Censure

Une œuvre d’art est une existence

Philosophe

La censure continue de frapper les œuvres d’art. Mais, à la différence de ce qui a pu prévaloir autrefois, elles ne sont plus visées par les menaces d’un pouvoir central, qu’il soit politique ou religieux, mais par l’action diffuse de groupes de pression. Face à ces dangers nouveaux, il apparaît plus que jamais nécessaire de défendre les œuvres d’art comme des existences aussi fragiles que précieuses.

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Alors que tout pouvait sembler laisser croire que notre modernité artistique allait définitivement tourner le dos à la censure, comme forme du passé, traduction d’un rapport de pouvoir archaïque, voilà qu’elle revient par tous les côtés, au plus profond de nos emballements technologiques et existentiels. Comment comprendre l’étrange retour de ce mode de régulation des œuvres? N’aurions-nous fait aucun progrès depuis les temps où les œuvres devaient intégrer des modes de cryptage interne pour échapper aux décryptages externes des autorités politique ou religieuse ? Il faut regarder de plus près et se demander si, loin d’une répétition du même, nous n’avons pas affaire à quelque chose de nouveau qui touche le mode d’existence même des œuvres d’art ; comme si l’existence même des œuvres d’art était désormais niée. Loin d’une continuité de la censure, il y a rupture et cette rupture tient à une appréhension sans cesse plus morale de l’œuvre d’art, surtout quand cette dernière s’emploie à exhiber la problématique de la sexualité. Quelle censure sommes-nous donc en train de faire advenir alors même qu’est mise à mal cette autonomie de l’art si chèrement acquise aux XIXe et XXe siècles ?

La modernité en art a partie liée avec la liberté de création. L’artiste s’affranchit, par son acte créatif, des règles édictées par la société dans laquelle il vit. Un acte de franchissement des limites ou de transgression que Georges Bataille nomme au sujet de Manet « un renversement acide » [1]. La création artistique tient dans des révolutions équivoques qui fascinent mais dont on peut aussi se moquer tant ce qui est produit est inhabituel. Plus encore, ce qui ne ressemble pas à ce qui existe déjà peut devenir dangereux car il donne à penser un autre monde que celui qui est effectif. L’image fait penser. Pour Jean-Luc Godard, dans Histoire(s) du cinéma, Manet est le peintre aux images qui pensent ou font penser, par le biais des femmes :

« Toutes les femmes de Manet
ont l’air de dire
je sais à quoi tu penses ».

Ou encore :

« et même la femme
à l’écharpe rose
de Corot
ne pense pas
ce que pense
l’Olympia ».

Les images sont pensives écrit Jacques Rancière qui ne manque pas de citer Godard. Chaque médium mêle ses effets à ceux des autres (la peinture au cinéma, à la photographie, à la vidéo) et crée de nouvelle figures, des possibilités inédites où personne n’est encore allé. Ces formes dessinent le chemin d’une sorte d’émancipation.
 C’est à cause de cette flamme que l’art a toujours fait l’objet de censures : liberté irrévérencieuse qui fait quelquefois de l’artiste un irresponsable. La liberté de création, maintes fois menacée, risque toujours de se porter plus loin pour franchir des limites, réveiller des possibilités sensibles endormies ou en susciter d’autres. L’artiste pourrait bien être, du fait même de la liberté des Modernes, un irresponsable, celui qui n’aurait pas à répondre de ses actes, se croyant soumis à rien et surtout pas aux règles de la société dans laquelle il vit. 
L’art est subversif.

La religion et la morale, mais aussi la politique, sont depuis longtemps les lieux de censure de l’art, lequel fait penser et faisant penser ne prévoit pas les conséquences.

La première version de Tartuffe de Molière est interdite de représentation par l’Eglise qui craint pour la crédibilité de la religion. Inconséquence de Molière face à l’autorité. Les Fleurs du Mal entraînent Baudelaire dans un procès qu’il perd pour « outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs ». Immoralité du poète. La religion et la morale, mais aussi la politique, sont depuis longtemps les lieux de censure de l’art, lequel fait penser et faisant penser ne prévoit pas les conséquences.
 Encore aujourd’hui. Mais aujourd’hui, est-ce la même chose qu’hier ? Nous ne le pensons pas. La censure revient avec de nouvelles pratiques. Elle s’est adaptée à la mondialisation et a copié un activisme inventé dans les années 70.

A l’été 2000, l’exposition Présumés innocents au CAPC de Bordeaux est accusée de présenter un caractère « pédopornographique » par une association de protection de l’enfance très conservatrice du Sud-Ouest. Les commissaires d’exposition (Marie-Laure Bernadac, Stéphanie Tremblay) et le directeur du musée (Henry-Claude Cousseau) sont mis en examen et se retrouvent pris dans une machine juridique implacable pendant 10 ans. C’est un coup de tonnerre dans le ciel de l’art contemporain. Un portrait de Louise Bourgeois par Robert Mapplethorpe est ainsi visé : une vieille femme avec un sourire un peu diabolique tient sous son bras une grosse sculpture d’un pénis. Ainsi, les « images pensives » de la sexualité deviennent des sujets pour la censure ; leur contestation fait l’objet d’un activisme qui surgit d’individus, de collectifs, de ligues de vertu que le démocratie, finalement, consolide au nom du pluralisme. Dernièrement, au Metropolitan Museum of Art, pour une exposition Balthus, une pétition a pu recueillir plus de 7000 signatures en 72 heures dans l’idée de faire retirer Thérèse rêvant, une toile jugée pédophile. Une adolescente avec un jupon rouge est installée dans une pause alanguie. Les paupières sont closes, les mains croisées derrière la tête. Thérèse est assise, et son pied gauche posé sur un siège dévoile sa culotte. Agée de 12 ou 13 ans à cette époque, le modèle du tableau est alors la voisine parisienne du peintre.

Selon la pétition, l’érotisme de cette adolescente à la culotte apparente « véhicule une image romantique de l’enfant-objet ». Une image romantique ? Balthus expliquait : « Je peins les rêveuses et non le rêve ». Dans ce tableau, Thérèse est effrontément l’objet de son rêve bien évidemment érotique ou sexuel. Cette image, considérée comme une image ordinaire, est choquante. Elle est choquante comme peinture également si l’on commence à extrapoler sur le fait qu’une adolescente sert de modèle au peintre. Mais, Thérèse rêvant est un tableau magistral, bien composé, un chef-d’œuvre de la peinture du XXe siècle qui rappelle l’amour de Balthus pour Piero della Francesca, Poussin ou Courbet.
 Le portrait en noir et blanc de Mapplethorpe, la toile de Balthus ne sont pas de simples objets que l’on peut condamner à l’oubli parce qu’ils font penser, à la sexualité assurément. Ces œuvres ont des existences qui doivent être protégées dans leur mode d’existence par des musées ou des collectionneurs. Les individus ne devraient pas avoir de pouvoir sur elles car, comme eux, elles existent. Elles échappent d’ailleurs à l’artiste qui les a créées.

Les œuvres d’art, et a fortiori les images, insinuent. Comme le prononce très bien Godard dans Histoire(s) du cinéma pour la peinture moderne et le cinématographe, elles sont :

« des formes qui cheminent
vers la parole
très exactement
une forme qui pense ».

On peut toujours se demander pourquoi le moralisme qui frappe des œuvres d’art parfois très belles ne s’en prend pas aux images pornographiques ou commerciales. Parce qu’elles ne sont pas des formes qui pensent. Ce qui est dangereux n’est pas tant la sexualité clinquante ou stéréotypée. Ce qui fait peur, c’est ce qui suggère et dérange l’ordre établi pour faire penser : la sexualité ne saurait être pensive pour le conformiste. Elle ne peut qu’être comprises de manière univoque, avec des messages clairs comme des slogans publicitaires. Pourtant, comme n’ont cessé de le penser Louis Marin et Hubert Damisch, les tableaux se lisent et ne cessent de se lire sans jamais se découvrir totalement. Ne plus montrer Thérèse rêvant, c’est considérer un tableau comme n’importe quel objet ordinaire, n’importe quelle marchandise laquelle, justement, ne se lit pas.
Alors, on cache ce qui est de l’art. La dernière exposition du MASP (musée d’art de Sao Paulo) porte sur les Histoires de la sexualité ; elle contient des œuvres contemporaines, des photographies qui montrent la prostitution, des sexes masculin ou féminin, etc. Mais, elle présente aussi des tableaux de Gauguin, de Manet et La petite danseuse de quatorze ans de Degas, cette cire devenue bronze d’une jeune danseuse assez triste au tutu en tissu légèrement rose posé sur la sculpture. Suite aux pressions de mouvements religieux d’extrême-droite, l’exposition a été interdite aux moins de 18 ans. Désormais, un jeune de moins de 18 ans à Sao Paulo ne peut pas admirer ou contempler La petite danseuse de quatorze ans, devenue comme toutes les œuvres de cette exposition, sulfureuse. En revanche, il peut avoir accès à des sites pornographiques sur son ordinateur ou son smartphone.

On ne sait plus bien où l’art existe sinon dans un monde de l’art dont les conditions de reconnaissance sont souvent bien arbitraires.

Bien sûr, l’art contemporain lui-même n’aide souvent pas à défendre les modes d’existence des œuvres. Des compressions de César aux performances/vidéos ou installations controversées d’Adel Abdessemed avec des animaux, on ne sait plus bien où l’art existe sinon dans un monde de l’art dont les conditions de reconnaissance sont souvent bien arbitraires. L’art est de plus en plus indéterminé comme l’écrit Jacques Rancière dans Malaise dans l’esthétique : « l’art est de l’art pour autant qu’il est aussi du non-art, autre chose que de l’art ». L’art n’existe plus comme réalité séparée et sacrée. « C’est la suppression de l’art comme réalité séparée, sa transformation en une forme de vie ». L’artiste et le commissaire d’expositions rêvent de faire entrer le public dans des relations nouvelles, de montrer comment l’art contemporain rencontre des questions d’actualité ou des phénomènes de société. Il n’est pas sûr que la forme de vie puisse continuer à être « une forme qui pense ». Les artistes ont abandonné le combat pour l’autonomie de l’art que d’autres avaient mené ; le retour de la censure correspond avec cette plongée de l’art dans la réalité des vies ordinaires. Cette censure est plus diffuse et dévastatrice. Elle n’est plus seulement l’affaire du monarque ou de l’Eglise. Elle peut être pratiquée par n’importe quel individu partout dans le monde. La fatwa déclenchée contre les Versets sataniques de Salman Rushdie fut la première censure mondialisée, laquelle laissa l’Occident paralysé face à une guerre qui lui était déclarée par le biais d’un livre écrit à Londres et déclaré comme blasphématoire à Téhéran.

Il n’en reste pas moins que l’art, dans un certain nombre de civilisations, et particulièrement chez les Modernes qui ont habité une Europe vacillante, ne s’est jamais regardé que par le biais d’une attention flottante, vagabonde et liée à l’imagination. Cette attention ne fait pas de la sexualité une fonction ou de la religion une autorité. Elle produit une pensée, une sensibilité non cadrée par un monde converti à la consommation et aux messages triviaux des images publicitaires. Elle est du côté du cinématographe plutôt que de la télévision. Peut-être disparaîtra-t-elle, et l’art avec. Après tout, comme le rappelle Jean-Luc Godard, le cinéma italien si génial après la seconde guerre mondiale semble bien avoir disparu. Il n’en reste pas moins des existences – les œuvres d’art – que des institutions, des collectifs, des individus continuent à montrer et à protéger.

Les censures contemporaines ne sont plus tant le fruit d’un pouvoir central, politique et religieux, que d’un pouvoir diffus qui passe par des groupes de pression dans l’opinion ou par les réseaux sociaux.

Les œuvres d’art sont des existences fragiles et à ce titre précieuses. Elles ont besoin, en tant qu’êtres de fiction qui peuplent le monde, de notre sollicitude et non de censure. Comme l’écrit Bruno Latour, il est nécessaire de se pencher sur ces modes d’existence très spécifiques, à la fois vibrants et fragiles dont l’existence ne saurait se rattacher ni à un juge extérieur, ni à une transcendance extérieure. Ces formes, ces figures, ces fictions exigent que nous les soutenions : « Dire que les êtres de fiction peuplent le monde, c’est dire qu’ils viennent à nous et qu’ils s’imposent, mais avec ceci de particulier qu’ils ont besoin néanmoins, comme Souriau l’avait si justement noté de notre sollicitude. Nous en formons, dit-il, le “polygone de sustentation” ! Leur statut propre, c’est que : “Le composé doit tenir tout seul”, comme disent Deleuze et Guattari. Mais si nous ne les reprenons pas, si nous ne les soignons pas, si nous ne les apprécions pas, ils risquent de disparaître pour de bon ». Prendre soin de ces modes d’existence est un acte politique. Sans cette politique, l’art pourrait très bien disparaître.

Les censures contemporaines sont d’un genre nouveau. Elles ne sont plus tant le fruit d’un pouvoir central, politique et religieux, que d’un pouvoir diffus qui passe par des groupes de pression dans l’opinion ou par les réseaux sociaux. Elles s’arcboutent sur des normes morales particulièrement répressives (souvent associées à des pouvoirs religieux) et aussi sur l’idée fausse d’une protection des individus les plus vulnérables dont les enfants. Toute la connaissance, l’expertise, le savoir critique conquis par les artistes, les critiques d’art, les historiens, les directeurs de musée, les collectionneurs sont soudainement mis entre parenthèses au profit d’une vulgate selon laquelle n’importe qui peut savoir l’art car il n’y a rien à savoir de l’art et dans l’art. A travers ces ruminations de groupes de pression durs, c’est toute l’ontologie de l’œuvre d’art qui risque de s’effacer, à savoir que l’œuvre existe, car ce qui est contesté c’est bien un modèle conquis par les Modernes associant l’art à la pensée et à la présence vibrante.

 


[1] Georges Bataille, Manet, Paris, Skira, 1955, p.15.

Fabienne Brugère

Philosophe, Professeure à l'université Paris 8

Mots-clés

Cancel Culture

Notes

[1] Georges Bataille, Manet, Paris, Skira, 1955, p.15.