A quand une révolte des chômeurs ?
Les sociologues sont souvent invités à apporter des réponses lumineuses lorsque le futur s’évertue à rester sombre. Mais, en matière de luttes sociales, l’action collective reste un objet à ce point fantasmé, normé, imprévisible que ce que font réellement les acteurs mérite, de la part des sociologues, davantage d’attention que d’intentionnalité. C’est ce que nous ont appris les chômeurs mobilisés rencontrés dans les années 1990-2000[1].
Parmi les réformes libérales en cours, l’une d’elle vise les chômeurs dont la condition devrait encore se précariser, légitimant l’attente d’un nouveau sursaut collectif. Si, pour l’heure, nous ne voyons rien venir, la passivité des chômeurs constitue une prénotion qui ne résiste pas à l’examen de leurs pratiques de subsistance ainsi qu’au rappel des forces et faiblesses de leurs mobilisations.
Recule camarade, le nouveau monde est devant toi…
La grève des cheminots est venue donner un nouveau coup d’accélérateur au fol espoir de la « convergence des luttes ». À qui le tour de rejoindre la « fête à Macron » ? Parmi les convives frénétiquement attendus, « les chômeurs » ont leur place.
En 2018, le « statut de cheminot » concerne 140 000 agents de la SNCF alors que le « statut de chômeur » regroupe entre 2,5 millions et 3,5 millions d’actifs selon les modes de calcul (INSEE versus Pôle-emploi). Le renfort numérique des sans-emploi aux luttes actuelles serait des plus prometteurs, d’autant que cheminots et chômeurs ont en commun d’être exposés, avec d’autres catégories, à la détermination réformiste de la présidence Macron. Fin mai, le Parlement examinera le « projet de loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel » de la ministre du Travail. Ce projet est affiché, avec la loi Travail n°2 de 2017, comme l’autre grand pilier du « chantier social » que la présidence entend mener. La réforme de l’assurance-chômage – qui ira de pair avec celles de la formation professionnelle et de l’apprentissage – doit parachever la mutation sur le long cours du rigide « modèle social français », à la lumière du modèle de la « flexisécurité ».
Malgré quelques reculs par rapport au projet initial d’une assurance universelle libérée du carcan de la gestion paritaire et des cotisations sociales, et malgré la mesure-phare de l’extension de la couverture aux indépendants et aux démissionnaires, cette réforme amplifie plusieurs tendances longues. Depuis les années 1980, la « guerre au chômage » – son « abolition » comme la revendiquent certaines organisations de chômeurs – a été à nouveau supplantée par une « guerre aux chômeurs »[2] qui combine mise sous conditions de leurs allocations, menace de sanctions en cas de « découragement » et mise au travail administrée des privés d’emploi. Cette dernière vise à faire accepter au chômeur – et à l’enregistrement statistique qui s’en trouve allégé – qu’il est possible et souhaitable de travailler lorsqu’on ne peut accéder à l’emploi, c’est-à-dire à un contrat de travail indéterminé (CDI) garantissant une certaine rémunération et diverses protections.
Cette mise au travail précaire s’est appuyée sur les réformes du « marché du travail » qui ont institué le recours aux contrats de courte durée et même, au moyen des lois Travail de 2016-2017, flexibilisé le CDI. Ainsi, selon les statistiques de Pôle-emploi, quand le nombre de chômeurs sans emploi (catégorie A) restait relativement stable entre 1996 et 2018, leur part passait de 84% à 62% de l’ensemble des chômeurs inscrits et tenus de rechercher un emploi (catégories A-B-C, les catégories B et C regroupant les chômeurs ayant une activité réduite). Le chômage de masse s’est installé et transformé. Il n’est plus (seulement) cette rupture liée à un licenciement mais (aussi) un parcours continu alternant chômage et travail précaire. Sous couvert d’une définition individualisée de « l’offre raisonnable d’emploi », la réforme à venir prévoit d’amplifier cette mise au travail des chômeurs en les contraignant davantage – sous peine de sanctions financières – à accepter des contrats aidés ou d’apprentissage. Du côté des contrôles, outre une mise sous tutelle étatique de l’assurance-chômage via un cadrage financier affaiblissant le rôle des partenaires sociaux, les chômeurs devront – comme à l’école – répondre davantage aux convocations de Pôle-emploi et même tenir un journal de bord de leur recherche d’emploi tandis que les salariés démissionnaires n’accèderont à la couverture-chômage qu’à la condition de présenter au préalable un projet de reconversion agréé et adapté au « marché du travail ».
L’obsession de l’activation met ainsi à distance les chômeurs par rapport au service public censé les secourir. La dématérialisation de l’accès au service, l’ouverture restreinte des guichets, les contrôles et radiations sont autant de moyens utilisés pour isoler le chômeur et en déshumaniser la prise en charge par les « conseillers » de Pôle-emploi. L’annonce de multiplier par cinq le nombre de « contrôleurs » est sans doute la mesure la plus révélatrice de la mission que l’État entend privilégier. Une telle réforme pose alors la question d’une possible mobilisation des chômeurs…
Pratiques de subsistance et processus d’engagement
Depuis une trentaine d’années, des chômeurs se mobilisent face aux réformes les visant mais celles-ci ne constituent qu’un élément déclencheur parmi d’autres. Inversement, le silence des chômeurs n’est pas synonyme d’apathie. L’analyse des obstacles à leur mobilisation a longtemps dominé la sociologie contemporaine jusqu’au mouvement des chômeurs de l’hiver 1997-1998 où, durant plusieurs mois, des occupations d’ASSEDIC, de mairies, et des manifestations ont fleuri dans plus de trente villes françaises. Ce mouvement a agi comme un rappel à l’ordre du monde social : les sans-emploi sont susceptibles d’agir collectivement, comme ils l’avaient déjà montré par le passé, notamment lors de la marche « contre la faim » entre Lille et Paris en 1933. Ce sont alors les ressources organisationnelles[3] et les logiques d’engagement[4] des chômeurs qui vont attirer l’œil sociologique, sans se départir toutefois de la prénotion selon laquelle les sans-emploi sont trop atomisés, passifs, humiliés pour relever significativement la tête.
Nous avons, dans nos enquêtes, analysé les logiques d’engagement des chômeurs qui ont rejoint l’organisation AC![5] ou les déclinaisons locales – à Morlaix et Rennes – du mouvement de 1997-1998. Si l’hétérogénéité du groupe est à la source de logiques plurielles d’engagement et si les dispositions militantes sont prédictives du passage à l’action collective comme pour la plupart des catégories sociales, nous avons été marqués par le fait que l’entrée en lutte peut se révéler être un prolongement anodin d’une trajectoire dont les ressorts n’ont, au premier abord, pas grand-chose à voir avec le militantisme. Les récits biographiques illustrent combien le champ des « ressources » pour l’engagement apparaît bien plus diversifié si l’on prête attention à ces trajectoires ordinaires de survie dans lesquelles des gens ont appris à se mobiliser et seront, conséquemment, mobilisables.
Ce processus d’engagement a été observé chez des chômeurs durablement écartés de l’emploi et marqués par des conditions d’existence précaires, sachant que – en 2018 encore – la durée d’indemnisation est limitée, la moitié des demandeurs d’emploi inscrits à Pôle-emploi ne sont pas ou plus indemnisés et vivent de minima sociaux (ASS, RSA, etc.), la moitié des chômeurs indemnisés touche moins de 1000 euros par mois, un tiers des chômeurs n’ont pas travaillé depuis plus d’un an. Les trajectoires sont alors marquées par une diversification des guichets susceptibles d’alléger la condition vécue et par le déploiement de pratiques de subsistance qui consistent à trouver, construire, activer des ressources et limiter les dépenses[6]. Parmi ces pratiques, certaines renvoient à l’action même de se protéger, aux activités visant des aides, des droits, provenant des circuits institutionnels et des réseaux associatifs, en matière d’allocations, de santé, de logement, de transport… À rebours des représentations véhiculées sur les assistés, taxés de passifs, on observe que faire sa protection relève d’une activité à part entière, car la tendance à l’activation, qui structure désormais le champ de l’intervention sociale, multiplie et exacerbe les démarches visant à rendre des comptes, à faire la preuve de sa bonne conduite, à mériter d’être secouru.
C’est bien souvent dans la continuité de cette mobilisation partagée, mais pas nécessairement collective ou visible, que la rencontre avec une organisation de chômeurs – un collectif local envisagé comme un autre guichet – s’opère et que la mobilisation collective est susceptible d’émerger. Ce sont alors les formes disponibles du militantisme qu’il convient d’interroger.
Les organisations de chômeurs : forces et faiblesses
Quatre organisations nationales de chômeurs continuent aujourd’hui d’incarner la mobilisation des sans-emploi. Elles sont le produit de plusieurs dynamiques au sein du champ militant des années 1980-1990 : la reconversion de syndicalistes dont les carrières syndicales ont été marquées par le désenchantement et une position dominée (AC! en 1994) ; la mobilisation de salariés licenciés qui ont utilisé leurs savoir-faire militants pour créer des associations locales de chômeurs (réunies pour beaucoup au sein du MNCP[7] en 1986) ou impulser des « sections syndicales » (comités de privés d’emploi de la CGT dès les années 1980) ; l’initiative de militants politiques proches de partis de gauche (l’APEIS[8] en 1987). Un maillage territorial, fait d’alliances et de conflits[9], s’organise ainsi et multiplie les points de contact potentiels pour les chômeurs déjà mobilisés dans des pratiques de subsistance. Des services sont proposés – y compris juridiques – et visent aussi à inciter chaque chômeur à rejoindre des actions collectives qui se généralisent dans les années 1990, sous la forme de l’occupation ou de la marche. Par exemple, pour le pays de Rennes, on dénombre alors au moins trois relais des organisations nationales de chômeurs (AC ! et CGT) et plusieurs associations locales. Le mouvement de 1997-1998 débouchera aussi sur l’obtention d’un local qui servira de base, jusqu’en 2014, à chaque fois que le statut des chômeurs sera remis en cause (« mouvement des recalculés » en 2004 ; « grève des chômeurs » dans les années 2010). Ce maillage local s’est effiloché et cette faiblesse organisationnelle contrarie, pour les chômeurs actuels, l’activation d’une trajectoire militante. Certes, comme le montre l’exemple d’AC!, quelques relais locaux existent encore mais s’apparentent davantage à des guichets car le travail de suivi s’intensifie sous les coups de butoir des réformes, au détriment du temps pour l’action plus offensive.
Or, c’est lorsque la participation déborde la logique de guichet que l’on peut observer des dynamiques émancipatrices qui alimentent l’engagement. Sur nos terrains, nous avons vu des chômeurs mobilisés s’affirmer, se valoriser, s’intégrer et même travailler en tant que chômeurs, inversant alors le stigmate de « l’exclu » et de « l’inactivité ». Lorsque les occupations s’installent dans la durée, lorsque les Marches parcourent des centaines de kilomètres, les espaces de lutte se transforment en lieux de vie et de travail collectif au sein desquels les tâches militantes se déploient tous azimuts et offrent des occasions de rencontres, des débouchés aux revendications, des raisons de reconvertir des compétences professionnelles ou domestiques plus ou moins endormies. Des dynamiques militantes inédites surgissent, lorsque les précaires sont les mieux à même d’apporter les informations pour agir ou la débrouillardise pour tenir. La mobilisation collective vient alors « faire société », c’est-à-dire protéger et émanciper ceux que la grande société a décidé d’abandonner à leur sort.
Mais l’action collective est emplie d’ambivalence lorsqu’elle tend à reconduire des hiérarchies sociales – de classe, de sexe, d’âge, de race – démobilisatrices. On aurait tort de croire qu’il suffit d’occuper et de marcher ensemble pour converger. Si les formes de lutte observées ont eu des temporalités et déclinaisons variables, elles ont partagé des difficultés qui n’ont là encore rien de spécifiques aux chômeurs. Celles qui ont particulièrement retenu notre attention tiennent à la division du travail militant qui a pris fréquemment la forme d’un travail séparé alimentant la segmentation des différentes fractions constitutives des collectifs. Les leaders – le plus souvent des hommes non-chômeurs – dirigeaient les AG, décidaient des actions et parlaient aux médias pendant que la majorité des chômeurs servaient d’armée militante de réserve pour occuper, cuisiner, marcher, nettoyer, témoigner, surveiller, transporter, être là… Et lorsque le travail militant vient à manquer ou à se ritualiser, le travail séparé active des formes d’inactivité militante démobilisatrices pour les « premiers concernés » qui doivent toujours subsister en attendant que l’action collective porte ses fruits. Les formes disponibles du militantisme n’ont ainsi pas rendu possible la transformation de l’expérience pratique des chômeurs en ressource pour une mobilisation durable et massive des sans-emploi. Il n’est pas sûr que la convergence des luttes incantatoire actuelle change un tel fait de structure mais la mobilisation collective, si elle est objectivable a posteriori, conserve un caractère inédit qui laisse l’avenir grand ouvert…