Société

Liberté, je rappe ton nom

Avocat

Les récentes pétition contre Orelsan et condamnations de Jo le Phéno témoignent que la censure ou la volonté de censure contre des œuvres artistiques sévissent encore, et en l’occurrence contre des rappeurs. Pourtant le statut juridique de l’œuvre leur permettrait d’y échapper. Mais qui définit une œuvre d’art, et selon quels critères ? La fiction en serait le principal trait, de quoi provoquer des frictions.

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Ces derniers temps, plusieurs affaires juridiques sont venues mettre en cause des rappeurs. La censure ou la velléité de censure contre des œuvres artistiques est loin d’être remisée au rayon des antiquités. En témoigne la pétition récemment lancée contre Orelsan après ses Victoires de la musique, qui a fait ressurgir les accusations de sexisme pour lesquelles il avait finalement été relaxé en 2016. En témoigne également la récente condamnation de Jo Le Phéno. Le cas du rap, par nature provocateur, est à cet égard riche d’enseignements pour traiter de la question de la liberté de la création. Il donne l’occasion de clarifier les divers outils dont disposent les juges pour ne pas condamner les œuvres et, au final, protéger le libre arbitre de chacun et l’espace critique des débats.

La liberté de création et de diffusion des œuvres a été affirmée par la loi du 7 juillet 2016, et la jurisprudence n’en tient pas toujours suffisamment compte. Le rôle du juge n’est pas de dire ce qui est, ou pas, de l’art. Pourtant il doit, pour appliquer le droit d’auteur, distinguer ce qui entre dans le cadre de ce statut protecteur et limitatif de la liberté de création d’autrui. Il doit donc décider ce qui est, ou pas, une œuvre. La loi française est prudente et ne se prononce pas sur les critères de l’œuvre, qu’elle se contente de définir comme la réalisation de la conception de l’auteur. La jurisprudence a ajouté un critère subjectif, « l’originalité » : en droit, l’œuvre est une création intellectuelle de l’auteur reflétant la personnalité de ce dernier et se manifestant par les choix libres et créatifs de celui-ci lors de la réalisation de l’œuvre.

Il ne suffit pas qu’une œuvre soit originale pour être libre, il faut qu’elle soit fictionnelle.

Du côté de la répression de l’œuvre, comment qualifier ce qui relève de la liberté de création ? Dans un certain nombre d’occurrences mettant en conflit la liberté de l’auteur et l’interdiction de certains types de discours (raciste, sexiste, homophobe, incitatif à la haine et à la violence, attentatoire à la vie privée), les tribunaux retiennent un autre critère, la fiction. Il ne suffit pas qu’une œuvre soit originale pour être libre, il faut qu’elle soit fictionnelle. Pour exonérer la responsabilité de l’auteur et donc s’opposer à sa condamnation, l’intention de l’auteur est prise en compte, ainsi que les filtres permettant de mettre son contenu à distance et les conditions de sa réception. Ce critère exonératoire ne fonctionne pas quand l’œuvre n’est pas jugée fictionnelle. Ce qui ne signifie pas, pour autant, que l’œuvre sera condamnée, mais avançons pas à pas.

Le critère de la fiction a été articulé de façon fondatrice par la 17e chambre correctionnelle du TGI de Paris au sujet du roman Pogrom d’Éric Bénier-Burckel (Flammarion). L’affaire était partie d’une polémique déclenchée par une opinion publiée dans Le Monde (12 février 2005) reprochant au roman d’être antisémite, contestant l’argument de la fiction au nom de « clins d’œil » autobiographiques, et assimilant l’auteur, le narrateur et les personnages. Saisi à la demande expresse du Premier ministre, le tribunal considère alors que « La notion même d’œuvre de fiction implique l’existence d’une distanciation, qui peut être irréductible, entre l’auteur lui-même et les propos ou actions de ses personnages (…) susceptible d’entraîner la disparition de l’élément matériel des délits », ce que le tribunal va constater, notant en outre que l’auteur « s’est abstenu de toute dimension apologétique dans la réalisation de son projet de description et d’exploration des formes du Mal » (16 novembre 2006). Relevant la diversité de la réception de l’œuvre, les juges en déduisent qu’il ne peut y avoir aucune certitude sur l’intention de l’auteur, et renvoient sagement la polémique à sa place, celle du débat critique.

Finalement, le statut d’œuvre refait surface pour aider les juges dans leur refus de condamner certains textes.

Qu’en déduire, à ce stade, sur ce qui est parfois dénoncé comme le « privilège » de la fiction ? Que celle-ci relève de la nature même de l’œuvre, tout autant qu’elle conditionne sa possibilité ? Ce n’est pas si simple. L’étude de la jurisprudence consacrée au rap montre que la fiction n’est pas toujours retenue, et pas toujours invoquée, quand les paroles sont politiques. Et finalement, le statut d’œuvre refait surface pour aider les juges dans leur refus de condamner certains textes. Parfois, au contraire, ils prennent les textes au premier degré et condamnent, semblant considérer les chansons comme des armes.

Mais commençons par la fiction. Orelsan a eu à connaître des tribunaux pour des paroles de chansons chantées lors d’un concert public en 2009. Le lecteur pourra lire une partie des paroles contestées (cités dans la pétition mentionnée plus haut) ici. Il a été condamné en 2013 puis relaxé en 2016 ? Peu importe. La pétition demande à la ministre de la Culture de révoquer ses trois Victoires de la musique pourtant attribuées à de nouvelles chansons qui ne font l’objet d’aucune discussion. Que signifie ce nouvel opprobre, alors que la justice avait tranché en considérant que ces paroles n’étaient pas injurieuses des femmes et ne relevaient pas de l’incitation à commettre des violences contre les femmes ?

Les spectateurs d’une tragédie sortaient-ils des théâtres antiques pour zigouiller toute leur famille ?

Le TGI de Paris qui condamne Orelsan le 31 mai 2013 relève que « les chansons, interprétées à l’occasion d’un spectacle réunissant un public composé d’adolescents et de jeunes, dans le climat d’excitation propre à tout concert de rap donné par un chanteur à succès auquel le public s’identifie et dont la proximité physique ne fait que conférer un poids et un crédit supplémentaires aux paroles qu’il prononce, étaient de nature à créer un état d’esprit propre à susciter chez certains spectateurs la reproduction des comportements décrits faites aux femmes. Le tribunal prend en compte l’extrême ambiguïté caractérisant la nature des chansons en cause, à connotation souvent autobiographique et note que dans ces conditions, le spectateur a bien du mal à faire la part de la fiction et la part du vécu de l’auteur ».

L’argument autobiographique contrecarre ici la liberté de la fiction. Mais surtout l’œuvre est dangereuse car le public peut croire aux paroles. L’équation est simple : identification du public au chanteur + proximité physique + excitation = reproduction des violences. Or si la fiction joue à nous faire croire que ce qu’elle raconte est vrai, elle nous donne des indices de sa fictionnalité : sans entrer ici dans le détail, chanson, musique, mise en scène, en particulier pour les clips, etc.

Jean-Marie Schaeffer répond au risque de passage à l’acte, dans Pourquoi la fiction (Seuil 1999), rappelant que l’illusion référentielle provoquée par la fiction est par nature éphémère. Selon lui, l’immersion fictionnelle produit une inversion entre perception du réel et activité imaginative, la seconde prenant le pas sur la première. Mais contrairement à ce que pense ici le tribunal, le monde réel n’est pas aboli, les deux mondes coexistent, et cette coexistence est nécessaire pour que le récepteur puisse comprendre les représentations, en réactivant le répertoire des représentations connues. L’immersion fictionnelle fonctionne par boucles rétroactives, ou autostimulation : « Elle se nourrit des attentes qu’elle crée elle-même. » Elle est saturée d’investissement affectif. Mais ce n’est pas grave. Dans l’immersion, le spectateur accède aux représentations avant qu’elles ne soient traduites en croyances, et les neutralise en bloquant non leur perception mais leurs effets (de crédulité). Si les réactions courtes (pulsions) ne sont pas bloquées, les réactions longues, qui relèvent de la réaction consciente, le sont. Faut-il rappeler aux juges les bienfaits de la catharsis selon Aristote, qui laisse s’exprimer les passions, y compris les mauvaises ? Les spectateurs d’une tragédie sortaient-ils des théâtres antiques pour zigouiller toute leur famille ? Pourtant, pour eux, les Atrides étaient réels.

Les enfants – que l’on biberonne au conte cruel pour leur apprendre les dures réalités de la vie – n’auront pas à en souffrir, espèrent les parents qui délèguent ainsi le sale boulot à des auteurs de fiction. Ainsi sont-ils très tôt au fait de la distinction entre réel et fiction. Selon leur environnement, ils arrivent assez vite à identifier le comportement des adultes, même s’ils n’ont pas toujours, loin s’en faut, les armes pour y résister. C’est d’armes pour résister, contre les autres, ou contre leurs propres pulsions, que les adolescents ont besoin, pas d’interdits. Si l’on souhaite protéger les jeunes de passages à l’acte soi-disant provoqués par la fiction, la question est évidemment une question d’éducation et d’apprentissage entre les différents registres de discours. Mais en tout état de cause, la supposée décision du passage à l’acte n’est pas liée à l’immersion fictionnelle, laquelle est nécessairement contemporaine du temps de l’œuvre.

Les paroles des textes doivent en réalité être analysées au regard des personnages imaginaires qui les tiennent.

La cour d’appel de Versailles, dans son arrêt du 18 février 2016 qui innocente Orelsan, rappelle que :

« Le domaine de la création artistique, parce qu’il est le fruit de l’imaginaire du créateur, est soumis à un régime de liberté renforcé afin de ne pas investir le juge d’un pouvoir de censure qui s’exercerait au nom d’une morale nécessairement subjective de nature à interdire des modes d’expression, souvent minoritaires, mais qui sont aussi le reflet d’une société vivante et qui ont leur place dans une démocratie.

« Ce régime de liberté renforcé doit tenir compte du style de création artistique en cause, le rap pouvant être ressenti par certains comme étant un mode d’expression par nature brutal, provocateur, vulgaire voire violent puisqu’il se veut le reflet d’une génération désabusée et révoltée.

« Dès lors, il appartient à la cour de rechercher si, au-delà des expressions incriminées, formulées dans le style par définition agressif du rap, l’auteur a voulu d’une part injurier les femmes à raison de leur sexe et d’autre part, provoquer à la violence, à la haine ou à la discrimination à leur égard ou si ses chansons expriment, dans le style musical qui lui est propre, le malaise d’une partie de sa génération.

« Or, la lecture attentive de l’intégralité de ses textes fait apparaître des personnages que le tribunal a justement qualifiés d’anti-héros, fragiles, désabusés, en situation d’échec et Orelsan dépeint, sans doute à partir de ses propres tourments et errements, une jeunesse désenchantée, incomprise des adultes, en proie au mal-être, à l’angoisse d’un avenir incertain, aux frustrations, à la solitude sociale, sentimentale et sexuelle. La chanson “Perdu d’avance” illustre parfaitement cette désillusion et cette auto-dérision : “ … bientôt 26 ans, en pleine crise d’adolescence j’pue la défaite… j’cours à ma perte… j’suis perdu d’avance, dans l’rap, dans l’taf dans la vie, avec les filles…”

« La cour observe par ailleurs qu’Aurélien X n’a jamais revendiqué à l’occasion d’interviews ou à l’audience, la légitimité des propos violents, provocateurs ou sexistes tenus par les personnages de ses textes qu’il qualifie lui-même de “perdus d’avance”, expliquant que ces personnages, produits de son imaginaire, sont aussi le reflet du malaise d’une génération sans repère, notamment dans les relations hommes-femmes.

« Mais il est clair qu’une écoute exhaustive et non tronquée de ses chansons permet de réaliser qu’Orelsan n’incarne pas ses personnages, au demeurant particulièrement médiocres dans les valeurs qu’ils véhiculent, qu’il ne revendique pas à titre personnel la légitimité de leurs discours et qu’une distanciation avec ceux-ci permettant de comprendre qu’ils sont fictifs, est évidente.

« La cour n’a pas à juger les sources d’inspiration d’un artiste, même si celles-ci peuvent reposer sur une minorité “perdue d’avance” au regard de la pauvreté et de l’indigence de ses capacités d’expression. Le rap n’est d’ailleurs pas le seul courant artistique exprimant dans des termes extrêmement brutaux, la violence des relations entre garçons et filles, le cinéma s’en est fait largement l’écho ces dernières années et il serait gravement attentatoire à la liberté de création que de vouloir interdire ces formes d’expressions.

« Les paroles de ses textes objets de la prévention, par nature injurieuses et violentes à l’égard des femmes lorsqu’elles sont prises isolément, comme “… c’est pas de ma faute si les femmes c’est des putes” ou “… Mais ferme ta gueule ou tu vas t’faire marie-trintigner… j’respecte les schnecks avec un QI en déficit celles qui encaissent jusqu’à finir handicapées physiques…”, doivent en réalité être analysées dans le contexte du courant musical dans lequel elles s’inscrivent et au regard des personnages imaginaires, désabusés et sans repères qui les tiennent.

« Les sanctionner au titre des délits d’injures publiques à raison du sexe ou de provocation à la violence, à la haine et à la discrimination envers les femmes, reviendrait à censurer toute forme de création artistique inspirée du mal-être, du désarroi et du sentiment d’abandon d’une génération, en violation du principe de la liberté d’expression. »

Le public n’est-il pas au fait de la différence entre un concert et un meeting politique ?

Ajoutons pour conclure sur ce point quelques arguments au soutien de la fiction. Pourquoi la décision du passage à l’acte (aucun acte violent n’ayant été corrélé à l’écoute d’une chanson d’Orelsan) serait-elle imputable à la fiction plus qu’au réel (le réel étant largement plus prolixe en abominations en tous genres, relire à ce sujet le formidable Zola) ? Pourquoi le public d’Orelsan ne serait-il pas conscient des métarègles implicites qui président à l’écriture d’un texte de chanson ? N’est-il pas au fait de la différence entre un concert et un meeting politique ? Notons que le jeu, le faire-semblant, peut fonctionner pour certains et non pour d’autres, ce qui n’enlève rien à l’intangibilité de la fiction, comme l’a montré K. Walton (Mimesis as Make Believe, 1990). Le jeu sur le jeu, auquel les adolescents sont particulièrement sensibles, parce qu’il est une source de plaisir (ce mot funeste que plus personne n’aborde dès qu’une œuvre est dénoncée), c’est précisément de brouiller la frontière entre les assertions sérieuses (émise pour être crues) et les assertions feintes, exercice consubstantiel à la chanson en général et au rap en particulier.

Mais certains artistes choisissent de faire pencher la balance, dans leur écriture, vers les assertions sérieuses. Ils se confrontent alors aux limites de la liberté d’expression quand ils insultent la France ou la police. Snipper, NTM, La Rumeur, Ministère Amer, Monsieur R, Abdul X, Infinit, ont tous fait les frais de poursuites judiciaires pour leurs textes. Ils ont presque tous été relaxés au nom de la liberté de critiquer l’État. Le ministère de l’Intérieur se casse souvent le nez quand il poursuit les rappeurs, le rap étant selon les juges « un genre musical enraciné dans la culture populaire trouvant ses origines dans la misère et la souffrance, le rejet et le ressentiment », « cultivant et s’appropriant l’insulte, la grossièreté et la violence du mot en les faisant entrer dans la rime », qui exprime « la désolation et le mal de vivre des jeunes en banlieue, leur refus de se résigner face à des situations vécues comme injustes et perçues comme un rejet » (cour d’appel de Rouen, 14 décembre 2005).

Les juges à qui l’on demande de censurer une œuvre sont dans un très grand inconfort car ils sont les gardiens des libertés fondamentales, dont celle de création et d’expression. Les motivations politiques et sociétales à l’origine des demandes de condamnation étant basées sur des convictions fortes (la défense de la France, des femmes, etc.), reprocher aux juges de faire de la pédagogie, même maladroite parfois, est injuste. Si le rap est manifestement clivant socialement, et oppose le pouvoir au peuple, les adultes aux jeunes, les hommes aux femmes, etc., les juges considèrent qu’ils ont un devoir d’explication pour tenter de réconcilier les publics.

Les paroles de Jo le Phéno ne sont pas fictionnelles. Ce qui n’enlève rien au fait qu’il s’agit de chanson, donc d’une forme de représentation.

À cet égard, la position de la 17e chambre correctionnelle du TGI de Paris fait figure de cavalier seul quand elle condamne pour insulte à la police. Jo Le Phéno a écopé le 8 décembre 2017 d’une deuxième amende, le clip Bavure ayant été rediffusé après une première condamnation. Les juges lui reprochent le « défaut de distanciation fictionnelle » des paroles suivantes : « trop de frères sont partis à cause d’un bavure policière (…) Sans hésiter, faut les fumer [les policiers]. » Le rappeur se plaint d’un deux poids-deux mesures puisque Orelsan a été relaxé. On se souvient sans doute que plusieurs syndicats de policiers avaient dénoncé ces paroles et alerté le ministère de l’Intérieur. « Moi j’ai fait “Bavure” car la police tue », chante-t-il dans un deuxième clip datant d’avril 2017 intitulé Bavure 2.0 qui commente l’affaire en diffusant des extraits des déclarations de policiers contre lui. « Marre de vivre en France comme un étranger », chante-t-il en dénonçant à nouveau les bavures policières et les contrôles au faciès. La condamnation est vaine : le premier clip est évidemment toujours sur internet. Vaine et perçue comme injuste : je n’ai tué personne, oppose-t-il à ceux qui soutiennent les policiers et à la presse qui relaie la version de la police dans les affaires Lamine Dieng, Adama Traore, ou Théo. Face au traitement judiciaire des policiers, dont on sait qu’ils sont le plus souvent relaxés dans les affaires de violence, est-il juste, proportionné, et nécessaire dans une société démocratique de condamner un rappeur qui s’en indigne ?

Les paroles de Jo le Phéno ne sont pas fictionnelles. Elles relèvent de l’assertion sérieuse, et c’est bien ainsi qu’il les revendique dans son second clip. Ce qui n’enlève rien au fait qu’il s’agit de chanson, donc d’une forme de représentation, d’art engagé, et il est désolant que les juges n’aient pas trouvé le moyen de ne pas condamner. Quand on veut, on a vu qu’on peut.

Le débat doit avoir lieu dans l’espace critique et la demande de censure est le meilleur moyen d’empêcher qu’il advienne.

Trois remarques en conclusion. Dans une tribune parue dans Libération le 4 janvier dernier, l’Observatoire de la liberté de création invitait les associations féministes et antiracistes à ne pas utiliser la demande de censure comme arme politique. Se faire justice à soi-même, ou pratiquer le lynchage symbolique comme cherche à le faire cette pétition contre Orelsan, ou comme le font ceux qui, au nom d’une certaine idée du féminisme, censurent Bertrand Cantat, ou, au nom d’une certaine idée de la laïcité et du vivre-ensemble, obtiennent le départ de Mennel d’un concours de chant (dans ces deux derniers cas les chansons ne sont pas en cause), c’est le contraire même de la démocratie et du pacte républicain. On peut ajouter que poursuivre, condamner et interdire des clips de rappeurs qui dénoncent les injustices est tout aussi vain et contre-productif. La République ne risque rien à tolérer des expressions même virulentes remettant en cause, légitimement, ses travers.

S’il s’agit d’évaluer une œuvre à l’aune de valeurs éthiques ou morales, rappelons avec Ruwen Ogien qu’il n’y a pas de censure acceptable (La Liberté d’offenser : le sexe, l’art et la morale, La Musardine, 2007). Le fait que certains soient choqués dans leurs valeurs, convictions, croyances, doit tout simplement les détourner des œuvres.

Enfin, réel et fiction entretiennent des rapports complexes. Le philosophe Jacinto Lageira explique à juste titre que l’œuvre de fiction est à la fois dans et hors de la réalité (La Déréalisation du monde, Actes Sud, 2010). La représentation est toujours représentation de quelque chose, c’est-à-dire de la réalité, qui est elle-même la perception subjective du réel, lequel est impossible à définir (donc juger en son nom est un non-sens). L’œuvre a une existence tout à fait réelle : son autonomie n’exclut pas la présence au monde de l’œuvre, et justifie que l’œuvre puisse relever, comme tout ce qui existe, du débat éthique. Mais celui-ci doit avoir lieu dans l’espace critique car la demande de censure est le meilleur moyen d’empêcher qu’il advienne.


Agnès Tricoire

Avocat, Co-déléguée de l’Observatoire de la liberté de création (LDH)

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