Immigration

Paris, quelle ville-monde ?

Anthropologue

Les migrants du campement du Millénaire, le plus grand de Paris, ont été évacués ce matin. Cette 35e évacuation en trois ans dans la capitale a opposé ces derniers jours la Ville au ministère de l’Intérieur. De manière que l’on pourrait juger artificielle, car rien n’empêche la maire, Anne Hidalgo, de mener une politique d’hospitalité qui ferait de Paris une véritable ville-monde.

D’abord je ne voulais rien en dire. Cet échange entre le ministère de l’intérieur et la Ville de Paris, entre Gérard Collomb et Anne Hidalgo à propos des campements de migrants le long des canaux St-Martin et St-Denis, avait quelque chose de proprement obscène et insupportable, rien ne devait l’alimenter, il fallait juste les dédaigner, se taire : une fois de plus, quelques centaines de migrants (2 500 cette fois-ci, dit-on) étaient les otages de la politique nationale française. Ils l’avaient déjà été lorsque la « jungle » de Calais a été détruite au moment du lancement (échoué) de la campagne électorale de l’ex-président de la République, en octobre 2016. C’est au moins une première interprétation, immédiate, qui ne nous apprend rien d’autre que la confirmation du cynisme courant du monde politique. Une seconde lecture est possible, je voudrais l’ébaucher alors que le campement du quai St Denis vient d’être évacué.

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Sauraient-ils en rire, eux les migrants ? À voir le film L’Héroïque Lande de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval, on réalise à quel point la perception qu’ont certains circulants sur la politique migratoire et les droits de l’homme en Europe est digne des plus fins experts des Nations unies. Qu’ils sont bêtes tous ces responsables politiques français qui n’ont pas compris qu’il y a autour d’eux, dans ces campements et sous ces minuscules abris que sont pour eux nos chères tentes Quechua, toute l’intelligence du monde des circulants, migrants, errants, qui apprennent en vitesse accélérée ce que sont les autres sociétés, les autres États et les autres cultures, qui les observent et en parlent avec lucidité et parfois humour… jusqu’au moment où ils sont placés dans de telles conditions matérielles que cela devient proprement insupportable, qu’ils se voient eux-mêmes en train de descendre et même dégringoler les degrés de l’humanité dans le regard des autres et, à force, dans le leur aussi, et se rapprochent de la rage et de la destruction. Ils n’ont plus que « ce corps qui d’être dénié devient charogne » selon les mots du poète soudanais Hassan Yassine, habitant des campements de Paris. Deux migrants meurent à Paris en chutant dans le canal St Martin et le canal St Denis début mai et il est pratiquement impossible d’en trouver la trace sur les médias.

Les immigrés doivent s’adapter aux contraintes des règles européennes et nationales qui fondent leur harcèlement et visent leur renvoi.

Paris, par son histoire, sa démographie et sa géographie, est tout à la fois une ville frontière, une ville refuge et une ville carrefour. C’est avec Calais et Vintimille (deux villes littéralement frontalières) l’un des trois véritables points de cristallisation d’une « crise » (le terme resterait à préciser) régulièrement déclenchée par un goulet d’étranglement dans la gestion des passages des migrants en France : ce sont, à des degrés divers, des hypertrophies de frontière, sans que les projets des migrants puissent être considérés comme établis, sûrs et définitifs. La plupart doit s’adapter aux contraintes des règles européennes et nationales qui fondent leur harcèlement et visent leur renvoi dans leur pays d’origine ou dans le premier pays d’arrivée en Europe (selon le règlement européen dit de Dublin), ou qui réduisent considérablement les délais pour le montage des demandes d’asile (voir la dernière loi Asile et Immigration) leur laissant ainsi moins de chance d’obtenir l’asile et plus de chance d’être expulsables.

Les marques d’hostilité de la part du gouvernement ne manquent pas, elles blessent beaucoup de citoyens du point de vue des idéaux universels de liberté, égalité et fraternité dont nous avons appris à nous réclamer. Alors, ici et là, l’hospitalité et la solidarité se manifestent et répliquent à cette politique gouvernementale, aux échelles associatives et communales. Plus d’un millier d’associations existent en France pour soutenir ces gestes d’accueil, et des communes, en général de petites tailles, villages et petites villes, s’organisent pour trouver des logements dignes pour les migrants. À Paris, les associations solidaires s’épuisent.

Le communiqué du ministre de l’intérieur du 23 mai évoque sa décision de détruire « les campements à Paris, rassemblant aujourd’hui plus de 2 300 personnes » afin de « remédier aux enjeux humanitaires qui ne sont plus supportables pour les parisiens »… éberlué je relis la phrase : les parisiens ne supportent plus les « enjeux humanitaires »… des migrants entassés aux bords des canaux. Etonnant retournement. Ce trauma de l’autre que je ne saurais voir, il m’insupporte. Il faut donc l’évacuer. Cynique puis menaçant : l’opération d’évacuation « se répétera indéfiniment si des mesures ne sont pas prises par les autorités locales pour éviter que les campements ne se reconstituent », dit encore le communiqué du ministre de l’intérieur. Comment la France, avec si peu de migrants sur son territoire national en comparaison de l’Italie ou l’Allemagne par exemple, a-t-elle pu se spécialiser dans cette politique d’encampement/dispersion depuis des années dont Calais et Paris sont devenus les modèles ?

Du côté du gouvernement, c’est donc clair, on connaît les dangers que porte la politique du gouvernement actuel en matière d’administration des migrations précaires. Voulant rendre les migrants errants invisibles après avoir laissé pourrir leur situation pour qu’on les voie comme un problème public, ce qui explique le spectacle maintenant récurrent des chasses à l’homme, des tentes et matelas déchirés, et autre dispersion au gaz lacrymogène. Le message que donne l’autorité publique aux citoyens est celle du mépris et de la violence avec lesquels on peut (doit ?) traiter les migrants.

Face à cette attitude de l’État, ce qui est moins clair est la politique de la Ville de Paris.

Les engagements de la Ville de Paris impliqueraient une politique propre à l’égard des migrants, une politique d’accueil.

Un « camp humanitaire » avait été créé à la Porte de la Chapelle à Paris au printemps 2016, à la suite de celui de Grande-Synthe (et de son succès médiatique national) quelques mois plus tôt, mais totalement différent dans sa forme matérielle et sa fonction. Il a immédiatement opéré sous le contrôle de la préfecture pour devenir un sas d’entrée non pas dans la ville, mais dans le circuit de la demande d’asile en région parisienne, ce qui a provoqué un nouvel engrenage de files d’attente, campements, dispersions violentes par la police, nouvelles files, nouveaux campements, nouvelles violences, etc. Il n’y a pas eu l’expression d’un conflit avec l’État lors de la prise de contrôle du centre de La Chapelle par celui-ci. Et contre l’illusion qu’a pu donner l’annonce de sa création de ce lieu, il ne s’est pas agi d’une initiative propre et autonome de la Ville.

Pourtant, la maire de Paris a signé il y a plus de deux ans un appel européen pour les « villes-refuges », et elle s’associe régulièrement aux autres maires de grandes villes – Barcelone, Madrid, Palerme, New York, Londres – pour défendre publiquement l’accueil des exilés en général. Cet engagement impliquerait, en toute logique, que la Ville de Paris ait une politique propre à l’égard des migrants, une politique d’accueil qui ne s’annexerait pas aveuglément à celle du ministère de l’intérieur, mais passerait en premier lieu par une politique du logement hors de tout catastrophisme et au-delà de l’urgence assurerait le rôle majeure qu’une des grandes capitales du monde peut jouer à l’égard de la mobilité internationale, présente et à venir.

Devant le premier Congrès des villes-refuges – initiative du Parlement des écrivains, à Strasbourg les 21 et 22 mars 1996 –, Jacques Derrida rappelait ainsi le principe au fondement de la lutte pour la création des villes-refuges : « Si nous nous référons à la ville, plutôt qu’à l’État, c’est que nous espérons d’une nouvelle figure de la ville ce que nous renonçons presque à attendre de l’État. (…) Ce qu’en l’appelant de nos vœux nous appelons la “ville-refuge”, ce n’est plus simplement un dispositif de nouveaux attributs ou de nouveaux pouvoirs ajoutés à un concept classique et inchangé de la ville. Il ne s’agit plus simplement de nouveaux prédicats pour enrichir le vieux sujet nommé “ville”. Non, nous rêvons d’un autre concept, d’un autre droit, d’une autre politique de la ville. »

De quelle utopie s’agit-il et que peuvent en faire la maire de Paris et son maire-adjoint en charge du logement ? Le philosophe évoquait sans illusion la ville-refuge pour établir le principe d’une « souveraineté locale » face à une autre réalité : l’état actuel des configurations politiques souveraines (nationales et/ou supranationales). Sans illusion, mais comme stratégie politique… permettant la mise en tension politique des choix qui semblent aller de soi (protéger un territoire, prendre l’étranger comme un ennemi) parce que fermés dans un discours dont la rationalité morale et politique a déjà été posée comme vérité première, comme « ordre du discours » dirait Foucault, à l’intérieur duquel tous les citoyens devraient être pris sans pouvoir le défaire. D’où la tension politique (le dissensus) que permet la politique des villes refuges. Elle permet d’alimenter un autre récit, une autre « grammaire » de l’accueil qui s’oppose à l’État hostile.

Paris pourrait avoir un discours supranational, celui qui dialogue avec de grandes villes globales avec lesquelles elle s’identifie.

Que peut-on espérer de Paris que nous renonçons presque à attendre de l’État ? La taille et le statut de capitale donnent à Paris un poids démographique et politique de premier plan en France. Sa maire se situe, elle, à cette échelle politique nationale. Mais Paris est une ville-monde. En toute logique elle pourrait bien plus, elle pourrait avoir un discours supranational, celui qui dialogue avec de grandes villes globales avec lesquelles elle s’identifie (Londres, New York City, Madrid, Barcelone), qui ont une puissance économique et politique et sont capables d’autonomie par rapport à leurs États nationaux. Que serait un discours politique correspondant au niveau de la ville-monde qu’elle souhaite incarner ? Il la rapprocherait assurément de deux autres ancrages plus réels et efficaces pour Paris : tout à la fois le local et le global.

Des signes intéressants laissent entrevoir la possibilité de politiques locales de ville accueillante en France, mais plus encore en Allemagne, en Italie ou en Espagne, où les États, les régions et provinces, et la communauté européenne soutiennent un certain nombre d’initiatives municipales ou de réseaux associatifs locaux. Dans ce cas-là, une relation s’installe avec le monde associatif et local, comme pour incarner le début d’une politique de logement adoptant un principe d’hospitalité comme préalable. Mais à Paris comme ailleurs en France, la tension et la méfiance à l’égard du monde associatif empêchent ce déploiement soutenu de réseaux locaux.

Sur le versant « global », quelle ville-monde est Paris ? Pour l’heure, le « monde » auquel la ville se relie avec beaucoup d’attention est celui des touristes et les démarches sont nombreuses pour accueillir toujours plus de touristes, quitte à faire de Paris un spectacle vendant son décor en noir et blanc, vendant ou louant des appartements sur ce décor de carte postale. C’est la « gentrification » globale et bien au-delà, la fictionnalisation de Paris-vitrine pour le monde.

La situation illustrée par ce énième démantèlement de campements de migrants à Paris peut donc se lire comme un défi posé à la Ville de Paris sous la forme d’un « jeu d’échelles ». Si elle ne veut pas être perdante dans ce face-à-face lamentable avec le gouvernement dont elle ne cesse de s’alimenter puis d’essayer de se déprendre, il lui faut monter d’un cran ou deux dans l’échelle de la grandeur pour atteindre celle d’une ville-monde, dialoguer avec les maires de Barcelone, Londres, New York, Amsterdam ou Sao Paulo, plutôt qu’avec Gérard Collomb. D’autres modèles existent, villes-refuges, villes accueillantes, villes-sanctuaires, qui forment des bases réalistes à partir desquelles s’élaborent des politiques d’accueil et de logement adaptée aux conditions actuelles et à venir de la mobilité internationale populaire.


Michel Agier

Anthropologue, Directeur d'études à l'EHESS, Directeur de recherche à l'IRD