Architecture

Jacques Rougerie : « Dans l’Aquabulle, c’était moi le poisson rouge ! »

Architecte, curatrice

Imaginer et construire sous l’eau, telle est la quête de l’architecte et océanographe Jacques Rougerie qui, depuis un demi-siècle, dessine l’avenir de l’habitat marin. La mer, non comme frontière mais comme espace de vie, inspire ses créations allant de l’Aquabulle, un abri sous-marin translucide, à l’Aquaspace, bateau à la coque transparente. Son travail est actuellement mis en lumière dans une exposition à la Villa Noailles, à Hyères.

Habiter la mer et habiter avec elle, voilà le programme de Jacques Rougerie, architecte, océanographe, académicien mondialement connu qui, depuis plus de cinquante ans, a conçu, développé et construit des habitats marins, sous-marins et littoraux. Son travail fait actuellement l’objet d’une exposition monographique à la Villa Noailles à Hyères, sous le commissariat de MBL architectes. L’exposition présente une sélection riche de ses archives personnelles, dont certaines inédites, dans une scénographie particulièrement réussie visant à nous immerger subtilement, nous autres terrestres, dans le travail et la pensée de cet architecte hors-du-commun qui a détenu, au début des années 1990, le record mondial du temps passé sous la mer. Parmi ses projets, l’Aquabulle, un refuge sous-marin entre deux eaux, inspiré de la forme d’une méduse qui permet de « déjeuner sous l’eau », Galathée, maison sous-marine conçue pour quatre personnes, ou encore l’Aquaspace, son propre bateau à la coque transparente qu’il a construit pour l’observation des baleines. Nourri par l’utopie et la science-fiction, ses projets, pourtant bien ancrés dans le réel, nourrissent la soif de connaissance de cet être mérien pour qui « la pénétration des êtres sous la mer est le destin de l’humanité. » OR

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Jacques Rougerie : Si j’avais eu une fille, je l’aurais appelée Océane. Mon fils s’appelle Marin. Vous connaissez la différence entre un marin et un mérien ?

Expliquez-moi…
À travers les siècles, vous aviez les terriens et les marins. La philosophie, la perception et l’imaginaire de ces mondes sont différents. Être un mérien, un homme, une femme ou un être humain du monde sous-marin entraîne une autre psychologie, une autre philosophie sur ce monde naissant. Du coup, je parle de mériens. Sous la mer, je ressens la fragilité du monde. On se sent autrement, on a une autre vision de la vie et de son équilibre fragile, on a d’autres visions.

Aujourd’hui, on parle beaucoup des terrestres. C’est encore différent des terriens ou terriennes…
C’est très important. Avant, les tribus étaient liées au temps et aux zones géographiques. Maintenant on a une échelle planétaire. De nouvelles tribus apparaissent : les astronautes. Depuis l’espace, on voit cette sphère extraordinaire, ce monde bleu, cette couche d’ozone très fine, on ressent sa fragilité, son écologie. Malheureusement, je ne l’ai jamais vécu, mais tous mes amis astronautes à travers le monde me l’ont expliqué. Demandez à Jean-Loup Chrétien, à Thomas Pesquet ou à Claudie Haigneré, ils vous expliqueront que lorsqu’on a vu la Terre de l’espace, on n’a plus du tout la même perception du monde. On doit tenir compte des équilibres écologiques au sens large.

Il me semble qu’on peut avoir la sensation d’être englobé en étant sous l’eau, de faire partie intégrante d’un milieu alors que depuis l’espace, les astronautes décrivent le fameux overview effect qui donne plutôt la sensation d’être en dehors, non ?
Tout à fait. Sous l’eau, les sens changent. Les yeux n’ont pas la même perception, le champ visuel est beaucoup plus limité, le toucher n’est plus le même. Le corps est en suspension dans la troisième dimension. Sous l’eau, on vole comme un oiseau. Quand vous avez la chance d’avoir vécu plusieurs expériences dans des habitats sous-marins comme moi, c’est tout autre chose qui se passe dans votre tête.

Que se passe-t-il alors ?
Ce sont des rêves d’enfants qu’on réalise. Nous sommes des explorateurs qui avons besoin de nous surpasser. On a besoin de croire à d’autres horizons qui nous apportent d’autres visions du quotidien. Quand vos rêves se réalisent, vous prenez toute la mesure de ce qu’ils signifient. À chaque expérience que j’ai faite d’habitat sous la mer, après quinze jours ou un mois passés sous la mer, je ne rêvais que d’une chose, le soir même après être revenu, c’était d’y retourner.

Vous avez eu, pendant un temps, le record mondial du temps passé sous la mer, soixante-dix jours, c’est bien cela ?
J’ai eu plusieurs expériences d’habitat sous-marin mais j’ai passé soixante-et-onze jours exactement sous la mer. C’était en 1992 au large de la Floride. Ce record a été battu depuis. Aujourd’hui, on est capable d’y rester beaucoup plus longtemps. Quand on habite une maison sous-marine, on respire de l’air comprimé qui nous amène dans une sorte de cocon, on se sent bien. Tout devient plus lent, dans les réflexes, les prises de décision, le toucher. On réfléchit avant de faire quoi que ce soit. Dans une maison sous-marine, l’azote dans le sang modifie la plupart de nos senseurs qui sont perturbés à cause de la surpression et de la saturation. Le toucher, le goût, l’odorat, tout cela est perturbé. Donc il faut retrouver d’autres équilibres, comme en apesanteur. Depuis notre naissance, on a l’habitude d’être à la verticale, d’avoir une ligne d’horizon comme référence. J’ai eu l’occasion de faire des vols paraboliques, c’est la même chose. Dans l’espace, comme sous la mer, on n’a plus de ligne d’horizon. On peut avoir les pieds en l’air et ça se passe très bien. On peut basculer en diagonale et partir comme un oiseau ! Ça amène une autre vision des choses : de la perception de l’espace, des sons, des couleurs, de ce qu’on mange, de la manière dont on dort… Tout se transforme. Les rituels ne sont pas les mêmes.

Qu’est-ce que ça a apporté à votre manière de pratiquer l’architecture ?
D’un point de vue artistique, on a créé un habitat adapté à cette nouvelle perception.
On ne va pas créer un habitat cubique. Ce serait un non-sens par rapport au monde sous-marin fait de pression, de poussée d’Archimède, etc. On est dans une sorte de cocon, on a besoin de formes plus douces, plus bioniques. Quand on est dans un milieu aquatique ou subaquatique, on est en plein dans la bioinspiration chère à Léonard de Vinci.

Il semble que l’expérience vécue dans les sous-marins – univers entièrement fermé, où on navigue aux instruments, sans aucun contact direct vers l’extérieur – soit tout à fait différente que celle que vous décrivez…
Dans un sous-marin, vous êtes dans un univers entièrement clos. C’est complètement différent. Vous n’avez aucune relation avec le monde sous-marin, ni au niveau visuel, ni au niveau sensoriel. Vous êtes dans une machine extraordinaire que l’Homme a créée mais vous n’avez aucun rapport avec ce milieu. Dans un sous-marin, on vit en pression atmosphérique, comme ici sur Terre. On ne peut donc pas sortir du sous-marin. À l’inverse, une maison sous-marine est pressurisée. On équilibre la pression interne et la pression externe en fonction de la profondeur où elle se trouve. Si j’ai envie de sortir, je sors immédiatement, je n’ai pas de problème.  On peut sortir une, deux, trois ou même quatre fois, le jour et même la nuit, c’est d’ailleurs là que c’est le plus beau. Quand on sort une à deux heures, cinq fois par jour, on passe cinq à six heures par jour sous l’eau, dans cet univers en trois dimensions. C’est magique ! Dans mes maisons sous-marines, de grands hublots permettent de voir sous la mer, j’ai un contact permanent avec le monde sous-marin, comme dans une maison à la campagne avec le paysage devant soi. En revanche, on ne remonte pas à la surface, sauf en fin de mission.

Cela pourrait donc s’apparenter à une expérience intense de plongée sous-marine ?
En plongée sous-marine, on passe une heure, une heure trente maximum sous l’eau. Quand on remonte à la surface, on est complètement coupé de ce monde. En vivant vingt-quatre heures sur vingt-quatre sous la mer pendant une longue durée, en ayant ce contact visuel permanent avec ces sensations, on devient un mérien. Quand on a la chance d’avoir vécu dans des maisons sous-marines, un autre imaginaire se développe en nous.

Quelle a été votre première expérience d’habitat sous-marin ?
J’ai fait mes premières expériences dans un refuge que j’ai créé, l’Aquabulle, avec la Marine nationale à Hyères, en mai 1977. C’était à vingt-cinq mètres de profondeur. Elle est d’ailleurs exposée en ce moment sur le parvis de la Villa Noailles. L’Aquabulle n’est pas vraiment une maison, c’est un refuge, mais j’y ai passé beaucoup de temps, et même une nuit. C’est dans l’Aquabulle que j’ai déjeuné sous l’eau pour la première fois. C’était magique ! J’en avais rêvé depuis ma plus tendre enfance. Quand mes copains faisaient des cabanes dans les arbres, je pensais à faire des cabanes sous la mer.

Vous pourriez nous la décrire ?
Imaginez une méduse, une sorte de sphère complètement transparente en polycarbonate. Elle est suspendue entre deux eaux, telle un ludion. On y rentre par le dessous et tout est transparent : les sièges sont transparents, la table est transparente et c’est serti comme un bijou sur une structure en aluminium qui permet de retenir cette bulle d’air. Elle a une poussée de 3,5 tonnes qui correspond au volume d’air à l’intérieur. Il faut la maintenir avec un câble figé dans le sol sous-marin qu’on peut régler à la profondeur désirée, comme un ballon d’un enfant. Quand on y entre, on peut y passer plusieurs heures en toute sécurité pour observer la biodiversité, ou encore être au-dessus d’une épave et faire des travaux sous-marins. J’ai conçu l’Aquabulle pour passer quelques heures sous la mer. J’y suis resté pour m’amuser mais ce n’est pas du tout confortable. C’est comme si vous dormiez dans votre voiture. Elle fait 2,40 mètres de diamètre. Mais vous êtes suspendu dans la troisième dimension avec les animaux tout autour…

Benjamin Lafore, commissaire de l’exposition qui vous est consacrée en ce moment à la villa Noailles décrit un certain nombre de vos projets, et notamment l’Aquabulle, comme un aquarium inversé où ce sont les humains qui sont observés.
Difficile de s’empêcher de faire un peu d’humour et de considérer qu’on est dans le bocal ! C’est amusant ce que vous dites car à l’époque, ma combinaison était rouge. Donc c’est vrai que c’était moi le poisson rouge ! Les poissons sont très curieux. Quand vous ne chassez pas, ce qui est mon cas, les animaux sous-marins et même les requins comprennent très vite que vous n’êtes pas un prédateur. Donc ils viennent voir quelle est cette espèce qui vient leur rendre visite capable de rester sous l’eau aussi longtemps. Quand vous restez des heures sous l’eau et que vous vivez sous l’eau, les poissons reprennent leur territoire autour de la maison sous-marine, viennent souvent regarder au hublot. Au bout d’un moment, quand certains équipiers ou moi commencions à nous préparer pour partir en plongée, certaines espèces fonçaient au niveau du sas pour attendre la sortie et nous accompagner.

Vous voulez dire qu’elles s’habituent à vous ?
Ça les amuse. Certaines espèces se laissent plus ou moins approcher et sont plus ou moins craintives, comme les animaux terrestres. Par contre, les poulpes, c’est extraordinaire ! Quand on trouvait des poulpes à côté de la maison sous-marine, au bout d’un moment, ils venaient nous rejoindre à chaque sortie et se laissaient caresser comme un chat. C’est Cousteau le premier qui a réalisé des maisons sous-marines. Il a très bien connu ça dans Le Monde du silence. Dans le Précontinent 2, en mer Rouge, un poisson l’accompagnait à chaque plongée, il l’avait surnommé « Jojo le mérou ». Il faut quand même avouer que c’était parce qu’il leur donnait à manger… Comme les oiseaux, les poissons ne sont pas idiots.

En 1977, la même année que l’Aquabulle, vous avez construit Galathée, une véritable maison sous-marine cette fois…
Tout ce travail se fait avec des équipes pluridisciplinaires, ingénieurs, médecins, sociologues, psychologues, etc. Mais il faut quand même se préparer. Entre passer trois ou quatre heures sous l’eau dans un refuge et y passer plusieurs jours, ce n’est plus du tout la même aventure. On doit trouver un équilibre aux conditions que nous impose le milieu, on n’est pas au même rythme, on ne se nourrit pas de la même façon, on ne travaille pas de la même manière, on n’écoute pas de la musique comme d’habitude… Tout est complètement différent. On est dans un milieu qui peut être hostile, extrême et on en a conscience.

Qu’est-ce qui est extrême ?
Le milieu en lui-même. Les problèmes de décompression qu’on peut rencontrer… Galathée est une vraie maison sous-marine pressurisée, vous pouvez en sortir autant de fois que vous voulez. Galathée est conçue à partir de grands hublots qui sont comme des balcons ouverts sur la mer. C’est vraiment une expérience fantastique. Elle a été construite pour que quatre personnes puissent y vivre sur de très longues durées.

Ces projets sont nécessairement collectifs…
Ce que j’aime, c’est travailler en équipe. Je suis un homme d’équipage, je ne suis pas un solitaire. La pénétration de l’homme sous la mer date de Cousteau, c’est tellement nouveau que ce n’est pas encore bien ancré dans notre civilisation. On en est aux balbutiements de la plongée sous-marine. La technologie est encore archaïque, on est un peu des chevaliers avec leurs armures : on a un détendeur qui pend dans la bouche, un masque qui nous écrase le visage, des palmes… On nage comme un canard, donc pas très bien ! Maintenant, les apnéistes se développent de plus en plus et sont vraiment en osmose avec l’élément aquatique. On commence à avoir une connaissance de ce monde. Il faut laisser le temps au temps, ça va se développer, ce n’est pas une mode. La pénétration des êtres sous la mer est dans le destin de l’humanité, comme l’espace.

Vous avez conçu des projets de deux natures : les habitats sous-marins où l’on vit, et les véhicules, comme l’Aquascope. Quand on en voit des photos aujourd’hui, on a du mal à y croire. Il ressemble vraiment à une créature sous-marine sortie d’un film de science-fiction.
L’Aquascope est un trimaran semi-submersible. J’en ai fait vingt-sept comme celui-là. Il ressemble à une raie manta. Un peu comme un hélicoptère, dix personnes peuvent naviguer sous l’eau en même temps. J’ai aussi conçu mon propre bateau, l’Aquaspace, pour aller voir les baleines et avec lequel j’ai traversé l’Atlantique. La coque centrale est transparente sur vingt-deux mètres de long.

Vos projets sont décrits en nombre de personnes, en unités de vie, ce n’est pas si commun…
L’organisation de la vie n’est bien évidemment pas la même quand on vit sous l’eau, sur l’eau ou sur Terre. Quand on s’adresse à l’humain, il faut penser à l’humain en priorité. Sous l’eau le milieu est difficile, extrême, il peut être dangereux. Chaque humain a une relation privilégiée avec l’autre et une solidarité beaucoup plus grande que sur Terre pour des raisons de survie. En cas de problème, il sera beaucoup plus facile de s’en sortir avec les autres. Notre comportement est donc beaucoup plus responsable, à la fois par rapport à nous-mêmes et par rapport aux autres. Quand on vit plus d’un mois sous la mer, il peut arriver qu’on ait un petit coup de cafard mais il est important de ne pas le montrer pour ne pas déclencher le blues chez les autres.

Ces habitats ont donc un rapport à l’altérité, à la solidarité et à la communauté très fort ?
Cela créé une communauté très soudée. On équilibre les espaces par rapport au nombre de personnes qui vont y vivre et à leur perception. On ne réfléchit pas en termes de surface ou de mètres carrés, on réfléchit en volume, comme les architectes navals. Sous l’eau, on réfléchit en volume d’air, c’est très technique. On est très liés aux ingénieurs pour ce genre d’expériences. Un mètre cube, ce n’est pas grand-chose, mais cela représente une tonne de poussée ! Si on veut vivre dans trente ou quarante mètres cubes sous l’eau, cela représente quarante tonnes de poussée, on doit donc trouver comment enfoncer quarante tonnes dans l’eau. Pour ma part, j’ai fait mes études aux Beaux-Arts, classique, j’ai été enseignant, mais ces contraintes techniques n’ont rien à voir avec celles des architectes terrestres. C’est une autre gymnastique intellectuelle.

Le philosophe Matthieu Duperrex pense que les architectes qui sont formés aujourd’hui seront des mésologues, des architectes de milieux. Qu’en pensez-vous ?
Il a raison. On va forcément devenir des architectes de milieux, par nécessité, par équilibre, pour établir un nouveau rapport entre soi et la nature tout en continuant à développer les sciences et les technologies. Non pas comme on l’a fait dans le passé, en polluant la planète et en la détruisant, mais en regardant le beau côté du génie humain pour développer ce futur. Avec l’intelligence artificielle, c’est évident. On aura une architecture beaucoup plus durable et beaucoup mieux intégrée à son environnement, en osmose avec la nature. Avec cet outil merveilleux qu’est l’intelligence artificielle, beaucoup de choses vont changer. Le métier d’architecte est en train de basculer.

Vers quoi va-t-il basculer selon vous ?
Un nouveau monde et son expression. On en est à ses balbutiements. Ça va aller très très vite. Il faut être lucide sur ce phénomène. Il y a deux manières de voir cette mutation. On peut freiner la science et la technologie en raison des conséquences environnementales catastrophiques qu’elles ont eu sur la planète ou on peut considérer que la connaissance et l’intelligence artificielle vont nous aider à rééquilibrer tout cela, à avoir une qualité de vie, des énergies propres, des matériaux recyclables et renouvelables. J’ai vu cette évolution et j’ai parcouru le monde, c’est l’avantage de mon âge. On vit dans un confort relativement intéressant grâce à la technologie, à la médecine. Je pense qu’on est capables de tout cela, il suffit d’avoir une vraie volonté, une vraie puissance industrielle dans le sens positif d’industriel.

Et une volonté politique ?
Elle est surtout politique, mais elle concerne aussi les trusts. Je vois beaucoup d’étudiants et de profs faire un recul vers une architecture un peu primaire. Ils ne voient pas le beau côté de la science, de l’industrie, des technologies, du génie humain pour faire de belles choses durables, respectueuses. C’est mon analyse. D’un seul coup, on arrête tout, on prend peur. J’ai créé une fondation pour que les gens se passionnent. Il faut chercher des solutions avec passion. Il ne faut pas renoncer à cette évolution. Il faut l’accepter. On est dans une phase complexe et il faut la restructurer autrement. Beaucoup de jeunes architectes me demandent pourquoi aller dans l’espace alors qu’il y a tant de choses sur la Terre, pourquoi aller sous la mer, etc. Mais c’est grâce à l’espace qu’on a des connaissances sur l’univers, qu’on a une médecine beaucoup plus performante, des capacités extraordinaires en chirurgie ! Les jeunes ont tout pour changer ce monde avec envie, avec passion ! Il faut donner l’envie de la passion aux jeunes.

Aujourd’hui, beaucoup pensent qu’il vaut mieux réparer plutôt que de risquer de nuire.
On est en plein dans le vrai débat. Je pense qu’il faut réparer et en même temps avancer. La connaissance permet de mieux réparer et d’aller plus vite. Si on arrête la connaissance sous prétexte de mieux réparer, on aura seulement les outils de réparation qui correspondent à un temps donné. La montée du niveau des océans va avoir lieu en trois générations. Si on arrête tout développement technologique, scientifique et qu’on essaye de trouver des solutions avec les moyens actuels, on va trouver des solutions immédiates mais qui seront insuffisantes. Un monde d’iliens, ce n’est pas la même chose au Bangladesh ou en Hollande.

En France, le recul du trait de côte concerne par exemple 20 % du littoral. On pourrait critiquer cette vision en disant qu’elle est techno-solutionniste…
On travaille sur ces sujets dans ma fondation. J’ai 12 000 candidats de tous les pays, l’Unesco est partenaire. Quand on laisse carte blanche aux jeunes, on voit comment ils prennent à bras le corps ce problème. Au lieu de se replier dans sa coquille et de bricoler avec quelques morceaux de bois, il faut avoir des visions à différentes échelles. Il n’y a pas de solution miracle mais il faut développer des solutions à tous les niveaux, écologie, société, économie… Une nouvelle façon de penser va se mettre en place grâce à une connaissance encore plus grande de la science si on développe encore plus l’espace, les satellites, en faisant attention à la pollution générée. Si on connaît ce phénomène de la montée des eaux, c’est grâce aux satellites, sans cela on en aurait une vision très partielle. Le fait d’avoir de plus en plus de connaissances va nous permettre de résoudre de mieux en mieux les problèmes.

Les mers et les océans sont aujourd’hui très pollués. Quel regard portez-vous sur cet état de fait ?
Je suis très bien placé pour en parler. D’abord, je pense que les humains sont devenus très prétentieux. La nature reprend très vite ses droits. Elle est beaucoup plus forte que les dégradations qu’elle subit. Le coronavirus nous en a donné une bonne leçon. L’océan est puissant mais ce n’est pas une raison pour le saccager. Il faut se lever de bonne heure pour le détruire. C’est une masse d’eau qui fait 71% de la surface du globe, 3,7 kilomètres d’épaisseur d’eau. Il ne faut bien sûr pas tomber dans les extrêmes, des zones fondamentales sont très polluées avec des conséquences dramatiques, les zones de frayères, les deltas, les mangroves, les zones de naissance des animaux marins où se trouvent les nurseries… On les détruit de manière aberrante.

Romain Troublé de la fondation Tara soulignait dans un entretien pour AOC le flou entre « exploration » et « exploitation » des océans. Qu’est-ce qui a changé en 50 ans ?
C’est une question de vitesse. Avant on explorait pour s’approprier les richesses. Aujourd’hui, il faut explorer pour mieux protéger. Je suis lucide sur ce dont sont capables le monde industriel et les trusts, mais je pense qu’avec une plus grande connaissance, on peut mieux protéger. C’est le cheminement que j’ai choisi dans la vie.

Vous avez aussi choisi la voie du lien entre art et sciences.
C’est fondamental. Je suis un artiste plus qu’un scientifique, plus qu’un technicien, même si j’ai fait les Arts et Métiers et des études d’océanographie car je voulais avoir une connaissance des océans. Comme mes parents étaient des scientifiques et moi un artiste, j’ai toujours senti que l’art et la science étaient liés. Un être a beaucoup compté pour moi mais je ne l’ai malheureusement pas connu car il a vécu il y a cinq-cent ans, c’est Léonard de Vinci ! C’était un génie de très haut niveau dans le domaine de la science mais aussi un artiste hors-pair. Avant tout le monde, lui avait compris que l’art et la science étaient indissociables. À l’heure actuelle, je travaille avec l’Académie des sciences, avec Etienne Ghys, sur cette thématique. L’Académie des sciences et l’Académie des beaux-arts se rendent enfin compte de leurs liens, tellement forts. Comment on a pu vivre pendant si longtemps, dans le même lieu sans se parler alors que c’est une évidence ? Einstein avait compris qu’art et sciences fonctionnaient ensemble. Ce sont des sujets très intéressants dans la période de doute que nous traversons.

Quel est la part de doute quand on travaille sur de tels projets ?
J’ai des doutes tout le temps. Plusieurs personnages m’ont marqué. J’ai eu la chance de côtoyer Yves Coppens et Michel Serres. Quand on échangeait ensemble, Yves Coppens disait toujours qu’on était aux balbutiements de l’humanité. C’est lui qui avait trouvé Lucy, notre ancêtre. On le voyait comme un homme qui analysait le passé mais il avait autant une vision sur le futur que sur le passé. Actuellement, nombreux sont les jeunes qui pensent qu’on est à la fin de la planète, de l’humanité, de la pensée. C’est une aberration. Michel Serres disait qu’on était arrivés dans une situation où l’humanité était au bout d’un chemin. Chaque génération a une vision différente du monde. Il faut écouter le malaise des jeunes, on ne peut pas passer outre, mais comment sortir de ce choc entre les générations passées et les générations actuelles qui ne croient plus à tout ce que le passé a pu développer ?

Peut-être est-ce un rapport au temps différent ? De votre côté, à quelle échelle de temps travaillez-vous ?
Je suis capable de travailler entre cinquante et cent ans mais je ne suis pas dans l’utopie. Je ne suis pas capable de créer des projets utopiques. L’utopie est essentielle pour l’évolution de l’humanité, certains ont un imaginaire qui fait progresser les sociétés. « Tout ce qu’un homme est capable d’imaginer, un autre est capable de le réaliser » disait Jules Verne. C’est tellement vrai ! Quand Jules Verne a imaginé le Nautilus, il pensait que la technologie du Nautilus existerait cinq-cent ans plus tard. Mais à peine cent ans après, on en était capable. C’est lui qui a écrit le roman De la Terre à la Lune. Moins de cent ans après, Armstrong mettait un pied sur la Lune. De mon côté, je suis dans la prospective. En 1974, j’ai commencé à faire un projet en me disant qu’on pourrait le réaliser cinquante ans plus tard. Aujourd’hui, c’est le cas. L’Unesco me demande par exemple de faire la Cité des Mériens, cette université internationale des océans. Je l’ai projetée à cent ans. Avec l’intelligence artificielle, il va y avoir une démultiplication qu’on n’est pas encore capables d’imaginer mais que beaucoup de jeunes commencent à voir, à sentir et à savoir utiliser intelligemment.

Si vous n’êtes pas utopiste, quel rapport entretenez-vous à la science-fiction ?
Je suis fasciné par l’utopie mais je n’en suis pas capable. C’est une forme de contradiction. La science-fiction, Asimov et tous ces auteurs m’ont amené une dimension d’imaginaire extraordinaire qui me laisse entrevoir le champ des possibles. La science-fiction me nourrit pour faire de la prospective, elle m’entraîne, elle me donne une liberté d’expression, une ouverture beaucoup plus grande mais il faut se donner des limites. Je me suis formaté à ma façon.

Vous qui vivez et travaillez sur une péniche, vous avez le mal de terre ?
Non, mais je ne dors pas de la même manière sur terre que sur l’eau. Ce léger mouvement me berce. On pourrait me psychanalyser peut-être mais ma voiture qui est à l’arrière de la péniche, la rouge, est amphibie. J’ai aussi une autre voiture mais cela m’amuse. L’élément aquatique me transporte dans mon imaginaire, ma créativité, mes passions. Dans le bassin, là, j’ai une petite maison sous l’eau, j’écoute de la musique sous l’eau, vous voyez, pouf je plonge. C’est un mode de vie. Je n’impose cela à personne. L’humanité n’ira pas vivre sous l’eau et si une catastrophe nucléaire survenait, on n’irait pas se planquer sous l’eau mais je pense que le destin de l’humanité est d’aller dans l’espace. Avant cela, il y a un passage, maintenant, grâce à la science, à la connaissance, à la technologie : depuis à peine cinquante ans, on est capable de vivre sous l’eau momentanément, pas définitivement bien sûr. Cet univers procure des sensations extraordinaires. Comme un montagnard trouve sa joie de vivre, moi, sous l’eau, j’ai trouvé ma joie de vivre. Je suis un sportif de haut niveau. C’est un état d’esprit : plus c’est difficile, plus je ressens un plaisir à me surpasser. La complexité est passionnante. C’est dommage qu’il n’y ait pas plus de gens qui se disent « oui c’est difficile, mais on peut y arriver, on doit y arriver, on n’a pas le choix ». Cela demande des sacrifices. Il faut faire des choix. Je ne donne pas de leçons mais pour atteindre certains objectifs, il faut accepter les contraintes et jouer avec. Il reste encore beaucoup de choses à faire !

NdlR : l’exposition « Jacques Rougerie, Habiter avec la mer », commissariat MBL architectes, est présentée à la Villa Noailles à Hyères jusqu’au 12 mai 2024.


Océane Ragoucy

Architecte, curatrice