Architecture

Quel désir d’architecture aujourd’hui ?

Architecte

Présenté il y a quelques jours en Conseil des ministres, le projet de loi « Evolution du logement, de l’aménagement et du numérique » (Elan) entend adapter la construction de logements aux évolutions de la société française et répondre aux importants besoins de rénovation et de transformations écologiques. Gros souci : l’architecture s’y trouve reléguée au second plan.

Nous vivons une époque de progrès technologiques exponentiels, de mutations sociales et de dérèglements climatiques. Dans ce contexte, la France est confrontée à des défis tout à la fois environnementaux, sociaux et économiques, qui ont un impact sur les Français dans leur quotidien. Pollution excessive, mal-logement, transports : tous ces domaines sont en lien avec les choix politiques en matière d’aménagement du territoire. Ainsi, 15 millions de Français subissent aujourd’hui des conditions de logements qualifiées d’anormales par la Fondation Abbé Pierre. Une dégradation à laquelle il est primordial et urgent de répondre. C’est un enjeu phare pour le gouvernement actuel. Cette situation est liée à plusieurs facteurs : la pénurie de logements, leur coût excessif dans les grandes villes où se concentrent les zones d’emploi, le besoin de réhabilitation et d’évolution du bâti existant.

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D’autres enjeux viennent s’ajouter : les entrées de ville ravagées par des centres commerciaux quasiment obsolètes, les lotissements qui s’étendent à perte de vue (avec des conséquences écologiques désastreuses : manque de mixité, omniprésence de la voiture…), les centres-villes désertifiés où le bâti abandonné périclite, les conditions de précarité énergétique des ménages liées aux constructions d’après-guerre mal isolées.  Les élus et les professionnels sont en première ligne sur toutes ces thématiques qui engagent, dans leur réussite, la qualité du patrimoine que nous allons léguer à nos enfants.

Ainsi, jamais les Français n’ont autant revendiqué une attention à leur cadre de vie. Le débat se développe dans la société civile, parmi les élus de terrain qui revendiquent, comme c’est le cas pour les centres-bourgs, que l’État les aide à réparer les erreurs commises. Beaucoup de ces sujets relèvent également de ce que les médias grand public appellent délibérément et de manière provocatrice, « la France moche… ».

Quand on lit la loi Elan, le rôle des architectes est relégué au second plan.

Il est donc plus que jamais nécessaire de nourrir le dialogue entre tous les acteurs, avec les élus et les habitants au cœur des territoires, et de fabriquer des projets de qualité tous ensemble, en proximité. Et pourtant, quand on lit la loi Évolution du logement et aménagement numérique (loi Elan), le rôle des architectes est relégué au second plan.

Après plusieurs décennies sans loi touchant véritablement à la discipline, l’architecture est depuis deux ans au cœur d’un contexte législatif fort. Dès 2014, la mobilisation portée autour et par le député Patrick Bloche a permis à la politique de l’architecture de commencer à se consolider. La stratégie nationale pour l’architecture, et son volet législatif dans la Loi L-CAP ont ainsi rouvert la relation entre création, architecture, innovation et patrimoine.

Cette consolidation stratégique et législative a permis des avancées. Elle a nourri de grands espoirs car c’est une démarche véritablement globale qui a été entamée. Celle-ci va de la sensibilisation et la diffusion de l’architecture auprès du grand public, à la valorisation progressive du patrimoine XXe siècle, de l’attention portée aux interventions sur l’existant jusqu’à l’architecture « dite du quotidien » (notamment sur l’aménagement des lotissements). Elle renforçait des acquis en redonnant sa place au concours d’architecture dans la production du logement social, mais également en permettant de sortir du cadre purement normatif par la place laissée à l’expérimentation et à une réflexion par le projet. Car expérimenter c’est la base de l’acte créatif, et l’architecture est une discipline vivante alliant création, usage, fabrication du lien social…

Malgré ces avancées, la nouvelle loi Elan remet en question l’ambition portée par la loi L-Cap derrière un slogan « fort » et ambitieux : « construire plus, moins cher et plus vite ». En tête d’affiche, les fondamentaux de la construction du logement social sont remis à  plat. Aujourd’hui en pleine « audition » à l’Assemblée nationale, certaines mesures portent le germe possible d’un recul en terme de qualité de la production bâtie.

Contrairement au texte qui lui a précédé, la loi actuelle n’est pas portée par le ministère de la Culture. Et pourtant, elle va toucher les conditions de production de l’architecture en s’engageant sur les moyens donnés pour atteindre la qualité requise des logements, comme par exemple sur la production dite « quotidienne » qui façonne nos villes et le patrimoine de demain. Cette loi, confiée au ministère de la Cohésion des territoires, aura une incidence sur le cadre de fabrication de la ville. À ce titre, elle devrait faire l’objet d’une attention accrue pour prolonger les avancées reconnues de la Loi L-Cap.

Plus concrètement si l’on s’arrête sur le sujet qui touche principalement la conception des bâtiments de logements, le texte supprime l’application de la loi MOP (maîtrise d’ouvrage publique) pour les bailleurs sociaux qui construisent du logement. Avec par exemple pour conséquence possible que l’architecte ne se voit plus confier ses propres chantiers… Elle supprime également la procédure de concours dans le cadre d’opérations de taille conséquente.

Depuis 1985 les fondamentaux de la maîtrise d’ouvrage publique ont permis au secteur du logement social d’être le creuset de l’innovation expérimentale de l’architecture du logement. Il suffit pour cela de regarder les opérations relevées depuis plusieurs années par l’observatoire de la qualité architecturale du logement en Île-de-France porté par les Conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement (CAUE), quasiment toutes les opérations ont été soumises à la loi MOP.

Ainsi, de grandes avancées ont été acquises, tant au niveau spatial que constructif et technique. Chacun des acteurs y joue son rôle à chaque phase du projet. Si elle gagnerait à être adaptée,  la loi MOP n’en reste pas moins le creuset d’éléments fondamentaux dans la réussite d’un projet : la possibilité d’une conception efficace et sérieuse, la présence d’une maîtrise d’ouvrage professionnelle forte et crédible, l’importance de la présence de l’architecte qui a conçu le projet durant toutes les phases de l’opération pour garantir sa réussite. Mais également, dans une certaine mesure, l’obligation de concours : lieu de démocratie et de débat pour l’acceptation des projets en concertation.

Il y aurait une certaine forme de schizophrénie à séparer la nouvelle loi sur le logement d’une nécessaire ambition architecturale.

Dans les rangs des architectes et des grands bailleurs sociaux, plusieurs voix ce sont déjà émues de ces propositions : tous sont soucieux de la qualité de la production des futurs logements à long terme. Plusieurs tribunes se font l’écho de ces pratiques. Architectes, élus de terrain, grand bailleurs : chacun rappelle les erreurs du passé. Il y aurait une certaine forme de schizophrénie à séparer la nouvelle loi sur le logement d’une nécessaire ambition architecturale.

La qualité de la production architecturale est fragile. Le passé nous le montre : dès lors qu’on l’oublie, des erreurs surgissent. Chaque année, la réhabilitation, la rénovation urbaine sont des charges colossales. La standardisation massive, le manque d’attention à la construction sont par là même des dommages pour les conditions sociales de la ville de demain mais également pour le budget de l’État dans le futur. L’architecture a donc besoin d’être portée par tous, à travers un socle stable, compris et partagé. Comme tout ce qui a valeur d’intérêt général, nous avons le devoir d’en prendre soin. Ainsi l’acte architectural peut développer tout son potentiel dans sa dimension la plus noble.

Si l’architecture est si souvent attaquée c’est qu’elle n’est plus toujours comprise. Tout d’abord, parce qu’elle n’est pas enseignée en France au cours de la scolarité. Ensuite, parce que depuis deux décennies, l’omniprésence de l’image de synthèse a réduit l’architecture à l’esthétique, voire au design de la façade… Beaucoup se sont servis de l’image architecturale pour « vendre » des projets immobiliers à la pauvreté d’usage. Il y a aussi les a priori comme le surcoût, une idée dont les architectes peinent à se débarrasser. Et n’oublions pas que 80 % de la production française, notamment de la maison individuelle, est réalisée sans architecte. On en oublie sa réelle vocation, création d’une valeur d’usage et d’espace en cohérence avec des enjeux.

L’exemple est flagrant dans le nord de la France. D’un paysage de lotissements classiques, on découvre, en passant la frontière belge, des maisons individuelles aux matériaux plus nobles, aux modénatures de façade soignées et aux usages travaillés. L’exemple est saisissant, même pour le néophyte. Et en Belgique, le réflexe « architecte » a souvent lieu dès le premier m²… Le Français a-t-il perdu confiance en l’architecture ?

Dans ces conditions, il est nécessaire de retrouver ce désir collectif d’architecture. Comment redonner du sens à la vision que nos concitoyens en ont ? Comment faire prendre conscience que chacun à le droit à une exigence architecturale dans son quotidien ? Comment expliquer que les solutions architecturales peuvent être frugales et adaptées ?  Nul ne remet en cause la médecine comme discipline et la santé comme affaire publique. Si la santé des territoires et le logement sont une affaire publique, alors l’architecture en est la discipline.

Longtemps isolés, tant par la formation dans les écoles séparées des autres disciplines, que par la mise en concurrence, les architectes se regroupent désormais.

Un long chemin s’engage depuis quelques années. La force de l’architecture est d’être transversale dans des questionnements qui touchent notre quotidien : l’intimité, la sociabilité, le bien-être, le confort, la nécessité d’avoir un toit. Elle touche également à des questions de politique générale : l’aménagement, les transports, l’économie locale. Elle peut aussi, dans beaucoup de cas, y apporter des réponses. Elle ne nie pas le facteur économique. Elle s’enrichit de l’apport de la société civile. Cette transversalité rend importante l’attention particulière que l’on doit porter à l’architecture si on la souhaite de qualité. Chaque décision influe sur les conditions de sa production.

Longtemps isolés, tant par la formation dans les écoles séparées des autres disciplines, que par la mise en concurrence, les architectes se regroupent désormais. Ils consolident des liens et se constituent, par exemple, en collectifs parfois pluridisciplinaires : Etc, Ya+k, EXYZT… Leur propositions touchent directement les enjeux qui concernent l’avenir des territoires, nos lieux, notre cadre de vie. Les architectes réinvestissent les chantiers, l’artisanat et l’innovation au service des impératifs de développement durable, ils s’intéressent à la matière, ils accompagnent les usages.

Dépasser la mauvaise image pour montrer que l’architecte est avant tout un créateur d’usage est devenu une nécessité, voire une vocation pour beaucoup de mes confrères. Retrouver le sens premier de  notre discipline pour faire comprendre les projets : l’architecte est un créateur de lien à travers la création de lieux.

Loin de la vision démiurgique de stars isolées, agissant seules, il s’agit de montrer que la pratique a évolué. Une nouvelle génération d’architectes s’engage dans un chemin nouveau, fondamentalement orientée vers l’ancrage social au regard des enjeux qui nous entourent. Les architectes amorcent un tournant majeur dans leur métier. Finie l’architecture star, valorisons au plus près de nous les œuvres architecturales du quotidien.

En somme, finie l’architecture star, valorisons au plus près de nous les œuvres architecturales du quotidien.

Ainsi nous pouvons les dire, l’architecture est une discipline d’unité qui rassemble les architectes autour de valeurs communes. C’est un engagement au service de l’intérêt général plaçant l’homme au cœur du processus de projet. Mais la richesse de notre discipline est surtout dans la diversité des pratiques mises en œuvre pour obtenir ce résultat au service des habitants, des territoires. C’est le sens, depuis quelques années, donné au pavillon français de la biennale de Venise qui met en avant des projets sociaux cohérents, et porteurs d’un message sur le lien entre architecture et territoire. « Nouvelles richesse », portées par le collectif AJAP, et Frédéric Bonnet avait « ouvert le front » pour révéler l’architecture quotidienne humble mais exigeante, œuvrant à l’ouverture auprès de chacun. En somme, finie l’architecture star, valorisons au plus près de nous les œuvres architecturales du quotidien.

Nous y avons découvert des architectes praticiens œuvrant pour le réemploi de matériaux locaux, des architectes-enseignants et pédagogue, des architectes-conseil au plus près des élus, des architectes-médiateur culturel créant des résidences d’architectes en territoires ruraux… Tous réunit autour d’un production architecturale dont la richesse se trouve dans l’acte social quotidien. En étant à l’écoute, l’espace de notre quotidien peut être exceptionnel.

C’est dans cet interstice, touchant à notre rôle social et innovant que l’architecture trouve sa nouvelle voie. L’architecture est intrinsèquement de l’expérimentation. Elle se construit avec d’autres disciplines, avec les élus, avec les habitants. Elle permet de rechercher le lien direct avec l’usager à travers les lieux pensés et vécus. Une profession en mutation, qui expérimente et se renouvelle à chaque nouveau projet en relation avec autrui. Tout cela façonne l’innovation que l’architecture porte.

Il s’agit de valoriser fortement la diversité, la richesse et l’apport social de l’architecture dans la société d’aujourd’hui. Mais malgré cela, l’architecture est confrontée à l’univers économique du bâtiment, aux lois du marché, et à la complexité des acteurs. C’est bien cela qui la rend fragile dès lors qu’une loi est en cours. Chaque loi doit être un moyen de renforcer l’architecture et d’y apporter des ambitions. En cela, elle doit être soutenue pour consolider un équilibre fragile. C’est un vrai choix politique, lui permettant de s’exprimer pleinement aujourd’hui mais surtout de continuer d’exister demain.

Gageons et espérons que l’« Elan » du gouvernement prenne finalement ce chemin en ajoutant à la loi les éléments qui sauront, demain, permettre à l’architecture de répondre aux défis nombreux qui l’attendent.


Christine Leconte

Architecte, Présidente du Conseil régional de l’Ordre des architectes d’Ile-de-France