Éducation

Les arts visuels nous regardent

Directeur de l'École nationale supérieure des arts décoratifs

L’enseignement des arts visuels ne saurait plus longtemps demeurer le parent pauvre de l’éducation artistique et culturelle. Il est urgent de mettre en œuvre une politique qui s’attache à l’essentiel : apprendre à regarder.

Il est temps de se rendre à l’évidence : les arts visuels sont aujourd’hui un enjeu majeur. Cognitif, économique et éducatif. Au plan cognitif, les avis sont unanimes : en tant que systèmes symboliques spécifiques, les œuvres d’art contribuent à l’accroissement de nos capacités de perception et de connaissance. Une qualité supplémentaire vient en outre distinguer les arts visuels : leur aptitude à développer nos capacités de visualisation et de schématisation. Celle-ci est d’autant plus précieuse que nous vivons maintenant sous un régime de connaissance largement visuel. De la prolifération des écrans à l’importance croissante du design, l’image modèle notre environnement et concurrence désormais l’écrit dans notre rapport au savoir et à la culture. C’est la raison pour laquelle, dans le même temps qu’il convient de faire émerger l’enjeu majeur que constituent les arts visuels, il faut rappeler l’importance fondamentale et complémentaire de l’écrit dans l’accès à la pensée. Sans quoi nous risquerions de séjourner durablement dans un temps où nous ne saurions déjà plus lire et pas encore regarder. C’est le sens notamment qu’il y a à publier aujourd’hui ce texte sur les arts visuels dans AOC, media généraliste et strictement textuel, mais activant les possibilités de l’Internet pour accéder à toutes les images du monde, et y articuler ainsi l’écrit.

Sur ce premier tournant, visuel, s’en greffe un autre, qui lui est concomitant : le tournant de l’art contemporain, qui se déploie au-delà du seul registre visuel. Depuis Duchamp, l’expérience de l’art n’est plus une expérience exclusivement rétinienne, c’est aussi une expérience intellectuelle, spéculative et critique. Ce changement de registre, allié au fait que la beauté a été ravalée au rang de catégorie historique, a conduit à problématiser la notion de valeur, de sorte que celle-ci ne va plus de soi. L’art contemporain, c’est n’importe quoi, disent ses contempteurs. C’est au contraire là ce qui en fait un champ remarquable de controverse, d’exercice de l’intelligence et d’élaboration du jugement : la valeur et le sens des œuvres ne sont pas donnés d’avance mais toujours à construire par le regardeur.

A ces deux tournants, s’en ajoute un troisième, qui conditionne les grands défis des temps présents : le tournant créatif. C’est là un autre trait d’époque, la créativité et l’innovation sont devenues les clés d’une économie compétitive et d’une société solidaire. Tout un ensemble de valeurs et de processus issus du monde artistique sont aujourd’hui mobilisés dans les champs économique et social : du fonctionnement en mode projet à l’abolition de la frontière entre le travail et le non-travail, en passant par la valorisation de l’imagination, de l’expérimentation et de l’autonomie.

De même en va-t-il enfin de l’attention, devenue aujourd’hui un enjeu économique et éducatif de première importance : c’est à la fois une disposition qu’on exerce et qu’on éduque et une ressource qu’on se dispute. Or les arts visuels en général, et l’art contemporain en particulier, sont des terrains privilégiés d’apprentissage et d’exercice de l’attention, qu’il faut entendre à la fois comme concentration et comme soin. De l’artiste au curateur (celui qui prend soin), c’est tout une chaîne de l’attention –  au contexte, aux matériaux, aux formes, aux relations et au monde – que l’art contemporain propose au spectateur.

Le privilège culturel du théâtre tient pour une bonne part à ce qu’il aura été le plus apte à mettre en œuvre les principes sur lesquels s’est construit le ministère de la Culture.

Pour diverses raisons, les politique culturelle et éducative sont cependant loin d’être aujourd’hui à la hauteur de ces enjeux. Structuré autour des deux piliers du patrimoine et du spectacle vivant, le ministère de la Culture a la plus grande peine à les intégrer. Si l’on s’en tient à la création et à l’aspect budgétaire, qui est toujours un bon baromètre de la valeur politique des choses, force est de constater qu’il vit encore sur l’idée du primat du spectacle vivant, auquel 90% des crédits sont dédiés quand les arts plastiques se partagent les 10% restants. Cette clé de répartition est pour une part techniquement fondée : les spectacles coûtent cher. Elle est aussi historiquement datée et idéologiquement marquée. En place dès la création du ministère de la Culture, cette inégalité de traitement s’ancre dans le statut privilégié du théâtre, parangon du spectacle vivant, que le ministère aura toujours considéré comme le vecteur principal d’une action culturelle dont l’objectif premier est la démocratisation des chefs d’œuvres.

Ce que l’on peut appeler le privilège culturel du théâtre tient en effet pour une bonne part à ce que, de tous les arts, le théâtre aura été le plus apte à mettre en œuvre les principes sur lesquels s’est construit le ministère de la Culture. Ainsi, à chaque création d’une pièce du répertoire, le théâtre peut-il émarger aux crédits à la création tout en s’acquittant de la mission originelle du ministère, qui est de « rendre accessibles au plus grand nombre les œuvres capitales de l’humanité » – laquelle mission se voit concrètement réalisée à chaque représentation, dans la communauté du public assemblée autour de l’œuvre. Dans le même ordre d’idée, par le dispositif de représentation qu’il convoque et la logique d’incarnation qu’il met en œuvre, le théâtre s’avère parfaitement accordé à l’imaginaire de la rencontre et de la mise en présence qui informe toute la pensée du rapport à l’œuvre sur laquelle Malraux fonde l’action culturelle. S’il ne s’agit pas de remettre en question les propriétés culturelles du théâtre, qui tiennent plus largement à sa capacité à produire de l’articulation là où il y a de la disjonction ou de l’opposition (entre l’ancien et le nouveau, l’émotion et la raison, le sensible et l’intelligible, l’écrit et la parole, l’individuel et le commun, etc.), il est toutefois essentiel de pointer ce qu’il y a de daté dans sa valeur exemplaire.

Minorés dans les politiques culturelles, les arts visuels – et plus généralement l’apprentissage du regard, de l’intelligence sensible, de la créativité et de l’attention – le sont également dans le système éducatif et de l’enseignement supérieur et de la recherche. Cela tient pour une large part au fait que celui-ci est entièrement modelé par le primat de l’intelligible sur le sensible, de la transmission des connaissances sur la construction des savoirs, de la théorie sur l’expérience. Or on entrevoit aujourd’hui les limites d’une telle hiérarchie, comme le montrent aussi bien le succès des méthodes pédagogiques issues des écoles d’art et plus largement du champ artistique, que le regain d’intérêt pour les pédagogies alternatives, en particulier celle de Montessori. « L’informatique […] n’est pas une science, c’est un art. D’ailleurs 42 n’a fait que piquer les méthodes en cours dans le milieu de l’art. » déclarait récemment Nicolas Salirac, directeur et co-fondateur avec Xavier Niel de l’Ecole 42. Dans le même temps, le ministre de l’éducation nationale, J.-M. Blanquer, affirmait quelques semaines avant la rentrée vouloir « encourager l’esprit Montessori ». Il est étrange à cet égard de constater que les écoles supérieures d’art, aux avant-postes sur ces questions, continuent d’être minorées au sein de la plupart des Communautés d’universités et d’établissements (COMUE), de fonctionner avec des personnels dont les statuts sont inadaptés à l’exercice de missions d’enseignement supérieur et d’être dans l’attente d’une véritable vision stratégique nationale.

C’est le même retard qui règne dans l’éducation artistique et culturelle, dont on pourrait pourtant attendre qu’elle vienne, sous l’impulsion du ministère de la Culture, contribuer en quelque manière à la nécessaire refonte de l’éducation publique. Or l’éducation artistique souffre d’être majoritairement pilotée par et dans les cadres de l’éducation nationale, si bien que le potentiel disruptif et créatif de l’intervention artistique y reste confiné. Force est par ailleurs de constater que les arts visuels sont là aussi très minorés. En témoigne d’abord la composition du Haut Conseil de l’Éducation artistique et culturelle (HCEAC), dans laquelle on ne compte aucun représentant du secteur. Mais aussi les priorités fixées à l’action conjointe des deux ministres de la Culture et de l’Éducation nationale : « la pratique artistique, notamment dans le domaine de la musique et du théâtre, qui demeure inégale, et le livre et la lecture. » Aucune trace là non plus des arts visuels. Et c’est ainsi qu’à l’école on continue d’apprendre à lire, écrire et compter, en négligeant d’apprendre à regarder. Pourtant, comme le dit le personnage de la femme française dans Hiroshima mon amour, « de bien regarder, tu vois, je crois que ça s’apprend ».

L’art contemporain ne doit plus seulement être appréhendé comme un domaine réservé à une élite économique et sociale.

Compte tenu des enjeux et du retard pris, il est urgent d’envisager une nouvelle donne en faveur des arts visuels. De la même façon que le théâtre fut le paradigme de la culture et de son ministère lors de sa création, il ne serait pas aberrant que les arts visuels le deviennent aujourd’hui. Un travail de reconfiguration du secteur et de recalibrage de sa place dans les politiques culturelles, mais aussi éducatives et de l’enseignement supérieur et de la recherche, aussi bien nationale que territoriales, gagnerait du moins à être engagé, si l’on veut se donner les moyens de prendre la véritable mesure des enjeux contemporains.

Au plan social, la création d’un statut de l’artiste plasticien devrait être la grande priorité et, avec celui-ci, l’adoption d’une convention collective spécifique (sur la base du travail mené depuis longtemps par le CIPAC), d’un statut de professeur d’enseignement artistique adapté à l’enseignement supérieur et la mise en place de bonnes pratiques, qui sont encore balbutiantes (sur la base notamment du travail mené par le groupe Economie solidaire de l’art). Il est plus largement urgent d’œuvrer à transformer la représentation commune de l’art contemporain, de façon à ce qu’il ne soit plus seulement appréhendé comme un domaine réservé à une élite économique et sociale, mais aussi comme une célébration partagée du regard, de l’intelligence et de l’attention. Aussi admirable fût la politique conduite en sa faveur dans les années 1980, il faudrait aujourd’hui réinterroger sereinement la logique d’exclusion dont elle s’est accompagnée, au sein non seulement du public mais aussi des artistes eux-mêmes, et envisager des formes sociales plus inclusives. On pourrait imaginer à cet égard, sur le modèle de la lecture publique, des dispositifs de regard public en développant les artothèques ou en encourageant des opérations telles que « Un dimanche à la galerie », qui montrent que les galeries ne sont pas exclusivement vouées au marché mais peuvent avoir aussi une mission éducative et culturelle de service public.

Au plan économique, les relations étroites qui existent aujourd’hui entre le secteur public et le secteur privé gagneraient à être optimisées, en prêtant attention non seulement à la dimension économique, mais aussi à la dimension écologique : avant d’être un marché régi par le régime de la rareté et la loi du profit, les arts visuels sont un écosystème dont la viabilité dépend de l’entretien de la diversité et de la complémentarité des éléments qui le composent. Des initiatives vertueuses existent déjà, qui gagneraient à être encouragées, telles que le programme « Un immeuble, une œuvre » ou celle prise par l’Association nationale des écoles supérieures d’art (ANdEA) et le Comité professionnel des galeries d’art (CPGA), d’inviter toutes les galeries à verser leur taxe professionnelle aux écoles d’art, qui ne se contentent pas de former les artistes : les rémunérant sous forme de salaires ou de vacations, elles soutiennent ainsi un pan non négligeable de l’économie du secteur. Un dispositif comme le Crédit impôt recherche pourrait également être infléchi de façon à intégrer davantage les artistes plasticiens, dans le cadre de recherches expérimentales dégagées de la logique trop astreignante du développement et de l’horizon de l’application immédiate. Du côté des financements strictement publics, on gagnerait enfin à accentuer les logiques de coopération entre l’Etat et les collectivités et à appréhender la question à l’échelle européenne, s’agissant d’enjeux qui sont largement supranationaux et indissociablement économiques, sociaux, éducatifs et culturels.

La relation entre l’Etat et les collectivités devrait notamment être réinterrogée à l’endroit du réseau des écoles supérieures d’art, dont la partition entre écoles nationales et écoles territoriales, qui résulte d’une sédimentation historique, n’est plus en phase avec les réalités et les dynamiques à l’œuvre aujourd’hui. Quant à l’approche européenne de la culture, celle-ci figurait dans le programme d’Emmanuel Macron, sous la forme prometteuse – mais que l’on tarde à voir venir – d’un Erasmus de la Culture, visant à favoriser la circulation des artistes, des commissaires et des conservateurs. Près de neuf mois après l’élection présidentielle, on ne peut aujourd’hui que s’étonner que les arts visuels et plus largement la création artistique ne fassent pas l’objet d’un engagement plus ferme de la part d’un président qui s’est imposé sur l’imaginaire du « nouveau monde ». Quand tout indique que les valeurs et les processus de la création artistique en général et des arts visuels en particulier jouent un rôle majeur dans la configuration de celui-ci, on attend aujourd’hui un arbitrage politique clair et courageux, qui vienne redonner au ministère de la Culture le rôle prépondérant qui doit être le sien s’agissant de l’éducation et des enseignements supérieurs artistiques et, au sein de ce ministère, aux arts visuels une part autre que celle, congrue ou inframince, qui leur est aujourd’hui dévolue.


Emmanuel Tibloux

Directeur de l'École nationale supérieure des arts décoratifs

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