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De quel plan les pauvres ont-ils besoin ?

Journaliste

Miser sur l’éducation, étendre la formation professionnelle, ouvrir la fonction publique… les leviers qui permettraient de réduire la pauvreté sont nombreux mais ils supposent des chantiers considérables qui ne pourront être entrepris que lorsqu’on en aura fini avec le misérabilisme. Ensuite, les plans de lutte contre la pauvreté devront à la fois prévenir et soutenir, en augmentant les prestations et en agissant à long terme.

Que faire pour réduire la pauvreté ? Dans ce domaine, comme dans d’autres, les plans se succèdent et n’ont jamais eu beaucoup d’impact. Ils n’en auront pas davantage demain. Même établis avec la meilleure volonté du monde, leur objectif premier est de communiquer sur le fait que l’exécutif est à l’action. La preuve ? Le plan anti-pauvreté du gouvernement, qui devait être présenté en juillet (et même en avril à l’origine) a été repoussé en septembre. Contrairement aux baisses d’impôts des plus aisés, la pauvreté peut attendre.

Pour autant, le président de la République a tout à fait raison de souligner qu’en France, nombreux sont ceux qui se complaisent à « documenter le sinistre » comme il dit [1] et idéalisent le passé. La critique sociale peut aussi servir le conservatisme. Dénoncer est une chose, construire une politique en est une autre. Pourtant, ceux qui ont fait des propositions pour lutter contre la pauvreté sont nombreux, ils sont surtout rarement écoutés par le pouvoir. Dans ce registre, on peut citer le travail réalisé par Denis Clerc et Michel Dollé dans Réduire la pauvreté. Un défi à notre portée, paru en 2016 (Les Petits Matins), ou l’ouvrage de Julien Damon Éliminer la pauvreté, publié en 2010 (PUF). Quinze années de travail de l’Observatoire des inégalités donnent également quelques idées sur le sujet.

Commençons par faire la part des choses. Un grand nombre d’acteurs, impliqués et marqués par la situation des plus démunis, sont tentés d’en rajouter sur « l’explosion » de la pauvreté. Ils nourrissent sans le vouloir les propos de ceux qui estiment que l’on dépense trop pour les pauvres. Afficher neuf millions de pauvres – chiffre utilisé par tout le monde en France, et qui correspond au seuil de 60 % du niveau de vie médian – ne veut rien dire : on y agrège des personnes en situation de misère et des familles qui vivent avec 2 500 euros par mois avec deux enfants [2]. La France est l’un des pays au monde où le taux de pauvreté est le plus faible et la moins durable [3] parce que son modèle social, fondé sur la solidarité, est parmi les plus performants.

Finissons-en avec le misérabilisme. Arrêtons en particulier, une bonne fois pour toutes, de faire pleurer sur le sort de ces « enfants pauvres » qui n’existent pas [4] : ils sont dans cette situation parce que leurs parents sont pauvres [5], trop souvent à cause d’emplois qui ne les rémunèrent pas assez. Cessons le paternalisme : les pauvres n’ont pas besoin d’être davantage « responsabilisés » que les riches, tout autant « profiteurs » de l’argent public. L’accompagnement est nécessaire mais, employé à toutes les sauces, il devient infantilisant. Les pauvres ont besoin d’actions concrètes pour s’en sortir : dans les domaines de l’éducation, du logement, de l’emploi, des revenus. Pas qu’on leur tienne la main pour envoyer leurs enfants à l’école ou aller au travail.

Une bonne fois pour toutes, arrêtons d’opposer prévention et réparation. Prévenir (agir sur le long terme) vaut mieux que guérir (soutenir le moment venu). Quelle découverte ! Cette évidence – très à la mode – sert surtout à éviter d’aider davantage. Une fois que le mal est fait, il faut bien venir en aide : même si elle a beaucoup diminué, la pauvreté des personnes âgées reste une réalité et la solidarité doit jouer à plein pour soutenir les aînés. Personne, non plus, ne veut voir d’enfants dormir dans la rue… En pratique, on ne sait pas démêler ce qui relève de la prévention et de la réparation : construire des logements sociaux ou former des adultes relèvent par exemple des deux à la fois. Quand vous créez un logement social, vous mettez à l’abri ceux qui l’occupent (réparation) et ce logement est l’une des clés d’accès à l’autonomie et à l’insertion professionnelle (prévention). Personne n’a de recette miracle sur le bon dosage entre prévention et soutien.

Que faire ?

Comment agir ? D’abord, nous devons revenir à une mesure plus raisonnable du phénomène qui ne mélange pas tout. Comprendre que le mot pauvreté cache des situations qui n’ont rien à voir. Quoi de commun entre le jeune en galère, la mère de famille monoparentale et la veuve de 80 ans qui, hormis en jouant au Loto, n’a aucun espoir de voir ses revenus augmenter ? Il n’existe pas une, mais des pauvretés. Différentes figures de la pauvreté appellent des politiques différentes.

Ensuite, il faut en finir avec la bureaucratie sociale qui harcèle les plus pauvres. Simplifier drastiquement les procédures et faire reposer les relations entre l’administration et les usagers sur la confiance, en particulier en recourant le plus souvent possible à la déclaration sur l’honneur. Les pauvres sont sommés en permanence de se justifier par des procédures complexes, accumulant les dossiers, les photocopies et les déclarations diverses. Plus personne n’y comprend rien. Une partie du non-recours aux prestations relève de ce monstre bureaucratique, où, à la complexité, s’ajoute une forme d’inquisition.

Concernant les prestations (le « pognon de dingue » selon l’expression du président de la République), le premier acte d’une politique de lutte contre la pauvreté devrait être d’assurer un revenu minimum à tous les jeunes de 18 à 25 ans, majeurs pour voter, mais non pour manger, que la collectivité laisse dans « la galère ». La majorité qui s’en chargera marquera l’histoire sociale de notre pays. Le deuxième acte serait de renforcer le soutien à ceux qui n’ont que très peu d’espoir de voir leur situation s’améliorer. Le président de la République a prévu d’augmenter le minimum vieillesse de 100 euros par mois d’ici 2022 (il est de 800 euros aujourd’hui), ainsi que le minimum perçu par les personnes handicapées, de 810 euros à 900 euros. Ces mesures vont dans le bon sens. Notons au passage qu’une partie des personnes handicapées pourraient travailler si tous les employeurs faisaient un effort minimal. L’hypocrisie est énorme puisque l’État lui-même ne respecte pas le minimum de 6% d’obligation d’emploi [6].

Il faut aller plus loin. Les familles monoparentales devraient être mieux soutenues et l’ensemble des minima revalorisés. Comment vivre avec 500 euros par mois ? À la fin du quinquennat, les minima sociaux perçus par les personnes handicapées et âgées devraient être deux fois plus élevés que ceux du reste des personnes démunies, un écart injustifié. En même temps, la majorité grignote quelques euros par-ci par-là, par exemple en n’indexant pas cette année les allocations logement sur l’inflation. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, les ressources budgétaires existent bel et bien. Preuves en sont les cinq milliards d’euros par an octroyés aux plus aisés via des réductions d’impôts ou l’augmentation de sept milliards, là aussi chaque année, des moyens de la Défense [7].

Comment prévenir ?

Que faire pour prévenir ? Opposer la prévention au soutien est souvent un alibi pour ne pas aider davantage, mais cela n’empêche pas l’action de long terme, indispensable. Le président de la République a raison de souligner l’inaction des précédentes majorités. Le « pognon » que l’on dépense pour soutenir les plus démunis n’est pas dingue, mais il est vrai qu’il ne règle pas le problème. Toute une partie de la gauche intellectuelle – souvent pleine de bonne volonté – est tombée dans le piège de « l’allocation universelle », projet sympathique en apparence mais qui vise à distribuer une aumône à tout le monde, les riches compris, et à faire financer les bas salaires par la collectivité pour le plus grand profit des employeurs.

Par où commencer ? Par l’école. La majorité fait semblant d’apporter une réponse avec un dédoublement de classes de CP dans les quartiers prioritaires : cette mesure ne concerne qu’un dixième des classes, soit seulement un quart de la population pauvre ! La politique des quartiers prioritaires est souvent assimilée à la « politique des pauvres », alors qu’elle ne touche qu’une minorité de la population démunie. La question de fond est de changer la façon de faire l’école en quittant l’élitisme social, défendu par la droite et la gauche, pour passer à un système qui s’attache à ne perdre personne en route. Tant pis si une poignée des enfants de l’élite s’ennuient : qu’ils sautent toutes les classes qu’ils veulent, cela fait tant plaisir à leurs parents.

Le chantier est considérable en matière de formation professionnelle, domaine dans lequel la France accuse un grand retard. Un « plan investissement compétences », doté de trois milliards d’euros par an, un montant pour une fois conséquent, a été annoncé à l’automne dernier pour la période 2018-2022 pour former deux millions de jeunes et de demandeurs d’emploi peu qualifiés. C’est une bonne nouvelle. Si ce plan est appliqué, alors un certain nombre d’adultes pourraient effectivement sortir de la pauvreté. Reste qu’il faut que l’emploi reprenne du même coup : être formé ne sert à rien si les postes de travail n’existent pas. Pourquoi ne pas engager une politique tout aussi énergique dans les domaines de l’accès de tous à des soins et à un logement de qualité ? Ce sont des éléments essentiels de l’autonomie et, partant, du retour à l’emploi.

Le cœur de la question est bien l’emploi. La suppression de dizaines de milliers de contrats aidés équivaut à une sorte de « plan d’alimentation de la pauvreté des jeunes ». Même si le gouvernement a raison de souligner que ces emplois sont souvent très précaires : seul l’accès à des emplois correctement rémunérés permettrait d’améliorer la situation de la plupart des personnes pauvres. La suppression de ces emplois est choquante car aucune alternative n’est proposée.

Il faut aussi permettre aux étrangers présents sur notre sol de travailler et de pouvoir accéder notamment aux postes de la fonction publique [8] qui leur sont interdits (pour les étrangers issus de pays non communautaires). L’hypocrisie est immense entre les discours publics et la façon dont on ferme les portes de l’emploi à une partie de la jeunesse qui vit en France, parce qu’elle est née hors des frontières du pays. Enfin, un plan anti-pauvreté devrait avoir pour axe central la question des travailleurs pauvres, en agissant concrètement pour limiter les basses rémunérations, le temps partiel subi et le développement de l’emploi sous-payé à la tâche. C’est l’inverse que fait le gouvernement en flexibilisant la main d’œuvre.

On n’améliorera pas la situation des plus démunis sans une progression du niveau global de l’emploi. Pour cela, il faut un rythme plus soutenu de croissance de l’activité économique. Près de deux décennies de baisses d’impôts et de charges sociales (sauf la parenthèse 2011-2012) n’ont abouti qu’à grossir l’épargne des plus aisés et à déprimer l’activité. Jamais depuis la Seconde Guerre mondiale, la France n’a enregistré une croissance aussi faible que depuis 2001. L’Europe est placée devant une folle alternative : soit augmenter le chômage mais diminuer la pauvreté (ce qui correspond pour partie à la situation française), soit vaincre le chômage mais accroître la pauvreté (comme les Allemands et les Anglais). Les Allemands, notamment, ont sabordé leur modèle pour favoriser l’emploi, ce qui a conduit à une précarisation massive des jeunes et à un boom de la pauvreté. La seule porte de sortie acceptable consiste à stopper la spirale infernale de la concurrence entre pays et à s’entendre pour relancer ensemble l’activité économique. Si l’on n’arrive pas à le faire, si le « chacun pour soi » devient la règle en Europe, on voit mal comment on pourrait éviter la montée de la pauvreté et les tensions sociales qui vont avec. Il ne reste plus longtemps avant les prochaines échéances électorales en France. Il faudra en accepter les conséquences dans les urnes.


[1] « Macron président, la fin de l’innocence » documentaire de Bertand Delais, France 3, 7 mai 2018.

[2] Voir notre article « Neuf millions de pauvres, un chiffre exagéré », septembre 2017.

[3]  Voir « La France est l’un des pays d’Europe où la pauvreté persiste le moins. », Centre d’Observation de la société, 6 juillet 2018.

[4]  Hormis le cas très particulier des mineurs sans parents ou sans relations avec eux.

[5] Voir notre article « Non, les enfants pauvres n’existent pas », juin 2018.

[6] Voir notre article « Emploi, la difficile insertion des personnes handicapées ».

[7] « Près de 200 milliards d’euros sur cinq ans : une ressource inédite, à la hauteur de l’ambition », indique le gouvernement dans son projet de loi programmation militaire 2019-2025, en discussion au Parlement.

[8] Voir notre article « Cinq millions d’emplois demeurent fermés aux étrangers non européens ».

Louis Maurin

Journaliste, Directeur de l’Observatoire des inégalités

Rayonnages

ÉconomieSocial

Notes

[1] « Macron président, la fin de l’innocence » documentaire de Bertand Delais, France 3, 7 mai 2018.

[2] Voir notre article « Neuf millions de pauvres, un chiffre exagéré », septembre 2017.

[3]  Voir « La France est l’un des pays d’Europe où la pauvreté persiste le moins. », Centre d’Observation de la société, 6 juillet 2018.

[4]  Hormis le cas très particulier des mineurs sans parents ou sans relations avec eux.

[5] Voir notre article « Non, les enfants pauvres n’existent pas », juin 2018.

[6] Voir notre article « Emploi, la difficile insertion des personnes handicapées ».

[7] « Près de 200 milliards d’euros sur cinq ans : une ressource inédite, à la hauteur de l’ambition », indique le gouvernement dans son projet de loi programmation militaire 2019-2025, en discussion au Parlement.

[8] Voir notre article « Cinq millions d’emplois demeurent fermés aux étrangers non européens ».