La vocation enseignante ou l’impensé de la carrière des professeurs
Le 12 juillet 2012, commentant la non-attribution de certains postes au concours du CAPES, Le Figaro titrait : « Profonde crise de la vocation chez les enseignants ». À ce stade, il faut signaler que cette crise de la vocation est plutôt une crise du recrutement mesurée par les concours nationaux qui se répercute, comme le signalait un rapport récent de l’OCDE. Ce rapport est appuyé sur une enquête PISA de 2015 qui montrait que les classes des établissements les plus difficiles étaient rarement prises en charge par des enseignants issus des concours de recrutement, mais davantage par des contractuels.
La question de l’enseignement n’est pas nécessairement en cause, on peut être contractuel et excellent enseignant, cela n’est pas corrélé. Il s’agit seulement de constater que ceux qui ont choisi par concours la carrière d’enseignant ne vont pas en priorité vers les postes les plus difficiles, actuellement les établissements REP et REP+. Ce constat fait écho à la représentation française du métier d’enseignant, qui participe tant bien que mal d’une mythologie nationale, véritable lieu de mémoire républicain : l’enseignement public est une affaire de vocation.
La vocation enseignante est une figure ancienne de la mythologie scolaire française. Déjà, avec la figure du camarade d’études à l’École normale d’instituteurs du père du jeune Marcel Pagnol, affecté toute sa vie dans un quartier déshérité de Marseille, et qui comptait, nous dit l’auteur, ceux de ses anciens élèves qui avaient été guillotinés. Chez Pagnol, le professeur a charge d’âmes, celle des enfants, des futurs citoyens ; le professeur est décrit comme curé de la République. De cette nature religieuse de la fonction professorale émerge l’idée d’une vocation enseignante comme il y aurait eu une vocation religieuse. Les écoles normales d’instituteurs où l’on entrait à l’adolescence, en internat, souvent loin de chez soi, n’étaient pas sans rappeler les petits et grands séminaires, autrefois nombreux, où les jeunes garçons distingués non par leurs instituteurs mais par leurs curés étaient envoyés pour se former.
Bien que l’école ait beaucoup évolué depuis la IIIe République, et que le modèle de formation et d’exercice de la fonction d’enseignant se soit éloigné de celui du sacerdoce religieux, le terme de vocation continue d’occuper une place centrale pour penser la présence, l’action et les motivations des professeurs de l’Éducation nationale, aussi bien par l’institution elle-même que par les commentateurs extérieurs.
Crise des vocations ou crise de l’affectation ?
Dans un rapport de 2017 intitulé Gérer les enseignants autrement, la Cour des comptes soulignait cette faible attractivité des postes en éducation prioritaire. La Cour notait que, depuis 2011, la tendance à l’affectation des enseignants débutants dans les établissements les plus difficiles continuait et s’amplifiait : 23,6% des néo-titulaires avaient été affectés dans les établissements difficiles de l’enseignement secondaire en 2016. Ce pourcentage signifie d’abord qu’il y a de nombreux postes à pourvoir dans ces établissements, ce qui suppose que beaucoup en partent. Ensuite, cela laisse entendre que, selon les autorités en charge de l’affectation, l’expérience acquise au cours de plusieurs années d’enseignement n’est pas significative pour enseigner dans ces établissements, puisqu’elles n’en font pas un critère d’affectation. On retrouve ici l’idée de vocation plutôt que de carrière comme principe d’organisation des affectations des enseignants. La vocation appartient au registre moral et non à celui de la compétence ; et comme tout vocable, il n’est pas neutre, son usage répété emporte des effets intellectuels et psychologiques. Dans le cas de l’enseignement, c’est la diminution de l’idée d’une professionnalité enseignante qui s’acquiert tout au long de la carrière par l’expérience accumulée, progressivement transformée en compétences et en savoirs. Ainsi, pour enseigner dans les établissements difficiles, on fait primer la motivation et la volonté sur l’expérience acquise, suggérant qu’une expérience du sacerdoce est un passage douloureux mais nécessaire pour faire advenir par la suite un enseignant compétent… qui enseignera à d’autres élèves.
La vocation comme (non) stratégie RH du gouvernement ?
En 2013, dans un objectif de rationalisation de la fonction publique, le gouvernement de Jean-Marc Ayrault commande au conseiller d’État Bernard Pécheur, assisté de Pascal Trouilly et de Nicolas Labrune, un rapport qui entend proposer des pistes de réflexion et de modernisation de la gestion et des carrières de 5 millions de fonctionnaires. Les rapporteurs pointent les enjeux du nombre de fonctionnaires, de la complexité des carrières – particulièrement au sein des catégories A de la fonction publique –, de la demande de sens du travail et de lisibilité des carrières. Cependant, le rapport néglige la question des professeurs du secondaire et du primaire : l’Éducation nationale avec son million de fonctionnaires n’est même pas mentionnée, alors même que les fonctionnaires de la DGSE le sont ! La carrière des professeurs est un objet de non-pensée de la part des gouvernements comme de l’administration. C’est dans ce cadre que le terme de vocation prend tout son sens, il s’agit de constituer l’attente patiente d’un avenir meilleur et lointain comme principe directeur de la gestion des ressources humaines.
En février 2013, présentant son programme pour la refondation scolaire dans son essai Refondons l’École. Pour l’avenir de nos enfants, Vincent Peillon consacre un chapitre à « Enseigner, une vocation et un métier ». En 12 pages, il s’attache avant tout à la question de la formation et du recrutement. Dans la continuité du programme électoral de François Hollande en 2012, il veut revenir sur les dispositions les plus significatives de la droite entre 2007 et 2012 – et, en particulier, la réduction drastique de la formation initiale des nouveaux professeurs. La carrière est traitée en deux pages avec un objectif : lutter contre la dévalorisation du métier d’enseignant. La réponse proposée est salariale. Dans une conjoncture rendant improbable une augmentation nette des traitements des enseignants, une telle limitation aux enjeux pécuniaires permettait d’éviter d’évoquer le sujet épineux de la gestion effective des ressources humaines.
Ces idées de revalorisation portées par le ministre se sont traduites par un alignement des primes du primaire sur le secondaire et par l’accord de 2015, longuement négocié avec les syndicats, de revalorisation des rémunérations dans une logique de rattrapage des standards de l’OCDE qui voient les enseignants français très peu rémunérés par rapport aux autres pays industrialisés. La création d’une classe exceptionnelle, et donc d’échelons de carrière supplémentaires correspondant à une meilleure rémunération, s’inscrit dans une démarche de reconnaissance de carrière puisqu’elle doit venir, dans le cadre d’un contingent restreint, récompenser des engagements personnels extraordinaires dans l’Éducation nationale. Cependant, il s’agit d’une reconnaissance des mérites à la fin de la carrière. Il faut attendre une vie professionnelle entière pour ensuite les voir reconnus tardivement, alors que l’enseignement en zones dites sensibles appelle des engagements personnels rares et quotidiens. Plus fondamentalement, une politique de la reconnaissance n’a jamais remplacé une stratégie de la bonne gestion.
Au risque d’injustice envers les gouvernements successifs de 2012 à 2017, considérant l’ampleur des sommes en jeu et la volonté de ces gouvernements de contrôler les dépenses publiques, on est tenté d’affirmer que l’ensemble de ces mesures, avant tout salariales, ne sont pas les plus difficiles à mettre en place et ne règlent pas le problème de l’attractivité des postes. Les établissements difficiles bénéficiaient déjà de primes et se trouvaient déjà en situation de sous-attractivité. Les académies réputées pour leur offre importante de postes difficiles sont aussi celles déficitaires en enseignants ; certaines sont forcées de créer des concours supplémentaires ou de surconsommer des vacataires.
À la recherche d’un bon système d’affectation des professeurs
L’attractivité du métier d’enseignant est donc autant une question de rémunération qu’une question d’affectation et de mutation. Choisir son établissement est l’argument le plus souvent avancé par ceux qui préfèrent l’enseignement privé à l’enseignement public. En arrière-plan, il y a la perspective de commencer sa carrière dans un établissement difficile qui demande beaucoup d’expérience, de techniques et de compétences alors qu’on n’en a pas, en dehors de celles des concours de recrutement qui restent avant tout académiques. L’affectation relève d’un système de points qu’accumule chaque professeur au long de sa carrière et de la variété de ses affectations. Par la suite, chaque poste vacant est attribué en fonction d’un jeu d’offre et demande, le professeur ayant le plus de points emportant le poste. La logique du système des points valorise l’ancienneté – quand bien même la difficulté de certains postes est de plus en plus valorisée ces dernières années – conduisant logiquement les enseignants les plus expérimentés à choisir plus librement que les débutants leur affectation, alors même qu’ils sont pour l’Éducation nationale des acteurs clés de la réussite d’un établissement.
Depuis plus d’une décennie, l’idée d’une gestion des affectations au niveau des EPLE (Établissement Public Local d’Enseignement) a les faveurs de nombreux acteurs éducatifs dans la mesure où elle accorde une priorité à la réalité du terrain et à la nécessité de constituer des équipes mobilisées autour d’un projet éducatif commun. Mais on peut quand même faire l’hypothèse que déplacer l’affectation au niveau de l’EPLE ne réglera pas grand chose. Le constat fait par la cour des comptes le dit avec assez de clarté : en l’état, les établissements difficiles, même avec les dispositifs de valorisation des postes renforcés par les gouvernements socialistes sous la présidence de François Hollande, restent peu attractifs.
À la question de l’attractivité fondamentale des établissements s’ajoute un problème de personnel pour réaliser cette gestion au niveau des établissements. Si les personnels de directions sont très compétents et dévoués, ils restent des humains. N’importe quel témoin de bonne foi qui a vu à l’œuvre un chef et son adjoint, les voit, aujourd’hui, au travail du matin au soir. Dans ces conditions, la création d’une très lourde mission de ressources humaines sera difficilement faite à moyens constants. D’autant plus que cela ne réglera pas nécessairement l’attractivité.
Pas de vocation sans projet politique global
Dans un contexte de contrainte des finances publiques, l’affectation des enseignants est un instrument décisif pour une politique publique et pour une allocation réfléchie des moyens dans l’Éducation nationale, au service d’un projet humaniste et bienveillant aussi bien pour ses élèves que pour ses professeurs. Il faut cependant être lucide, aujourd’hui une politique efficace des ressources humaines dans l’Éducation nationale nécessiterait des ambitions philosophiques et politiques pour une École humaniste et républicaine qu’on n’imagine pas d’actualité en 2018. C’est dans ce contexte qu’il faut revenir une dernière fois sur l’idée de vocation, sur ses conditions de possibilité. La vocation religieuse catholique s’inscrit dans l’attente de la rencontre avec Dieu, dans la perspective d’un au-delà du présent terrestre. On osera dire qu’il s’agit d’une attente active, la préparation d’un temps à venir. Qu’en est-il pour l’Éducation nationale ? L’installation de la République à la fin du XIXe siècle s’est faite dans un contexte de concurrence avec les institutions cléricales d’enseignement. Les républicains ont pu alors utiliser l’idée d’une vocation participant d’une entreprise de réalisation d’un projet républicain de transformation de la société. C’est ce que rappelait Jules Ferry le 19 avril 1881 quand il lisait, devant le congrès pédagogique des instituteurs, le projet de réforme pédagogique au projet républicain dans son entier. Qu’en est-il aujourd’hui, quel vaste projet collectif politique et social portons-nous ? N’oublions pas que l’école et les corps enseignants ne sont jamais que le reflet de la société et qu’ils sont de nature politique. Faute de grand projet commun, il y aura de moins en moins de cohésion et l’on pourra de moins en moins compter sur la vocation enseignante pour gouverner à peu de frais l’École.