Art contemporain

Matthieu Laurette  : « J’aime ajouter du spectacle au spectacle »

Journaliste

À l’occasion de la rétrospective que le musée d’Art contemporain du Val-de-Marne (MAC VAL) lui consacre jusqu’au 3 mars, Matthieu Laurette revient sur trente de créations où il n’a cessé de chercher à s’inscrire dans le réel, dans une œuvre où empirique, conceptuel et humour ne cessent de s’entremêler.

À l’occasion de sa très belle « monographie dérivée », curatée par Cédric Fauq au MAC VAL (lire la critique dans l’édition d’hier d’AOC), Matthieu Laurette se retourne sur ses trente ans de créations, entre vidéos, installations, sculptures, performances, photos et réflexions critiques sur la condition d’artiste, la valeur des choses et la puissance du spectacle intégré dans nos vies. Comment peut-on rester un artiste durant trente ans ? Le regard rétrospectif que Laurette porte sur son drôle de travail conceptuel donne une idée de l’audace qu’une vie d’artiste exige. JMD

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Pourquoi, à 53 ans, as-tu eu envie de proposer une rétrospective de ton travail, après trente ans d’activité ?
Ce n’est pas moi qui ai le premier pensé à une rétrospective ; c’est le MAC VAL qui dès 2017-2018 m’a proposé de faire – je cite – « une exposition à caractère rétrospectif » : voilà la formule qui m’a été énoncée à l’origine. Parmi les discussions que nous avons eues au début, on s’est dit qu’une grande partie de ma production n’avait jamais été montrée en France, ou alors très peu vue ces dernières années. Par ailleurs, si j’ai finalement choisi ce mot pour le titre c’est aussi parce que la notion de rétrospective n’a pas la même connotation en anglais qu’en français, c’est ce qui m’a intéressé aussi. En anglais ce que l’on appelle « mid-career retrospective » est quelque chose d’assez courant dans les musées américains. Il n’y a pas de mot pour traduire cette expression en français ; on ne parle pas ici de rétrospective de milieu de carrière. En France, on l’associe plutôt à quelque chose de posthume, à une fin de carrière. Ce que je trouve assez comique… Or, ce qui apparaissait fréquemment lorsque je regardais ce que j’ai produit au cours des trois ou quatre dernières décennies, c’est que le caractère « rétrospectif » y est déjà présent très tôt et cela de manière très récurrente… Mes manières de montrer et produire des choses durent souvent plusieurs années ; elles contiennent forcément des éléments à caractère rétrospectif. J’ai donc voulu amplifier cette notion et en faire l’objet de l’exposition. C’était un terrain à explorer. Il ne s’agit donc pas d’une rétrospective chronologique ou posthume, ni de quelque chose d’exhaustif. Pour moi, l’enjeu important était surtout de me demander comment montrer ensemble des œuvres qui n’ont jamais été pensées pour être exposées ensemble, qui n’appartiennent pas aux mêmes registres de monstration, de formes, de médium et qui, pour certaines, ont été pensées en tenant compte fortement des contextes dans lesquels elles ont été produites. Je propose en fait un « regard rétrospectif », plus qu’une rétrospective.

C’est donc cette idée d’une rétrospective intégrée dans la rétrospective qui t’a guidée pour penser avec ton commissaire Cédric Fauq le parcours au MAC VAL ?
Oui. J’ai appliqué cette méthode à l’exposition au MAC VAL. Dans quel contexte je fais cette exposition ? Pourquoi ? Où ? Avec qui ?… Avec les reports successifs, dus entre autres au Covid, on est arrivé en 2023, c’est-à-dire au chiffre rond de mes trente ans de « carrière », comme on me l’a fait remarquer, puisque « officiellement » j’ai débuté ma vie « publique » d’artiste en 1993 avec ma première « Apparition » à la télévision dans l’émission Tournez manège !. J’avais 22 ans à l’époque, j’étais encore étudiant, puisque j’ai eu mon diplôme en 1995. J’ai donc commencé très tôt, avec ce que je considère comme ma première exposition personnelle ; une exposition pour laquelle j’avais envoyé par la poste des cartons d’invitation afin d’inviter notamment des personnalités de l’art, dont j’avais obtenus les adresses, à regarder l’émission en direct depuis chez eux, en même temps que les 5 ou 6 millions de téléspectateurs et téléspectatrices devant cette émission chaque jour à l’époque… Entre 1993 et 1995, j’ai ensuite produit une série de ce que j’appelle des Apparitions télévisées : de Tournez manège ! sur TF1 à La Grande Famille sur Canal+. J’essayais de définir les différentes typologies d’Apparitions possibles à la télé. Nous étions alors dans ce qui précédait la télé-réalité ; des émissions peuplées de ce que les médias appelaient déjà cependant des « real people ». Cette première œuvre produite sur trois ans, intitulée Apparitions (sélection 93-95) et qui fut présentée au Magasin de Grenoble pour la première fois en installation en 1995, sur un téléviseur, fixé en hauteur sur un bras mural dans l’espace d’exposition, contient déjà un caractère rétrospectif. Elle se retrouve bien sûr ici au MAC VAL et elles est accrochée à l’identique.

Que veux-tu signifier en qualifiant de « dérivée » cette rétrospective dans le titre même de l’exposition ? Est-ce parce que la dérive, le détournement, le situationnisme en général, sont des motifs qui traversent ton œuvre ?
Il y a à l’intérieur de l’exposition une œuvre réalisée en collaboration avec le duo de graphistes Syndicat, datant de 2015, qui s’appelle déjà « Matthieu : une rétrospective dérivée », exposée au festival du graphisme de Chaumont. Ils souhaitaient alors utiliser un corpus conséquent d’œuvres d’un artiste et m’ont demandé à l’époque de leur donner un ensemble de photographies visant idéalement à être reproduites dans une monographie me concernant ; mais au lieu d’imprimer ces photos dans un livre, ils ont décidé de les imprimer sur des objets customisables, commandés directement sur Internet ; associant certaines photos d’œuvres à des objets avec souvent une certaine ironie et des associations parfois assez improbables. Cela renvoyait directement au merchandising et aux produits dérivés pour eux comme pour moi. Pour cette exposition au MAC VAL la notion de dérive pour moi renvoie bien sûr aussi à Guy Debord, au situationnisme, aux codes et aux règles de ce mouvement, mais aussi à ce qui m’arrive concrètement, une façon plus générale de prendre la vie, une manière de travailler, de produire, de réfléchir, d’exposer et plus généralement encore de fonctionner. Par exemple, lorsque j’étais proche de Raymond Hains, il m’est souvent arrivé d’avoir des journées entières de « dérive » typiquement situationniste avec lui ; on se retrouvait le matin, et on finissait très tard la journée à la Coupole ou ailleurs après un long périple qui était pour lui aussi une façon plus générale de prendre la vie. Debord avait d’ailleurs donné un surnom à Raymond Hains : « Raymond l’abstrait ».

Qu’est-ce qui t’attire dans la dérive ?
Le rapport à Debord pour moi est clairement visible dans cette exposition ; cela n’a jamais été aussi explicite. Mais ce n’est pas une appropriation, c’est plus un « détournement », pour reprendre le vocabulaire situationniste. Il y a bien sûr un jeu polysémique ; introduire le mot « dérive » dans le titre, cela reprend la méthodologie que l’on a partagée avec Cédric Fauq, commissaire de mon exposition au MAC VAL et actuel commissaire en chef au CAPC Musée d’art contemporain de Bordeaux. Il avait pile 30 ans au début de notre collaboration sur la préparation de cette exposition, soit l’âge exact de ce que l’on allait exposer. La « dérive » c’est aussi une proposition pour le visiteur ; il n’y a pas de chronologie unique, les espaces s’imbriquent les uns dans les autres, beaucoup de pièces et de dispositifs se renvoient les uns les autres, des œuvres apparaissent souvent de manière récurrente, de manière physique, y compris dans leur représentation, à la manière d’une photo d’œuvre dans une autre pièce, comme avec ma série sur les sosies. J’ai toujours été très attentif à la manière de penser la circulation des œuvres, des idées, leurs reproductions, la façon dont elles sont photographiées, par qui, comment. Comment utiliser mon image, comme forme, comme outil ? Il y a souvent, à mon avis, une erreur d’interprétation sur un aspect soi-disant biographique ou autobiographique de mes activités et productions ; ma personne m’importe peu. Il n’y a aucune information personnelle à l’intérieur des formes produites ; ce n’est pas parce que l’on me voit à la télé ou dans mes interventions que je parle de moi, contrairement à d’autres artistes qui n’utilisent pourtant pas leur image ou leur corps. Je suis mon propre outil et un « self-media ». L’exposition est une dérive dans tous les sens du terme, faite de références, de reprises, de citations, de « remakes »… Cette rétrospective est aussi un objet dérivé en soi. Une rétrospective d’expositions autant qu’une rétrospective d’œuvres.

Qu’est-ce qui t’attirait dans le fait d’aller à la télé au milieu des années 1990 ?
Ce qui m’intéresse, c’est m’inscrire dans le réel. Au début des années 1990, ce mot « réel » était très important pour une partie de ma génération. Le texte de Hal Foster Le Retour du réel m’avait beaucoup marqué. Produire dans et avec le « réel » était pour moi une manière de m’opposer à une grande partie de la génération des années 1970-80, très ancrée dans le formalisme, l’objet, souvent complètement dans la fascination pour la « fiction » et que je trouvais alors « hors-sol » comme on dit aujourd’hui dans les médias en parlant notamment des politiques. Aller à la télévision, c’est rentrer dans le réel des gens, travailler avec un espace physique, un objet commun, qui passait pour un objet trivial pour beaucoup de monde à l’époque.

Qui s’est offusqué de ce geste à l’époque ?
Beaucoup de gens dans le monde de l’art. Le fait de passer dans Tournez manège ! a choqué certains de mes profs qui m’ont dit que j’avais collaboré avec l’ennemi, que passer à la télé, ce n’était pas de l’art ! C’est quelque chose que j’ai très longtemps continué à entendre plus tard…

Infiltrer le divertissement, à l’image de l’émission Tournez manège !, pourquoi est-ce important à tes yeux ?
L’industrie du divertissement et le « spectacle intégré » m’intéressent depuis toujours : Je ne comprends pas pourquoi, par exemple, alors qu’on interroge souvent des écrivain.e.s, des intellectuel.le.s, on n’y voit pas d’artistes ! L’artiste pourrait être au cœur de la société, pour plein de raisons à mes yeux. Mais le fonctionnement des médias tient les artistes à distance, et les artistes eux-mêmes se tiennent souvent à distance des médias. Moi, cela m’intéresse d’aller dans ces contextes et comment le public le perçoit. Il a toujours été important pour moi de m’adresser à un public plus large que celui établi comme appartenant aux mondes de l’art.

À quelles contraintes le montage de l’exposition s’est-il confronté dans le grand espace du MAC VAL ?
Aux règles que je me suis fixées. J’aime établir des règles qui deviennent des contraintes et vice versa . Dans ma méthode de travail, décider des contraintes, c’est s’ouvrir à une forme de liberté. On a ainsi voulu garder l’intégralité des murs de l’exposition précédente ; on n’a ni repeint la salle, ni rebouché les trous, ni masqué les altérations des murs ou changé les couleurs ; j’ai décidé également que l’on garde l’intégralité des écrans vidéo aux endroits exacts où ils étaient placés dans l’exposition précédente. Cela fait d’ailleurs l’objet de deux contrats-œuvres exposés ici. On gagnait du temps et de l’argent en gardant les murs tels quels. Économiquement, écologiquement, et avant tout conceptuellement, cela a du sens ; car garder les murs, c’est travailler dans le réel. Le musée, c’est le monde réel, avec ses contraintes physiques, historiques… Mon propre rapport à son histoire compte, puisque j’ai déjà exposé précédemment quatre fois dans cette salle des expositions temporaires du MAC VAL entre 2010 et 2019. Cela fait d’ailleurs l’objet de « remakes » de ces fragments d’expositions puisque j’ai réinstallé à l’endroit exact les œuvres précédemment exposées dans cette salle…

Qu’est-ce qui te semble le plus frappant en réexaminant tes trente ans de créations ? La cohérence, la continuité d’un travail marqué par des obsessions, des gestes, ou au contraire la volonté de te déplacer sans cesse, de chercher d’autres formes ? Des répétitions ou des différences ?
Les deux. D’un côté, il y a chez moi une dimension empirique dans la façon de réaliser de nouveaux projets ; et en même temps, il y a une dimension conceptuelle constante. La continuité vient du fait que pour moi, être artiste, cela s’envisage personnellement depuis toujours sur le long terme ; tous mes projets, même les plus impulsifs, s’inscrivent dans une perspective longue. Chaque contexte est éminemment lié à l’époque. C’est flagrant quand je regarde certaines œuvres rétrospectivement ; je souhaitais souvent accentuer les choses pour les inscrire dans l’époque. Il y a chez moi la volonté d’enregistrer quelque chose du temps présent. On perçoit l’évolution de ces contextes dans l’exposition, même avec des projets que je réitère. Je travaille avec des médiums différents à chaque fois.

Une dimension nostalgique flotte un peu dans tes pièces qui nous renvoient aux années 1990-2000 ; la revendiques-tu ?
Il n’y a pas de nostalgie dans mon travail, même si en effet certains visiteurs me disent qu’ils la trouvent nostalgique. Ils se souviennent probablement de telle émission, de telle exposition ou de moments de leurs vies personnelles… Avec les graphistes du catalogue, on a rassemblé énormément de documents différents, pour produire un objet conséquent. Syndicat sont des graphistes d’une nouvelle génération et Cédric Fauq, le commissaire de l’exposition, aussi, j’ai donc travaillé avec des gens de deux générations très différentes de la mienne et des époques traversées par mes projets. On se demandait tout le temps : qu’est-ce qui fait sens ? Qu’est-ce qui doit être réactivé ? Comment exposer des objets dans un livre, dans un lieu d’expo ? Pour moi, il n’y a pas de nostalgie là-dedans ; il peut y avoir simplement un effet de nostalgie produit par un objet sur le public.

Quelle pourrait être la typologie de tes gestes et de tes motifs ? La stratégie d’infiltration ? La réflexion autour de la notion de valeur, de l’art, de l’argent, des choses ? La question de la transaction financière, comme matière même d’une œuvre ?
Ces points-là sont essentiels ; ils se sont affirmés avec le temps. Ces questionnements étaient présents dès le départ. Je présente dans l’exposition la captation vidéo d’une conférence publique intitulée « Let’s Make Lots of Money : 101 manières de défier / tester / donner forme à la valeur de l’art (et de l’artiste) en environ trente minutes. Depuis 1993 jusqu’à aujourd’hui ». J’y énumère des gestes qui sont à la fois ma pratique et ma matière première. L’aspect économique est essentiel, y compris lorsqu’il est indexé au contexte de réalisation des projets eux-mêmes. D’où vient l’argent, à qui et à quoi il sert, comment l’utiliser ? L’argent comme matière première, les mécanismes économiques appliqués à l’art, l’économie en soi et de soi… ; ce sont des questions qui m’animent. J’appartiens à une génération qui n’a pas été facilement qualifiée ou identifiée contrairement aux générations qui m’ont précédées ou succédées (je pense ici notamment à l’institutional critique ou au Post-Internet) ; pourtant à la fin des années 1990 et dans les années 2000, j’ai été fréquemment associé à des expositions et des articles liés à ce que des critiques et curators ont nommé « art and economy ». Par ailleurs, le spectacle généralisé, comme tu le dis, ce que j’appelle moi le « Reality Spectacle », le « post-spectacle intégré » d’une certaine manière, est l’une de mes autres préoccupations. Ce que j’ai nommé, « IRL Institutional Critique », la critique institutionnelle « in real life », à l’échelle 1:1, aussi. 

On rit souvent devant tes pièces. Assumes-tu cette volonté humoristique dans ton geste artistique ?
Ce que l’on me rapporte sur l’exposition, c’est en effet qu’elle est drôle. Oui, c’est très important ! Dans cette exposition, cela se voit vraiment, au-delà même de certains projets ouvertement gaguesques, voir burlesques. La dimension aussi conceptuelle de mon travail, en apparence parfois un peu aride, est loin d’être dénuée d’humour selon moi. J’assume et revendique une part d’ironie, d’autodérision ; ajouter du spectacle au spectacle. Je me suis construit dans les années 1980-90 avec des livres, des publications, des médias, des expositions qui me conduisaient à penser que l’art était un terrain que l’on pouvait continuellement explorer même si je ne croyais plus aux utopies, et qu’on n’était pas tenu de ne faire que des expositions ou des objets pour qu’il y ait « art ». Cela ne m’intéresse pas de ne faire que des expositions ou de ne produire que des objets. La plupart des expositions qui m’ont marqué étaient soit pleines d’humour, soit au contraire extrêmement arides.

Qu’est-ce qui dans l’exposition obéit à cette envie de faire rire ?
Le tapuscrit « La société du Reality Spectacle », par exemple, que j’ai envoyé à une trentaine d’éditeurs, dont certains proches de Debord, je souhaitais – et souhaite toujours – le publier vraiment. En ajoutant ce mot « Reality » devant chaque occurrence du mot « Spectacle » ou « spectaculaire », j’en faisais un nouveau texte. J’ai eu des refus de tous les éditeurs contactés ; on me parlait de passages que j’aurai soi-disant réécrits alors que ce sont les textes originaux de Debord au mot près ; on m’a répondu que les passages soit disant réécrits par moi (ce qui n’est nullement le cas, je me répète mais j’ai juste ajouté un unique mot « Reality » devant chaque occurrence du mot « Spectacle » ou « spectaculaire ») n’apportaient rien au texte original. C’est vrai que les lettres de refus des éditeurs, que je montre ici, m’amusent. J’expose le tapuscrit et également la lettre d’accompagnement, qui est elle-même un détournement du courrier que Céline adressa à Gaston Gallimard avec son manuscrit de Voyage au bout de la nuit, suivi des mots que Debord avait écrits pour qualifier La Société du spectacle. Il n’y a aucun mot de moi dans ces courriers, ni altération du texte original de Debord hormis l’ajout du mot « Reality » mais cela n’a pas été visiblement perçu !

Est-ce que l’humour manque un peu dans l’art selon toi aujourd’hui ?
Je ne sais pas si cela manque, mais je pense que si on veut être artiste aujourd’hui, je ne recommande à personne d’utiliser l’humour si il ou elle cherche à tout prix la crédibilité : l’usage de l’humour dans l’art, en premier lieu, n’est vraiment pas valorisé. Par contre j’avoue que je me suis rendu compte ces derniers temps, en faisant des conférences, que je prenais un certain plaisir à faire rire les gens.

T’inscris-tu ouvertement dans un mouvement artistique, une tradition, une filiation ? Entre l’art conceptuel, le pop art, la critique institutionnelle… ? Que sais-je encore ?
Un peu de tout cela. Mais ce qui m’intéresse, c’est de ne pas me sentir à ma place quelque part. Je n’ai pas envie d’être situé quelque part définitivement.

La théorie nourrit-elle ton travail ?
Oui, mais de manière intuitive et parfois compulsive ; je n’ai ni fait d’études de philosophie, ni d’histoire de l’art ; mon approche de la théorie, c’est de l’explorer pour et par moi-même, avec mes propres outils, mais de l’explorer aussi comme matériau. Dans l’exposition, je montre pour la première fois en France une vidéo d’une émission de télé que j’ai tournée en 1999 à San Francisco : un « remake » de la conférence télévisée « Sur la télévision » de Pierre Bourdieu, tournée là-bas avec des figurants et figurantes, et acteurs et actrices locaux, qui relisent la conférence sur un téléprompteur ; cette conférence a été diffusée à l’origine à la télévision, puis elle a été rediffusée, tournée par moi, sur une chaîne de public access à San Francisco : voilà une approche directe de la théorie pour moi. Autre exemple : j’ai fait lire des extraits de La Société du spectacle de Debord par des passants sur l’avenue des Champs-Élysées en 1998, où je tournais un micro-trottoir avec une équipe de télé, en tenant un panneau derrière la caméra leurs indiquant les citations à lire ; c’est une autre manière de me confronter à la théorie. Je suis aussi apparu en 2004 dans le Today Show sur NBC avec un panneau « GUY DEBORD IS SO COOL! » derrière les 2 présentateur et présentatrice vedettes à l’époque pendant 59 secondes. Pour ce qui est de la critique institutionnelle, il se trouve que j’arrive après l’époque historique de l’art conceptuel et après la notion au sens strict de la critique institutionnelle ; sans parler du pop art, encore plus ancien. Mais c’est vrai que je me suis nourri de ces approches, de ces outils formels.

Te sens-tu appartenir à une génération précise, sachant que tu as été, très jeune, en première ligne, avec la série des « Produits remboursés », ce qui est rare pour un artiste ?
À l’époque, je n’avais pas l’impression de faire de l’art atypique. Je ne cherchais pas à ce qu’il le soit. La question de mon âge ne me préoccupe pas. Et surtout, j’ai toujours eu des affinités trans-générationnelles. Que ce soit dans ce que je regarde, ou dans mes relations personnelles, comme le lien que j’ai eu avec Raymond Hains. Le travail que j’ai mené avec Cédric Fauq, qui a trente ans, souligne aussi que je me sens proche de sa génération. Pour revenir à cette période où j’étais encore à l’école, il est vrai que j’ai cherché à en sortir le plus vite possible ; dans la première école à Rennes, on m’a dit que je n’étais pas fait pour faire de l’art, mais de la communication ; à Grenoble, où j’étais étudiant ensuite, je décidais d’aller à la télévision ; j’avais besoin de faire des choses, en-dehors même de l’école. Ce qui ne veut pas dire que je n’aimais pas l’école, au contraire ; il s’est passé beaucoup de choses avec certains professeurs ou intervenants et intervenantes. Les discussions que nous avions alors m’ont énormément construit.

La vie d’artiste, est-ce de plus en plus difficile, selon toi ? Ta propre trajectoire, avec un début fracassant, puis une présence plus discrète, parfois, qu’est-ce qu’elle dit de la vie d’un artiste ?
C’est super dur d’être un artiste, et probablement plus dur qu’avant. C’est très dur économiquement ; l’exposition montre aussi cela. Des « Produits remboursés » à DEMANDS & SUPPLIES, des contrats qui sont à vendre et qui listent mes dépenses professionnelles et mes dettes, que j’expose ici, oui, l’aspect économique est crucial dans de nombreuses œuvres. Comme cela coûte d’être artiste ! En même temps, je n’ai jamais envisagé la carrière d’artiste comme quelque chose de simple. J’ai toujours pensé qu’il fallait garder une rigueur dans ce que je produisais, qu’il ne fallait pas faire de concessions. C’est vrai que j’ai eu des moments de visibilité différents ; quand je n’étais plus visible en France, je pouvais l’être ailleurs. J’ai eu la chance d’exposer très vite à l’étranger et de développer moi-même des projets seul, dans d’autres pays. La perception de ce que j’ai produit n’est pas la même selon les points de vue géographiques, temporels, générationnels. D’une certaine manière, cette exposition au MAC VAL tend à rendre visible un ensemble de gestes, choses, objets, productions, commentaires, expositions, puisque l’exposition elle-même est aussi une rétrospective d’expositions…

D’où viennent les formes chez toi ?
De chaque chose naît une forme. Les matériaux peuvent être différentes choses : le nom d’un galeriste, un artiste comme Raymond Hains, l’âge du commissaire, le lieu d’exposition, les œuvres d’autres artistes, des remakes d’œuvres… Aller à la télévision, c’est pour produire des images ; je considère que ces images de moi à la télé, c’est moi qui les ai fabriquées. Toutes mes formes et mes objets sont générés voire intégralement fabriqués par leurs contextes. Ce ne sont pas des documents ou des traces ; ce sont des formes, définies, voulues par moi. Ces formes sont pour certaines d’entre elles pérennes, réactivables, ou refabriquables. Ce que j’essaie d’appliquer dans tout ce que je fais, c’est la justesse contextuelle et formelle. Il a été important aussi pour moi de montrer dans l’exposition les hauts et les bas, l’envers du décor, des œuvres auto-critiques d’une certaine manière ; il n’y a pas de hiérarchie entre les pièces majeures et les pièces considérées comme mineures, qui dans ce contexte prennent un sens et une nécessité. Je voulais montrer aussi qu’il n’y a pas que des méga-productions, qu’on peut faire des œuvres avec pas grand-chose, avec très peu de moyens. J’aime m’adapter de manière inadaptée.

Quel est ton rapport au marché ?
J’ai exploré toutes les formes de ce qui peut être à vendre, jusqu’au degré de résistance à ce qui peut être vendu ou achetable. Faire des objets séduisants à vendre comme des objets difficiles à appréhender est tout aussi important pour moi comme la sculpture avec le caddie, que je viens de racheter, par exemple. Il y a une certaine transparence dans ce que je produis depuis le début. Qu’est-ce que c’est d’être un artiste ? Quels sont les fonctionnements des écosystèmes et des mondes de l’art que j’ai traversés ? On retrouve ces questions partout dans l’exposition.

As-tu l’impression d’avoir préfiguré, avec tes œuvres des années 1990, « l’art Post-Internet » des années 2010 ?
Je suis lié à plusieurs artistes, directement ou indirectement rattachés au Post-Internet. Mais j’ai surtout l’impression d’être « pré, pendant et post » Internet à la fois. Nicolas Bourriaud m’avait inclus dans son livre Postproduction paru en 2004. Dès le début d’Internet, j’ai travaillé avec l’outil. J’ai toujours produit des sites comme des œuvres ; j’ai même parait-il créé une des premières proposition artistique utilisant une webcam via Internet, acquise par une collection publique en France. Ma manière de travailler ressemble aux liens hypertextes : on clique quelque part, cela ouvre sur autre chose. L’auto-génération, liée aux mécanismes que je mets en place, traverse tout ce que je produis. L’empirique et le conceptuel s’entremêlent sans cesse ; c’est très programmatique, contrôlé, tout en restant aléatoire.

Qu’est-ce qui, à tes yeux, a changé dans le monde de l’art depuis tes débuts ?
Tout et rien. J’ai l’impression que des artistes très jeunes peuvent aujourd’hui plus facilement vendre, tirer des profits avec des formes complexes ; alors que pour les gens de ma génération, cela a été long et compliqué (et cela l’est encore !). Les institutions publiques ont par ailleurs moins de facilités à produire des expositions ; donc les choix se portent souvent sur des artistes plus reconnus, parce qu’ils croient sans doute qu’ils attireront plus de visiteurs mais aussi parce que les financements seront plus faciles à trouver. Cela ne me dérange pas forcément car j’adore aussi souvent des artistes consensuels. Quand je m’intéressais à Andy Warhol au début des années 1980, il était plutôt décrié, il n’avait pas l’aura qu’il a aujourd’hui ; j’y voyais pourtant moi une dimension conceptuelle. J’ai été un adolescent qui a adoré Keith Haring, la figuration libre, Basquiat, en même temps que je m’intéressais à des formes plus arides, comme l’art conceptuel des années 1960 (On Kawara, Hanne Darboven, etc.), qui m’attirait énormément et qui me construit toujours. Tout en aimant des formes considérées comme populaires. J’aspire à cela dans ce que fait. Je suis heureux quand je vois le public rire dans mon exposition.

« Matthieu Laurette : une rétrospective dérivée (1993-2023) », une exposition monographique présentée au MAC VAL (Musée d’art contemporain du Val-de-Marne) à Vitry-sur-Seine, jusqu’au 3 mars 2024.


Jean-Marie Durand

Journaliste, Éditeur associé à AOC