Numérique

Facebook, ou l’ère de la servitude numérique volontaire

Théoricien de l’art et des médias

Face aux PC propices au bricolage, les utilisateurs ont plébiscité l’opacité et l’unicité des Mac supposés plus efficaces. Mais l’absence de transparence révélée par le récent scandale Cambridge Analytica à l’origine du mouvement « deletefacebook » fait désormais réagir : il est temps de redevenir acteur de notre vie numérique.

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C’est connu, tout possesseur d’un ordinateur doté d’un OS (Operating System) Microsoft a souvent – pour ne pas dire régulièrement – été confronté à un bug informatique. C’est ce qui a longtemps différencié d’ailleurs Windows et Apple. Au point d’être mis en scène dans un des spots publicitaires de la série « Get a Mac » que la marque co-fondée par le charismatique et quasi messianique Steve Jobs réalisa et diffusa entre 2006 et 2010. Incarnés par deux comédiens, le « PC », raide dans son costume n’arrive pas à finir sa phrase de présentation, et doit pour se débloquer redémarrer encore et encore alors que le « Mac », en jean, t-shirt et veste street wear représente la détente et l’aisance d’un système qui ne « plante » jamais. La firme à la fenêtre multicolore pâtit donc depuis longtemps de cette image d’un système qu’il faut régulièrement rebooter alors que celle à la pomme s’enorgueillit d’une stabilité à toute épreuve.

Le geek qui bidouille son PC est l’équivalent, à l’ère digitale, du bricoleur de mobylette ou de 2cv de notre enfance.

Mais cette stabilité a un prix. Et pas uniquement financier. Car si l’adepte de Microsoft souffre de manière chronique de ces dysfonctionnements, l’architecture Windows lui offrit longtemps la possibilité de compléter, enrichir, triturer, bidouiller, changer, personnaliser, voire booster son système ou les composants qui équipent sa carte mère. Avant que Windows change de structure et ne se rapproche de l’ergonomie des Mac, hardware et software étaient en effet connus pour être sous Windows sujets à de multiples interventions et modifications de la part de l’utilisateur averti. Je me rappelle ainsi avoir passé de longues heures à modifier le design du « bureau » et des « icônes », changer une carte son, remplacer un ventilateur ou rajouter de la RAM, lorsque d’autres ont toujours vu dans leur ordinateur un ensemble évolutif, ouvert à mille reconfigurations possibles. Autant d’opérations auxquelles n’invite pas un Mac qui se présente comme un ensemble autonome déjà prêt à l’utilisation avec cette culture du plug and play initiée par l’iMac G3 en 1998. Le geek qui bidouille son PC est alors à ce titre l’équivalent, à l’ère digitale qui est la nôtre, du bricoleur de mobylette ou de 2cv de notre enfance. Aujourd’hui, les moteurs de nos voitures sont au contraire d’opaques blocs de plastique dont seul l’ordinateur du technicien agréé est capable de sonder les mystères.

Une opacité que l’on retrouve donc chez la firme de Cupertino. Au contraire de Windows et plus encore de Linux – ce système gratuit, dit en Open source – qui invitent leurs utilisateurs à le personnaliser et à le faire eux-mêmes évoluer, les OS successifs produits par Apple se sont donc, et de plus en plus caractérisés par une ergonomie intuitive, certes, mais également par le peu de marge qu’ils laissent à leur possesseur en terme de personnalisation d’un système qui ne lui permet pas, ou peu de modifier ou de faire évoluer l’apparence de son système comme la structure physique et computationnelle de son ordinateur. Dès lors, en cas de problème, nous semblons ne pouvoir compter que sur un correctif produit par la firme à la pomme elle-même. Fini alors le temps du bricolage et de la personnalisation. Pour apprécier Apple, nous devons nous plier à son ergonomie et à ses lois physiques et éditoriales.

Signe des temps, Microsoft a tout récemment annoncé à ses équipes que la branche chargée du développement de Windows allait bientôt être abandonnée au profit d’une division consacrée au Cloud et à l’Intelligence Artificielle et d’une autre travaillant sur les terminaux et l’expérience utilisateur (Le Monde, supplément Économie, 31 mars 2018). La fenêtre du célèbre système informatique qui régna pendant de longues années sur le parc informatique s’ouvre alors désormais sur l’immatériel. Et Microsoft, désireux de rebondir sur des pratiques numériques en pleine mutation avec le remplacement progressif des ordinateurs par les tablettes et les smartphones et une mobilité de plus en plus accrue des usages, a alors choisi de sauter par la fenêtre pour regagner l’immatérialité des nuages. Adieu monde physique des unités centrales que l’on démonte et remonte et des OS que l’on reboote avec plus ou moins de ménagement. Bienvenue l’évanescence spectrale du web qui n’est nulle part mais partout à la fois, et qui vient s’emparer de notre système pour nous rappeler qu’une mise à jour doit être installée ou que notre espace de stockage est presque saturé et qu’il suffit pour remédier à ce problème d’augmenter le montant de notre abonnement pour pouvoir grossir l’espace que nous habitons dans l’infinité d’Internet.

À la fin du mois de mars dernier, Facebook a été confronté à un nouveau scandale. La firme Cambridge Analytica, en s’emparant de données privées d’internautes au profit de l’équipe de campagne de Donald Trump pendant les dernières élections présidentielles américaines a en effet porté un lourd discrédit au célèbre réseau social, accusé de ne pas être en mesure de garder confidentielles nos datas et d’avoir une nouvelle fois participé à l’élection de l’actuel président américain. Dès son annonce, Facebook souffrit alors une perte significative de comptes avec le mouvement #deleteFacebook et sa côte boursière une chute sérieuse.

Mark Zuckerberg veut incarner la maîtrise et la résolution assurée du bug.

Confronté à ce qui apparaît comme une crise sans précédent pour l’image du célèbre réseau social, l’éternellement jeune et sémillant Mark Zuckerberg, tout en prenant très au sérieux l’indignation de ses utilisateurs, a tout de suite assuré les médias de son intention de mettre en place des correctifs visant à renforcer à l’avenir la confidentialité des données mises en ligne et la fiabilité des informations postées. Lui qui avait déclaré également le 12 janvier qu’il comptait repenser le fil d’actualités qui donnera désormais la priorité aux messages privés provenant d’amis ou de la famille et limitant ceux édités par des entreprises ou des organes de presse. Plus récemment, il a affirmé son souhait de conformer Facebook au nouveau Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) censé cadrer le traitement et la circulation des données personnelles au niveau européen. Cette attitude est ainsi révélatrice d’une ère digitale dans laquelle le manipulateur que nous étions n’est plus qu’un utilisateur auquel les interfaces et applications grâce auxquelles il « tech-siste » lui délivrent les solutions à ses problèmes, les réponses à ses questions, des assurances à ses doutes.

Alors que la politique paraît toujours plus impuissante à humaniser un présent disruptif et à réguler une économie mondialisée, alors que rien ne semble en mesure de renverser le réchauffement de la planète et l’appauvrissement des ressources naturelles, Mark Zuckerberg veut incarner la maîtrise et la résolution assurée du bug. Lui qui tout récemment, après avoir troqué son t-shirt bleu très « Mac » pour un costume davantage « PC » a renouvelé devant le Sénat américain sa volonté de changer le réseau social pour le rendre encore plus fiable et éthique. Une figure providentielle alors que notre présent ne cesse de donner des signes de disfonctionnements politiques, écologiques, sociaux et humains, mais qui nous prive encore un peu plus de notre désir et de notre capacité à régler nous-mêmes nos bugs, qu’ils soient informatiques ou éthiques. C’est ainsi qu’il semble se révéler plus que jamais illusoire de ne pouvoir compter que sur la responsabilité des internautes, et qu’il est préférable de gérer à leur place ces monstres 2.0 qui se repaissent de nous-mêmes et de notre soif toujours plus accrue de nous montrer à l’autre, mus par un besoin viscéral d’exister dans et par le digital.

L’aisance que nous offrent les algorithmes qui finissent par penser à notre place et nous permettent de nous « libérer » du libre arbitre se substitue à l’élégance qui consisterait en une maîtrise consciente de nos données.

Toutefois, notre humanité peut-elle vraiment survivre à cet état d’assistanat numérique ? Au contraire, il nous revient de redevenir responsables de nos usages digitaux. Mais en avons-nous encore vraiment envie ? Dans une récente diffusion de son émission hebdomadaire Répliques, le philosophe Alain Finkielkraut, pour qualifier le manque d’égards des touristes vis à vis des sites prestigieux sur lesquels ils se rendent en tenues légères et décontractées, remarqua que dans notre société, « l’aisance s’est substituée à l’élégance ». Déplacée dans nos usages des réseaux sociaux et du web, cette formule résume alors bien notre éthos 2.0. L’aisance que nous offrent ces algorithmes qui finissent par penser à notre place et nous permettent de nous « libérer » du libre arbitre se substitue en effet à l’élégance qui consisterait en une maîtrise consciente de nos données et en une conduite digitale responsable et éthique. Une servitude volontaire devenue numérique, près de 500 ans après le Discours écrit par La Boétie. Après nous être débarrassés d’un Surmoi encombrant pour mieux succomber à notre fascination pour l’abjecte, jouir des misères de l’autre, et nous adorer sur l’écran de nos smartphones, il est ainsi temps de redevenir acteur de notre vie numérique, face à des monstres 2.0 qui, à l’instar de Facebook, paraissent échapper aujourd’hui au contrôle de leur créateur.


Bertrand Naivin

Théoricien de l’art et des médias, Chercheur associé au laboratoire Art des images et art contemporain (AIAC) et enseigne à l’Université Paris-8

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