de personnages féminins au cinéma. Il y a rarement plus d’une chose ou d’un choix.
Cette complexité était plutôt réservée aux rôles masculins. Ma référence ultime, c’est le personnage de Don Draper dans Mad Men. C’est un personnage monstrueux mais qui est très aimé par le spectateur. Si le rôle était plaqué sur une femme, elle serait extrêmement antipathique. C’est un homme raffiné et complexe, mais on lui pardonne absolument tous ses travers et toutes ses dérives. C’est quand même un meurtrier à la base. Il cache un crime et trompe absolument tout le monde, pas juste sa femme et son entourage. Il est pourtant profondément sympathique. On se sent proche de lui parce qu’on se dit qu’il a un secret qui excuse presque toutes ses dérives. C’est un point de départ pour moi quand je commence à faire des films. J’aimerais qu’on s’intéresse à une femme qui aurait autant de tares. C’est pour cela que j’ai dépeint des personnages féminins qui ne sont pas toujours perçus d’emblée comme sympathiques. C’est ma tâche d’arriver à les rendre sympathiques.

Le temps de montage a été très long. Le scénario était déjà très écrit. Il devait y avoir beaucoup de matière fabriquée sur le plateau. Ensuite, qu’est-ce qu’on redécouvre au montage ?
C’est une chance énorme de pouvoir monter en dix mois. Une question a provoqué beaucoup de débats et de disputes pendant la préparation : la pellicule. Toutes les références par rapport à ce film étaient en pellicule. Mon chef opérateur m’a dit que j’avais juste envie de tourner en pellicule et qu’il fallait que j’arrête de tourner autour du pot. Je n’ai pas pu pour des raisons financières parce que je tourne trop. Le fait d’avoir un enfant jeune a rebattu les cartes. Avec Sandra et avec tous mes acteurs, je pouvais tourner en pellicule mais avec l’enfant c’était plus compliqué parce que parfois, il fallait trente prises. On n’avait pas les moyens de trente prises en pelloche. En plus, au départ, il y avait beaucoup de split-screens prévus, ce qui doublait la mise. On s’est mis autour de la table. Ils m’ont dit le budget qu’on avait et ça n’a pas marché. Finalement, j’ai tourné en vidéo.
Sur le montage, avant même de se poser la question du scénario, il y a la quantité de rushes qui est énorme. Comme je suis de plus en plus maniaque, j’ai besoin de connaître mes rushes par cœur. Je suis tout le temps là. Je ne laisse jamais une seule journée mon monteur seul. Je ne veux rien laisser au hasard. Je l’étais déjà mais je l’ai été encore plus sur ce film-là. Je pressentais que quelque chose s’était passé au tournage et j’avais peur de ne pas prendre les bonnes prises. On a été dans un sens assez précis. Le film de genre, ce sont souvent des gens qui jouent la duplicité, dire quelque chose et penser autre chose. C’est assez classique et même assez ringard. Au contraire, j’ai choisi les prises les plus documentaires, les plus spontanées, les plus accidentées. Ça a été quelque chose de très fort entre mon monteur et moi, même si on n’était pas forcément toujours d’accord sur le choix des prises. Avec Sandra, il fallait prendre les prises les moins sophistiquées, les plus brutes. On a mis de côté les prises les plus virtuoses parce qu’elle est très forte. Elle peut dire quelque chose tout en pleurant tout en pensant à autre chose. J’avais aussi l’obsession de monter le film parallèlement en série parce qu’on jetait trop de choses. Il y avait trop de déchets. Le premier montage faisait quatre heures. Finalement, mes producteurs m’ont dit d’oublier cette idée.
Ça a duré dix mois parce que le film était compliqué à monter. Des scènes qui n’en finissaient pas, des possibilités énormes. On avait une heure de trop avant le procès. Il fallait bien trouver le temps de faire disparaître cette heure-là. Et on arrive à un film qui fait encore deux heures et demie !
Ensuite, il y a une phase avec Arthur [Harari] qui est intervenu en montage. C’est compliqué un montage avec deux réalisateurs.
Le film est un match entre un homme et une femme. Ensuite, c’est l’analyse qui devient un autre match. On dit souvent que le tournage d’un film est le reflet de ce qu’il dit profondément. Sur ce film, ça n’a pas été vrai. Le tournage a été parfaitement agréable, comme si on tournait une comédie. En revanche, ça a été vrai en post-production. Tout ce qui s’est passé après le tournage a été un match constant. C’est le film où j’ai eu le plus de discussions avec mes producteurs. Passionnantes et parfois déroutantes, mais voilà ça ressemble au film. On a tout disséqué.

Même si l’idée de la série est abandonnée, est-ce qu’il y a l’idée de faire quelque chose de la matière laissée de côté, ne serait-ce que pour le DVD ?
J’aimerais le faire pour une scène qui est un grand regret pour moi : une scène d’ivresse entre Swan et Sandra qui dure entre 15 et 20 minutes. Pour moi, c’est un court-métrage. Il en reste à peine quatre ou cinq minutes, parce qu’on n’arrivait plus à raccorder les wagons après. Ça a été un crève-cœur parce qu’il y a eu une magie dans cette nuit. J’aimerais bien la remettre dans le DVD, peut-être avec d’autres scènes. Avec La Bataille de Solférino, c’est le film où j’ai eu le plus de déchet. Pour ce premier film, j’étais triste parce j’avais une énorme matière documentaire que je n’ai jamais pu exploiter. Pour celui-là, on a laissé aussi beaucoup de choses de côté, parce qu’il fallait que le spectateur arrive, à peu près frais, au moment du procès. Mais écrire et monter des films comme ça, ça crée quand même des situations très marrantes.

En décembre 2019, les Cahiers du Cinéma avaient demandé à plusieurs cinéastes leur top ten des années 2010. Dans ta réponse, tu avais cité Gone Girl et Toni Erdmann dont on voit le rapport avec Anatomie d’une chute. Mais aussi trois séries (The Knick, The Girlfriend Experience et Girls) et plusieurs films dits de genre : Grave de Julia Ducournau, The Visit de Shyamalan, Hérédité d’Ari Aster et Conjuring : les dossiers Warren de James Wan. On connaît ton intérêt pour les séries, mais est-ce que tu aurais envie d’aller vers le cinéma fantastique voire d’horreur ?
Absolument pas. Je laisse ça aux gens qui savent vraiment faire ça. Mais c’est vrai que ce sont des films que je regarde avec plaisir et qui sont plus que du divertissement. Ce sont des films qui m’ont aidé. Il y a un hommage à The Changeling / L’enfant du diable avec George C. Scott [réalisé par Peter Medak en 1980], dès la première scène. Il y a une balle de tennis qui tombe d’un escalier. C’est vraiment un plan que je lui ai volé, et que j’ai montré à mon chef-opérateur. Ce sont des films qui m’inspirent formellement.
Ce qui est passionnant avec le genre, et même la comédie, c’est qu’il y a un cahier des charges. Ensuite, on regarde comment on contourne cette chose-là. Ça m’avait passionné pour Victoria. C’est malheureusement très rare parce que la plupart des gens qui font des films de maison hantée le font sans imagination. Mais tout à coup, il peut y avoir des surprises. Dans L’enfant du diable, il y a une scène de médium exceptionnellement incroyable. Une des meilleures scènes de médium que j’ai jamais vue. Pour moi, c’est une scène extrêmement réaliste. Ce qui m’impressionne dans ce film, c’est son réalisme. À part l’utilisation de la musique, un peu grossière parfois, rien ne fait « truc de cinéma ». Et c’est ça qui m’inspire.
Cynthia Arra m’a vraiment initiée à ce cinéma-là, qu’il y a dix ans, je connaissais très mal. On a fait plein de soirées où elle m’a montrée des films. Ça m’a aussi appris techniquement, des choses de caméra, tout simplement. Je ne pense pas que j’irai faire des films de ce genre, enfin peut-être un jour… Je reste plus attirée par un cinéma plus ancré dans le réel.
Gone Girl est vraiment un film qui m’a passionné ces dernières années. Je l’ai revu une dizaine de fois, mais maintenant il m’agace. Je le trouve trop cynique. Plus je le revois, moins je l’aime. Aujourd’hui, j’ai un vrai souci avec ce film, alors que je l’adorais il y a quelques années.
C’est intéressant de voir comment les films résonnent avec leur époque. Aujourd’hui, on est dans une époque très particulière. Moi, j’ai beaucoup moins de passion pour les films cyniques. J’ai même un dégoût pour ça. Il y a eu trop de films qui s’amusaient de la forme, qui jouaient avec plein de registres en disant : regardez comme on est virtuoses, le film est plus que baroque mais on s’amuse, on est ultra-cinéphile ». Je n’ai pas de goût forcément pour ça.
Peut-être que Gone Girl m’a fasciné pour ça : parce qu’il montrait, tout à coup, un personnage de femme différent. Même si ce n’est pas le premier à l’avoir fait. Finalement, là femme est monstrueuse et complètement diabolique, mais elle n’est pas ce qu’on croit d’elle pendant un long moment, à savoir une femme violentée. Récemment, dans les salles, on m’a dit quelque chose qui m’a touchée. « Votre film est super mais je m’étonne que vous fassiez le portrait d’une femme accusée du meurtre de son mari parce que, quand même, vous voyez bien ce qu’on vit aujourd’hui, les femmes sont violentées et même tuées ». J’ai répondu en affirmant profondément mon point de vue : « théoriquement, dans la vraie vie, je suis d’accord avec vous mais en tant que cinéaste, je n’ai pas envie d’ajouter à la cinéphilie que je connais, des femmes torturées, pillées, violées ». J’ai revu Jack l’éventreur récemment, que j’avais vu petite et que j’adorais, où on démembre ce qu’on ne connaît pas, ce qu’on ne comprend pas, la femme. En tant que femme, je ne peux pas ajouter un film de plus où l’on représente ça.

Anatomie d’une chute, film de Justine Triet, sortira au cinéma le 23 août 2023.


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