Société

On tue à Nantes ! Rage et injustice

Sociologue

Les années passent et le scénario reste le même. Un contrôle d’identité qui tourne mal, un fonctionnaire qui perd son sang froid, et c’est la « bavure », la mort d’un jeune. Des émeutes et des mobilisations, puis le retour au calme jusqu’au prochain drame. Comment et pourquoi la mort d’Aboubakar Fofana a-t-elle pu s’ajouter à une liste déjà trop longue ?

Aboubakar Fofana est mort d’une balle tirée dans la nuque par un policier à bout pourtant, le 4 juillet, dans le quartier du Breil, à Nantes. Sans vouloir effacer les incidents des nuits suivantes dans ce quartier pauvre, aux Dervallières, à Malakoff et à Bellevue, il faut rappeler que ce drame s’inscrit malheureusement dans une triste série. Il convient donc de le replacer dans son contexte pour l’analyser, mais aussi de comprendre les causes profondes de ces événements et de s’interroger sur les actions appropriées.

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Car depuis quarante ans, on compte les morts parmi les jeunes, ces enfants d’immigrés qui vivent dans les cités populaires HLM. Combien y en a-t-il eu ? 50, 100, 500 ? Voisins excédés tirant à la 22 long rifle sur le petit groupe en bas des barres d’immeubles, crimes racistes commis par des militants d’extrême droite, courses poursuites, tirs à vue et clés d’immobilisation mortelle des fonctionnaires de police, homicides déguisés en problème médical. On pense à Lamine Nieng, Adama Traoré, Théo et bien d’autres. À chaque fois la rage, le sentiment d’injustice, la peur, la communauté mobilisée tout à la fois contre la violence d’État, la désinformation des médias, le mépris de classe et de race. À chaque fois aussi, les mêmes constats sur la situation sociale aigüe dans ces quartiers, les conflits récurrents entre jeunes et police, le décalage des institutions et des acteurs locaux qui perdent prise. Comme si, en France, on avait besoin de ces drames et émeutes pour refaire un énième diagnostic, prendre conscience, alerter, tirer la sonnette d’alarme, avant d’oublier belles paroles et promesses, sans jamais s’attaquer aux causes profondes de la désespérance sociale et de l’oppression raciale, jusqu’au prochain drame…

Le problème des rapports jeunes/police est central dans les banlieues depuis longtemps. Le plus souvent à bas bruit, loin des caméras, il est au cœur de ce que l’on appelle « émeutes », définies en partie par analogie avec les grandes émeutes raciales aux États-Unis dans les années 1960 et en Grande Bretagne dans les années 1970, et en partie en résonance avec les « grandes émotions », jacqueries et autres révoltes durant l’Ancien Régime.

Depuis les premières émeutes urbaines à la française dans l’Est lyonnais en 1976-77, 1981, puis en 1990 à Vaulx-en-Velin, suivies par des dizaines d’autres, à Mantes-la-Jolie, Narbonne (1991), Toulouse (1996), Dammarie-les-Lys (1993 et 1997), Evry, Lille-Sud, Montbelliard (2000), on a assisté au même scénario. Il en va de même pour celles qui ont duré trois semaines lors de l’automne 2005 dans plus de 200 quartiers sensibles, suite à la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré dans un transformateur électrique de Livry-Gargan, alors qu’ils étaient poursuivis par la police, puis encore à Villiers-le-Bel (2007) après que Moushin Sehhouli et Laramy Samoura aient été percutés en moto par un véhicule de police. Un contrôle d’identité qui tourne mal, des fonctionnaires qui perdent leur sang froid, roulent à grande vitesse sans gyrophare, font usage de leurs armes sans sommation, ni être réellement en « légitime défense », utilisent des clés d’immobilisation mortelle, et c’est la bavure ! L’émotion collective et la rage qu’elle provoque sur place conduisent à brûler des voitures et des poubelles, affronter les CRS ou les gardes mobiles, détruire des équipements collectifs. Ultime manière de faire entendre la voix des « sans voix », dont la vie et la mort ne semblent pas peser le même poids que celles d’autres catégories de la population dans d’autres espaces urbains. En ce sens, l’émeute a toujours – qu’on le veuille ou non – une signification politique.

Reprise en boucle par les médias mainstream, cette version policière, sur fond d’images de voitures ou de bâtiments publics en feu, vient rendre inaudible les témoignages discordants ou contradictoires.

Cette impression de répétition se manifeste aussi dans la mise en œuvre de toute une dramaturgie qui fabrique l’événement. On retrouve les mêmes techniques de pouvoir : quartiers bouclés par les CRS, version policière qui transforme la victime en dangereux délinquant, rend public son casier judiciaire, retire toute responsabilité aux fonctionnaires dans la mort et dénonce les « violences urbaines » des « bandes », voire des « organisations criminelles », reprise en boucle par les médias mainstream de cette version sur fond d’images de voitures ou de bâtiments publics en feu qui vient rendre inaudibles les témoignages discordants ou contradictoires. En réaction, des « marches blanches » sont organisées pour cristalliser toute l’émotion des proches et surtout demander vérité et justice. Au mieux, le gouvernement annonce des mesures, multiplie les promesses. Et puis, une fois reconduit l’ordre public, l’indifférence civile reprend le dessus, la bureaucratie avec elle. La conduite de l’instruction, souvent longue et complexe, si elle calme les esprits, débouche régulièrement sur de lourdes condamnations des « meneurs » et un non-lieu vis-à-vis des policiers mis en examen (comme ceux mis en examen en 2005 et acquittés en 2015), décision ressentie par beaucoup comme une forme d’impunité, un « permis de tuer ».

Maintenant, que s’est-il donc passé dans le quartier du Breil pour qu’un banal contrôle d’identité conduise à un homicide ? Chaque jour apporte son lot d’informations nouvelles. À l’origine du tir du CRS, le délit de fuite n’est plus invoqué. On apprend que ce dernier n’était pas en « légitime de défense », qu’il a menti aux enquêteurs, que c’était un accident. Au fil des jours, la version policière officielle s’effondre.

Jamais on ne s’interroge vraiment sur l’irruption de l’émeute – la métaphore de l’embrasement fonctionnant comme tautologie. Or, pour que « départ de feu » il y ait, il faut un terreau favorable (contexte) et une allumette (déclencheur). Deux types de causes peuvent être avancées. Il y a d’abord des facteurs structurels bien connus : les quartiers dits « populaires «  ou « sensibles » cumulent les difficultés sociales (chômage, échec scolaire, délinquance, insécurité). Prenons le taux de chômage comme indicateur : il restait de 32% au Breil et 29% aux Dervallières, contre moins 10% dans l’agglomération nantaise en 2006, soit en baisse significative depuis 1999. Lors de ces dernières années, le marché local de l’emploi s’est de nouveau dégradé. Le problème, et en particulier pour les jeunes, c’est le boulot ; c’est d’en trouver un qui soit sérieux, durable, mieux payé que les stages ou les marchés, justifiant de se mettre à distance des réseaux de revente illégale de l’économie souterraine, ou simplement de sortir de la galère.

Une majorité de jeunes cherche à s’en sortir mais le fossé se creuse avec les plus marginalisés qui, à quelques dizaines, sont capables de renverser un quartier. Les efforts réels de réhabilitation urbaine, faute de volet social, sont incapables de modifier cette situation. Destinées à « diminuer les concentrations ethniques » et à « favoriser la mixité sociale », les opérations de réhabilitation urbaine semblent avoir peu de prises sur les processus de ghettoïsation. Nombre de quartiers précaires en France cumulent ainsi la dégradation de leur situation sociale avec l’expérience de la ségrégation, le racisme et la discrimination incarnés par les représentants des pouvoirs publics en uniforme, mais aussi par l’école, dans les collèges où les « Français » sont très minoritaires.

Comme souvent, il semble bien qu’un climat de tension régnait depuis quelques semaines déjà dans le quartier du Breil.

Mais expliquer l’émeute ou la révolte par ces facteurs ne suffit pas ; elle n’est pas seulement le symptôme ou le signe d’autre chose. Elle a sa logique propre qui s’inscrit toujours dans un contexte spécifique. D’où un second type de facteurs qu’il faudrait approfondir. Comme souvent, il semble bien qu’un climat de tension régnait depuis quelques semaines déjà dans le quartier du Breil : les patrouilles de police étaient nombreuses, les contrôles d’identité plus fréquents, avec de maigres résultats en terme de lutte contre la délinquance. « Ils cherchaient, ils cherchaient… », racontent des jeunes. Bien sûr, l’économie souterraine et les trafics de drogues sont présents ; ils « tiennent » à leur manière certains quartiers ou secteurs, et les défendent – mais pas plus qu’ailleurs. Comment sortir de cette spirale, de cette logique de provocations et de violences réciproques, de toute cette hypocrisie sociale autour de la « drogue » ?

Ensuite, depuis quelques années, les politiques publiques locales ont mis en place des actions destinées à favoriser le dialogue citoyen entre les institutions et la population. Or on constate que ces initiatives sont décalées par rapport aux attentes des habitants, les relais associatifs manquent, les élus inspirent la méfiance. C’est pourquoi « faire l’émeute » apparaît comme une forme d’expression de la révolte pour des populations pauvres, racisées et privées de moyens conventionnels d’action politique. La ZAD de Notre-Dame-des-Landes est toute proche et des porosités existeraient, selon des témoignages d’habitants ayant vu des « zadistes », c’est-à-dire des « gens pas du coin ». Et, en un sens, ça marche. En témoigne l’omniprésence des médias et des journalistes à Nantes ces derniers jours, alors que – typiquement – ils ne viennent jamais autrement. Et il n’est pas idéaliste de dire, comme un internaute sur Twitter, « que jamais le CRS ne serait revenu aussi vite sur ses premières déclarations si les habitant.e.s du Breil ne s’étaient pas mobilisé.e.s ».

Comme d’autres élus de terrain et militants associatifs, il s’inquiète : « Si ça pête, ça sera pire qu’en 2005 ».

Suite aux émeutes de 2005, le Collectif 30/11, composé de réseaux associatifs des quartiers, s’est constitué afin de donner la parole aux habitants et les pousser à participer aux décisions politiques. Non encarté, Ali Rebouh a accepté lors des municipales en 2008 de faire partie de la liste menée par Jean-Marc Ayrault. Devenu adjoint au maire, « sans calcul, ni stratégie », il approfondit son action avec une attention particulière « aux jeunes défavorisés » ainsi qu’aux « initiatives qui émanent des associations ». Depuis le 4 juillet, il suit de très près les événements sur le terrain, accompagne la Maire, Johanna Rolland, dans les réunions avec les habitants qu’elle organise dans les quartiers et en Mairie. Il essaye avec d’autres de rassurer les habitants, qui ont peur, mais aussi de reprendre langue avec les jeunes dont les pouvoirs publics ont perdu le contact, de réinstaurer des médiations, du tiers, afin de désamorcer la spirale des violences réciproques. Mais comme d’autres élus de terrain et militants associatifs, il s’inquiète : « Si ça pête, ça sera pire qu’en 2005 ».

S’il est souhaitable que la mobilisation de tous les acteurs et des habitants sur place puisse ramener le calme et apporter un soutien inconditionnel aux habitant.e.s, le recours à la violence opère toujours aussi comme un court-circuit des logiques politiques afin que soient abordés les vrais problèmes – à Nantes Ouest comme ailleurs – et que justice soit rendue.

Mais rien n’est joué. Car dans les quartiers la police tue toujours des non-blancs. La loi du 28 février 2017 a, à l’évidence, étendu l’usage des armes à feu par les policiers et les gendarmes, comme l’a montré un bilan statistique en 2018 et le drame de Nantes. Tout en cherchant à homogénéiser l’usage des armes selon que l’on était gendarme, policier ou agent de surveillance, la loi a ajouté aux principes de proportionnalité, de légitime défense et d’ordre faisant autorité, les notions « d’état de nécessité » ou « d’absolue nécessité ». La première laisse une grande latitude aux agents. Quant à la seconde, on se demandera : « Y avait-il « absolue nécessité » à tirer à bout pourtant sur Akoukabar ce 4 juillet 2018 ?

Invoquer un « accident » quelques jours après le drame apparaît comme une volte-face grotesque. Mais ce cas n’est pas isolé et d’autres pourraient survenir. Cette loi pose donc problème dès lors qu’elle encadre moins des pratiques qu’elle ne les « couvre ». Par ailleurs, on observe sur l’uniforme de certains membres des forces de l’ordre – parfois cagoulé et sans matricule – le signe des « punishers » (en lien avec la série éponyme). Cet insigne est-bien légal ? Que signifie t-il ? Faut-il le mettre en lien avec les résultats aux élections professionnelles des listes proches de l’extrême droite qui ont rassemblé plus de la moitié des fonctionnaires de police ? Quoi qu’il en soit, pour ne pas donner raison à ceux qui parlent de « guerre » ou de « guérilla urbaine », ce sont aussi ces questions, que révèlent le drame de Nantes, dont il faudrait débattre.


Michel Kokoreff

Sociologue, Professeur de sociologie à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

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