Directive sur le droit d’auteur : l’Union européenne sur la bonne voie
Adapter – enfin – le droit d’auteur à l’ère des usages numériques, tel était l’objet initial du projet de directive sur le droit d’auteur dans le marché unique du numérique. Cette directive est l’aboutissement d’un processus qui débute avec le premier discours de Jean-Claude Juncker en octobre 2014, alors qu’il est encore candidat à la présidence de la Commission européenne. Devant le Parlement, il promet de faire de l’adaptation du droit d’auteur à l’ère du numérique l’une de ses priorités. À l’origine, ne nous y trompons pas, ce discours n’était pas un hymne à la création et aux auteurs. C’était d’abord et avant tout l’expression d’une critique à peine voilée du supposé retard que le monde culturel prenait par rapport aux évolutions techniques et aux changements de comportements du public. Le droit d’auteur étant vu comme un frein à la libre circulation des œuvres au sein de l’Union.
Toujours est-il qu’en septembre 2016, après une période de tensions entre les milieux culturels et M. Juncker, la Commission européenne, qui a mis de l’eau dans son vin, publie un premier projet de texte qui propose une responsabilisation des plateformes face aux contenus qu’elles transportent. Le Conseil de l’Union européenne (la réunion des ministres de l’Union par thème et par portefeuille) adopte ensuite sa position sur le texte le 25 mai 2018. Enfin, après un premier échec essuyé au Parlement européen le 5 juillet dernier, les eurodéputés, votent finalement en masse (438 voix pour, 226 contre et 39 abstentions) un projet de directive ambitieux, le 12 septembre 2018.
Le projet de texte tâche en 2018 de tirer les conséquences d’un marché numérique aujourd’hui très concentré entre les mains de puissantes sociétés de l’Internet. Le but est de rééquilibrer le partage de la valeur entre ces sociétés qui diffusent des œuvres protégées et accaparent les revenus qu’ils en tirent, et les créateurs. Ce rééquilibrage qui repose sur les articles 11, 13 et 14 a fait l’objet de débats vifs qui ont dépassé le texte, animés par des rapports de force avant tout économiques et politiques.
Un juste partage entre les éditeurs de presse et les plateformes
L’article 11 instaure un droit voisin pour les éditeurs de presse [1]. En clair, il contraint les plateformes à leur demander une autorisation pour la reprise des articles de presse. La création de ce droit permet aux éditeurs de négocier l’utilisation de ces articles et de convenir d’un partage des recettes d’exploitation.
Cet article, qui permet de préserver le libre partage de contenus entre internautes, est susceptible de porter de grands espoirs dans un paysage médiatique où la presse est exsangue. Des espoirs économiques, d’abord, car les grandes plateformes numériques ont bénéficié d’un transfert de valeur sans précédent à la défaveur de la presse écrite, accoutumant au passage les internautes européens à une information gratuite, permanente, et souvent lapidaire. 57% d’entre eux accèdent désormais aux articles de presse via les réseaux sociaux et les moteurs de recherche. Les recettes publicitaires générées l’an passé par la presse écrite ont ainsi continué de reculer, diminuant de 7,4% par rapport à l’année précédente, quand celui d’internet progressait de plus de 12% (Baromètre unifié du marché publicitaire, IREP, 2017). Dans ce marché, les Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon), qui se taillent aujourd’hui la part du lion, seront désormais contraints de partager avec les ayants droit.
Mais attention aussi au partage de la valeur entre les éditeurs de presse et les journalistes. Il va falloir veiller à ce que ces derniers reçoivent de manière équitable de justes revenus. La gestion collective des droits des journalistes pour l’exploitation numérique de leurs articles peut être une vraie opportunité.
Un partage de la valeur entre la création et les plateformes
L’article 13, qui a déchaîné encore plus de passions et de fantasmes, s’attache également à corriger cet écart entre la valeur (« value gap ») née de la diffusion d’une œuvre qui profite aux plateformes et insuffisamment aux créateurs – quand ils n’en sont pas exclus ! Il exige désormais des plateformes, dont il est précisé qu’elles font acte de communication au public et sont donc responsables des contenus qui violent le droit d’auteur, qu’elles concluent des accords avec les ayants droit. La directive précise que ces accords doivent être « justes et proportionnés ». A défaut de pouvoir conclure de tels accords, les plateformes doivent coopérer « de bonne foi » avec les ayants droit et mettre en place des outils permettant d’empêcher l’accès à des œuvres piratées.
L’article 13 est une avancée décisive car il met fin à la loi de la jungle qui régissait jusque-là la circulation des œuvres sur les plateformes. Demain, grâce à ces dispositions, les auteurs, compositeurs, interprètes, scénaristes, réalisateurs, vidéastes, illustrateurs, photographes disposeront enfin d’un cadre légal pour obtenir une juste rétribution de l’exploitation de leurs œuvres sur les plateformes telles que Facebook, Instagram, Youtube …
Ici encore les fausses informations ont généreusement circulé. D’abord, les adversaires de la directive ont prétendu que l’article 13 équivalait à mettre en place un filtrage généralisé des contenus. Ceci a pourtant été écarté par le Contrôleur européen de la protection des données qui a estimé que l’article ne semblait pas imposer d’obligation générale de monitoring. Ces mêmes opposants ont aussi annoncé la fin du partage des « mèmes », ces images ou courtes vidéos humoristiques qui sont pourtant couvertes par les exceptions au droit d’auteur. Il faut aussi préciser que les encyclopédies en ligne sont expressément exclues du champ des services visés par la directive (considérant 37a) contrairement à ce que d’aucuns ont avancé.
Les opposants sont allés jusqu’à prétendre que la directive mettrait fin à la liberté d’expression sur les plateformes. Or, en couvrant les contenus mis en ligne par les utilisateurs, les accords passés avec les ayants droit permettront aux internautes de disposer d’une sécurité juridique dont ils ne jouissent pas à ce jour. Ce sera dorénavant aux plateformes que reviendra la responsabilité d’obtenir une autorisation au titre du droit d’auteur.
De surcroît, il serait illusoire de penser que ce nouveau cadre juridique va bouleverser le fonctionnement des plateformes alors que certaines mettent déjà en place des instruments de contrôle similaires à ceux que la directive prévoit. Ainsi en est-il du logiciel « content ID » utilisé par YouTube qui permet, en comparant les empreintes numériques des œuvres, d’identifier et de retirer les contenus chargés en violation du droit d’auteur. La SCAM dispose par ailleurs d’un accord avec YouTube qui licite l’utilisation des œuvres dont les auteurs sont membres de la société, auteurs de documentaires, de reportages mais aussi vidéastes (« youtubers ») qui entendent tirer des revenus de leur création.
L’article 14, introduit par le Parlement, et dont on a moins parlé, est tout aussi essentiel en consacrant un principe fondamental : celui d’une rémunération « juste et proportionnelle » au bénéfice des créateurs, plus particulièrement audiovisuels (scénaristes et réalisateurs), et des artistes-interprètes « notamment pour leur exploitation en ligne », via les sociétés d’auteurs auxquelles ils ont adhéré. Si un tel droit est déjà consacré dans certains États membres de l’UE (en France, à l’article L. 131-4 du Code de la propriété intellectuelle), il est essentiel pour tous ceux dans lesquels il fait encore défaut.
Une victoire pour l’Europe
Le texte n’est pas parfait, il appelle sur le plan technique des améliorations mais politiquement le vote du Parlement européen constitue probablement une étape-clef. Les députés ont fini par résister aux cris d’orfraie et aux prévisions alarmistes : limitation des usages pour les internautes, filtrage généralisé des contenus, fin de la liberté d’expression sur internet, etc. ; tels ont été les arguments sans nuances avancés par les « libertariens » du net, avec le soutien objectif des Gafam s’appuyant sur des moyens considérables : 31 M€ a-t-on dit, le tout pour mener une campagne auprès des élus qui a été considérée comme une des campagnes sinon la campagne la plus agressive jamais menée auprès du Parlement européen.
Notamment, en recourant à des processus automatisés de propagande et d’interpellation des députés (« astroturfing »), Openmedia.org proposait ainsi aux internautes un outil pour réaliser des envois massifs de courriers électroniques aux députés. Certains d’entre eux en ont ainsi reçu plusieurs dizaines de milliers pendant l’été. Et on aura relevé que 88 000 tweets concernant la directive ont été envoyés… depuis Washington DC (Talkwalker), faisant de la capitale du lobby des Gafam, et l’Amérique du Nord en général, le premier pourvoyeur en la matière.
L’alliance objective entre les Gafam et les pseudo défenseurs de la démocratie et de la liberté numérique menacée par le droit d’auteur a ainsi failli l’emporter. Heureusement le bon sens et la lucidité face aux réalités ont gagné. Les députés ont rejoint en cela les européens qui dans un récent sondage considèrent au deux tiers que les plateformes ont plus de pouvoir que les institutions de l’UE (Harris interactive, sept. 2018). Le même sondage a aussi révélé que 87% d’entre eux étaient favorables à l’adoption d’une législation permettant de garantir une rémunération pour les artistes.
Désormais, il s’agit de consolider les acquis du texte dans la cadre du trilogue à venir. Rien n’est encore joué et il faut rester extrêmement prudent sur l’issue finale. A suivre donc de très près.