Pour des programmes de sciences économiques et sociales pluralistes
Dans le cadre de la réforme du lycée qui sera mise en place à la rentrée 2019 pour les classes de seconde et de première, de nouveaux programmes sont en cours d’élaboration pour les sciences économiques et sociales (SES), discipline présente au lycée dès la seconde, et qui fera l’objet d’un enseignement de spécialité dans le nouveau lycée modulaire. Comme chaque fois qu’il est question de l’enseignement de l’économie au lycée – qui est une des composantes des SES, aux côtés d’autres sciences sociales comme la sociologie, l’anthropologie ou la science politique – , des conceptions opposées s’affrontent. D’un côté, les partisans d’une séparation disciplinaire nette entre l’économie et les autres sciences sociales, avec une insistance prononcée sur les mécanismes microéconomiques appliqués à l’étude de l’entreprise et du marché stylisés (position défendue, pour des motifs divers, par des acteurs multiples comme certains représentants du champ académique, des corps d’inspection mais aussi de lobbys patronaux). De l’autre, ceux qui souhaitent que les programmes de SES reflètent davantage le pluralisme des sciences sociales en général et donc également la diversité des approches en économie (position majoritaire chez les enseignants de SES mais également défendue par une partie du champ académique).
Or, alors que les programmes de SES actuels, qui datent de 2010, ont déjà été marqués par un recul dommageable du pluralisme, les choix opérés par le Conseil supérieur des programmes pour la composition du groupe d’élaboration des projets de nouveaux programmes de SES, ainsi qu’une déclaration récente du ministre de l’Education nationale, font craindre un nouveau recul.
Deux lobbyistes et un ministre
Ce groupe d’élaboration des programmes comprend des enseignant.e.s de lycée, des représentants de l’inspection et des universitaires, économistes, sociologues et politistes. Si le choix du président du groupe, Philippe Aghion, professeur d’économie à Havard et titulaire de la chaire « Économie des institutions, de l’innovation et de la croissance » au Collège de France, ou de Jérôme Gautié, professeur d’Économie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et spécialiste d’économie du travail, est tout à fait légitime, on peut s’inquiéter de la présence de deux représentants de l’Académie des sciences morales et politiques, Pierre-André Chiappori et Georges de Menil, institution dont la section économie, composée quasi exclusivement de dirigeants patronaux (Michel Pébereau, Yvon Gattaz, Denis Kessler…), a manifesté à plusieurs reprises son hostilité à l’égard des sciences économiques et sociales et de leurs programmes qui insisteraient insuffisamment sur les bienfaits de l’économie de marché.
En 2008, Pierre-André Chiappori s’offusquait ainsi qu’un manuel de SES osât présenter les limites du financement par les marchés financiers, alors que l’« on [savait], depuis les travaux d‘Arrow et de Debreu, qu‘en l’absence d’asymétries d‘information, des marchés financiers complets peuvent réaliser une allocation efficace des risques entre les agents ». L’histoire ne lui a pas vraiment donné raison puisque quelques semaines plus tard, la banque Lehman Brothers faisait faillite, avec les conséquences que l’on sait…
En 2017, Georges de Menil, coordonnait un rapport de l’Académie jugeant l’enseignement de SES « néfaste » et préconisant de le recentrer sur l’étude de l’économie de marché et du fonctionnement de l’entreprise, affirmant que la microéconomie était le « domaine où le savoir est le mieux fondé et où un large consensus est plus facile à réaliser qu’en macroéconomie »… Manière à peine voilée de priver les lycéens des controverses scientifiques et citoyennes dans le domaine économique. Pourtant, nous ne manquions pas d’économistes éminent.e.s qui auraient fort bien pu apporter leur expertise. Plusieurs membres de l’Association française d’économie politique avaient d’ailleurs proposé leur candidature pour participer à l’élaboration des programmes. Aucun d’entre eux n’a été retenu alors que leur présence aurait permis un plus grand pluralisme. On peut donc s’interroger sur les intentions du Conseil supérieur des programmes. Et cela d’autant que dans une lettre datée du 3 juillet, le ministre entend dire lui-même quelle orientation doit être privilégiée dans les programmes de Sciences économiques et sociales, déclarant qu’il faut « renforcer les approches microéconomiques », se plaçant ainsi dans la lignée des recommandations de l’Académie des sciences morales et politiques.
Une prise de position loin d’être neutre et qui va à l’encontre des préconisations faites dans un rapport conjoint du Conseil supérieur des programmes et du Conseil national éducation économie, pourtant remis à Jean-Michel Blanquer il y a quelques mois et qui avait justement été commandé par la précédente ministre en réponse aux « critiques » de l’Académie des sciences morales et politiques.
Des programmes aujourd’hui insuffisamment pluralistes
Ce rapport formulait des critiques des programmes actuels qui rejoignaient assez largement celles formulées par les enseignants de SES dès 2010 : les programmes étaient estimés « particulièrement prescriptifs », au « caractère encyclopédique […] dommageable à la qualité de l’enseignement dispensé ». A l’inverse, la commission confirmait que c’étaient bien les démarches intellectuelles qu’il s’agissait de développer : « apprentissage de mécanismes et de méthodes », « capacité à problématiser, à argumenter, à critiquer les sources », « travaux sur [des] données chiffrées » et plus largement sur l’ensemble des matériaux empiriques.
En réhabilitant une organisation du programme par objets d’étude problématisés – qui permettait par exemple d’étudier les entreprises, le marché, l’emploi ou la croissance en s’appuyant à la fois sur les apports de l’économie et ceux des autres sciences sociales – et en préconisant de faire des références explicites aux auteurs et à la diversité des approches, la commission posait également des jalons importants pour un retour du pluralisme dans les programmes. En effet, non seulement les programmes actuels donnent un place prépondérante à l’analyse microéconomique standard, au détriment d’autres paradigmes économiques, mais ils conduisent aussi trop souvent à un enseignement de « science économique OU sociale ». Ce cloisonnement disciplinaire est préjudiciable car il nous prive de la possibilité de convoquer des analyses relevant de diverses sciences sociales (économie, sociologie, science politique, anthropologie, etc.) sur un même objet. Deux blocs, économie d’un côté, sociologie et science politique de l’autre, se font face et ne sont croisés que de manière limitée.
L’exemple du premier chapitre de la classe de première permet de voir ce que recouvrent concrètement les différents termes du débat et les conséquences pédagogiques dommageables du cloisonnement disciplinaire :
Thèmes | Notions | Indications complémentaires |
1.1 Dans un monde aux ressources limitées, comment faire des choix ? | Utilité,
contrainte budgétaire, prix relatif |
À partir d’exemples simples (choix de forfaits téléphoniques, formule « à volonté » dans la restauration, utilité de l’eau dans divers environnements, etc.), on introduira les notions de rareté et d’utilité marginale, en insistant sur la subjectivité des goûts. On s’appuiera sur une représentation graphique simple de la contrainte budgétaire pour caractériser les principaux déterminants des choix, sans évoquer les courbes d’indifférence. Il s’agit d’illustrer la démarche de l’économiste qui modélise des situations dans lesquelles les individus sont confrontés à la nécessité de faire des choix de consommation ou d’usage de leur temps (par exemple). |
Comme le précise la dernière phrase des indications complémentaires, l’objectif est « d’illustrer la démarche de l’économiste » [c’est nous qui soulignons]. L’usage du singulier est ici hautement problématique puisque les théories économiques semblent dès lors réduites à la seule théorie néo-classique standard (sans que le programme ne prenne d’ailleurs le soin de la nommer).
Un dialogue entre les sciences sociales pour mieux comprendre les enjeux contemporains
Outre cet évident manque de pluralisme, se posent aussi deux difficultés pédagogiques.
D’une part, une présentation rigoureuse du chapitre nécessite un détour complexe par des préalables théoriques quant aux hypothèses du modèle sous-jacent et leur portée heuristique, détour qui peut être déconcertant et décourageant pour des élèves en tout début de classe de première. D’autre part, l’étude de la consommation sous cet unique angle peut véhiculer une vision trop pauvre de l’économie et donc se heurter au scepticisme d’élèves qui, même s’ils apprennent et restituent consciencieusement leur cours, deviennent dépositaires d’un savoir seulement décoratif, qu’ils auront du mal à utiliser pour interpréter le monde économique et social dans lequel ils sont pourtant immergés.
L’approche par objet que nous prônons procède d’une toute autre démarche. Le point de départ en est la réalité économique et sociale, nécessairement complexe, qu’il convient de distiller à l’aide de théories plurielles. Dès lors que l’on s’interroge sur les déterminants de la consommation – pour filer notre exemple – il devient à la fois indispensable d’associer des éléments macroéconomiques (ne serait-ce que pour expliquer d’où vient le revenu disponible dont disposent les ménages pour consommer), microéconomiques (convoquant le principe de rationalité des acteurs, cette dernière pouvant aussi être une rationalité limitée), sociologiques (la consommation pouvant être analysée comme un marqueur social) et peut-être même des éléments issus d’autres sciences sociales (la science politique pouvant par exemple apporter des éclairages sur les mouvements de consommateurs, et l’anthropologie analyser les rituels de consommation selon les cultures). Dès lors, contre toute approche réductionniste, il devient possible de comparer, voire de confronter, les théories et les sciences sociales entre elles. Parce qu’elles sont souvent complémentaires, mais parfois contradictoires, ces théories doivent passer l’épreuve du feu de la corroboration empirique. Ce qui nécessite d’avoir le temps avec les élèves de développer des outils d’observation et de description du monde social, et de travailler les méthodologies de confrontation des théories aux « faits ».
Ce pluralisme permis par l’approche par objet est alors à la fois gage d’une formation scientifique et citoyenne exigeante des élèves ainsi que de la neutralité de l’enseignement. C’est ce qui a fait le succès de l’enseignement des sciences économiques et sociales depuis leur création à la fin des années 1960. Bien loin du relativisme dont on l’accuse parfois, ce pluralisme permet au contraire de développer de bonnes habitudes intellectuelles, tout en favorisant l’exercice du jugement et le développement de la culture générale, ce qui doit rester un objectif essentiel du lycée.
Plutôt que d’intervenir directement dans l’orientation des programmes de sciences économiques et sociales, le ministre devrait s’appuyer sur l’expertise de ceux qui les font vivre au quotidien. Organiser une véritable consultation des enseignants lors de la publication des projets de programmes est une nécessité impérieuse. La précipitation avec laquelle est conduite la réforme du lycée ne doit pas conduire à sacrifier la qualité de contenus qui ont vocation à former les nouvelles générations pendant une dizaine d’années, ni à remettre en cause l’exigence de neutralité de l’école.