Numérique

Pour un droit de copier son voisin

Avocat

Les éditeurs de presse pensent avoir trouvé la martingale pour enfin consolider leurs modèles économiques sur Internet : il conviendrait tout simplement d’étendre la notion de droits voisins. Cette idée resurgit à chaque évolution technique, de l’imprimerie à Internet, lorsqu’il s’agit de rémunérer ceux qui diffusent ou interprètent des œuvres dont ils ne sont pas les auteurs. Et si c’était l’occasion d’une petite généalogie de ce droit, avant d’imaginer une redistribution plus juste pour tous les « créateurs » ?

La jalousie peut parfois être source d’innovation. C’est par exemple en jalousant les imprimeurs que les écrivains ont eu l’idée de réclamer des droits d’auteur. Aujourd’hui, c’est au tour des éditeurs de presse de revendiquer de mystérieux « droits voisins », ces droits qui ressembleraient à des droits d’auteur mais qui n’en seraient pas.

Avant le XVe siècle, il ne venait à l’esprit de personne de revendiquer des droits sur des textes littéraires. Avec l’arrivée de l’imprimerie, pouvoir autoriser ou non la publication d’un texte est devenu un enjeu économique majeur. Les imprimeurs ont été les premiers à réclamer un monopole sur la reproduction des textes qu’ils diffusaient. Ce privilège leur a été accordé pour soutenir leurs investissements. Trois siècles plus tard, les auteurs se sont inspirés de cette idée pour obtenir des droits économiques sur leurs textes. Au XIXe siècle, ils ont obtenu, en plus, un « droit moral » (qui contient notamment le « droit de paternité », c’est-à-dire celui d’être cité).

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Au tournant du XXe siècle, l’arrivée des nouvelles technologies va générer de nouvelles jalousies. Avec l’apparition de la radio, les chanteurs constatent une baisse de fréquentation de leurs spectacles. On ne va plus les voir « en chair et en os » : on les écoute à distance avec ces nouveaux moyens de diffusion. Or, ils ne sont pas considérés comme des auteurs mais comme de simples interprètes : ils ne perçoivent donc rien lorsqu’ils ne sont pas sur scène. Par « jalousie créative », ils vont s’inspirer des auteurs pour revendiquer à leur tour un droit immatériel : le « droit voisin », qui contiendra, comme le droit d’auteur, des avantages financiers et symboliques. L’idée est séduisante. Elle l’est tellement qu’elle inspire dans les années 60 les « producteurs de phonogrammes » (les créateurs de disques) : à la recherche d’argent frais, ils réclament eux aussi des « droits voisins » en plaidant que leurs investissements constituent un atout pour l’ensemble de la filière musicale.

Les droits voisins recouvrent des réalités très différentes : pour les producteurs, l’enjeu n’est pas de revendiquer un droit moral, dimension qui est essentielle pour les auteurs et les artistes-interprètes, mais un droit économique.

Finalement, à force de copier son voisin, on revient ainsi à la « case départ » : les imprimeurs (c’est-à-dire les « investisseurs ») ont inspiré les auteurs, qui ont inspiré les interprètes, qui ont inspiré les producteurs… c’est-à-dire les investisseurs ! Les droits voisins recouvrent donc des réalités très différentes : pour les producteurs, l’enjeu n’est pas de revendiquer un droit moral (dimension qui est essentielle pour les auteurs et les artistes-interprètes), mais un droit économique qui se caractérise notamment par un « droit de négociation », celui de pouvoir autoriser ou non la diffusion d’une œuvre (contre rémunération). Or, dans certains cas, il n’est pas souhaitable qu’un producteur puisse interdire la diffusion d’une chanson (par exemple à la radio ou dans une boîte de nuit). C’est pourquoi il a été imaginé un système de « licence légale » selon lequel des chansons peuvent être diffusées, sans autorisation des titulaires de droits voisins, sous réserve de s’acquitter d’une taxe (appelée « rémunération équitable ») dont les bénéfices sont partagés entre les artistes-interprètes et les producteurs de phonogrammes.

En parallèle, un nouveau « tremblement de terre technologique » s’est abattu sur l’industrie de la culture : le développement des appareils d’enregistrement individuels qui permettent à n’importe qui de copier une chanson… ou un film (grâce aux fameux « magnétoscopes »). Cette situation génère potentiellement une perte de revenus pour les acteurs du monde culturel ; on peut en effet écouter une musique ou voir un film, après avoir effectué un enregistrement, sans rémunérer ni l’auteur, ni l’artiste-interprète, ni le producteur de phonogramme. Pour compenser cette perte de revenus, certains ont eu l’idée d’instaurer un système de « copie privée », c’est-dire une taxe sur les appareils d’enregistrement dont le bénéfice est reversé aux auteurs et aux bénéficiaires de droits voisins.

C’est dans ce contexte qu’un nouveau prétendant a fait son apparition dans la course aux droits voisins : les « producteurs de vidéogrammes » (ceux qui produisent les films). Désireux de bénéficier de ce mécanisme de « copie privée », ils ont sollicité à leur tour le bénéfice de droits voisins, copiant ainsi l’industrie du phonogramme. Et pour compliquer cette « photo de famille », pendant que des discussions avaient lieu entre tous ces protagonistes, un autre secteur d’activité a levé le doigt pour bénéficier de droits voisins : « les entreprises de communication audiovisuelle ». Ces dernières étaient dans une situation paradoxale face aux droits voisins : d’un côté, elles en étaient les « victimes potentielles » (on leur demandait de financer partiellement la rémunération des droits voisins en prélevant une taxe sur leurs recettes) ; de l’autre, elles rêvaient d’en devenir les bénéficiaires à la suite d’un « vide juridique » qui a perduré de 1982 à 1985. Pour mémoire, jusqu’en 1982, il existait un monopole d’État sur les programmes télévisés (il était donc interdit non seulement de créer une chaîne de télévision privée mais également de reproduire le contenu des programmes télévisés). En 1982, ce monopole disparaît : l’abrogation de ce texte a entraîné la fin de la protection dont bénéficiaient les chaînes télévisées sur leurs programmes. Elles étaient donc à la recherche d’un nouveau mécanisme juridique de protection ; c’est ainsi qu’elles ont commencé, elles aussi, à rêver de droits voisins…

Selon certains, le législateur aurait fait exprès de les laisser dans une insécurité juridique pendant trois ans pour les inciter à changer leur fusil d’épaule : après s’être opposées aux droits voisins, elles en sont effectivement devenues les ambassadrices… et ont plaidé pour obtenir des « droits voisins sur mesure ». Tout ce beau monde obtiendra finalement gain de cause à l’occasion d’une loi votée en 1985. Trente ans plus tard, l’expression « droits voisins » est devenue une étiquette juridique qui semble homogène mais qui reflète en réalité des visages très différents selon qu’elle s’apparente à un ersatz de droit d’auteur (pour protéger les droits artistiques des chanteurs ou des comédiens qui feraient de l’art… sans réaliser une œuvre), une forme de privilège pour récompenser des investissements culturels, un lot de consolation pour compenser des pertes de revenus liées à des évolutions technologiques ou un moyen de protection pour interdire à des tiers de reproduire un programme télévisé.

Cela fait longtemps que les droits voisins, dont le contenu est particulièrement élastique, ont pris leur autonomie par rapport aux droits d’auteur.

C’est dans ce contexte qu’est née une nouvelle idée : les éditeurs de presse (dont la santé économique est fragile) ne pourraient-ils pas, à leur tour, trouver refuge au sein de la grande « auberge espagnole » des droits voisins ? Les contenus qu’ils publient étant parfois utilisés sur Internet, sans contrepartie financière pour eux, au profit notamment des moteurs de recherche et robots d’indexation (dont le modèle économique semble florissant), ne serait-il pas judicieux de les armer d’un « droit voisin » qu’ils pourraient brandir pour exiger une rémunération complémentaire ? L’idée semble a priori brillante : elle a été reprise en 2016 dans un projet de directive européenne ainsi que dans le programme présidentiel d’Emmanuel Macron. Néanmoins, tout le monde ne partage pas cet enthousiasme. Premièrement, est-ce que cela a du sens d’attribuer des droits voisins à des éditeurs de presse qui sont déjà titulaires de droits d’auteur ? (Ils sont en effet titulaires non seulement des droits d’auteur sur « l’œuvre collective » que constitue le journal, mais également sur les contributions individuelles des journalistes, dans le cadre de « cessions de droits ».)

À cette critique, on opposera que cela fait longtemps que les droits voisins (dont le contenu est particulièrement élastique !) ont pris leur autonomie par rapport aux droits d’auteur… En tout état de cause, les droits dont disposent déjà ces éditeurs de presse ne sont a priori pas suffisamment efficaces ; ils comportent en effet deux handicaps : sur un plan technique, ils ne leur permettent pas de se défendre devant les tribunaux de manière optimale ; en outre, le périmètre et la durée de ces droits ne sont pas illimités. Concernant le premier handicap (celui de nature technique), certains plaident pour une simple amélioration de la réglementation sans création d’un nouveau droit voisin (c’est la position qui a été adoptée en 2017 dans le rapport de la Commission des affaires juridiques du Parlement européen : l’idée serait d’instaurer non pas un « droit voisin » mais un « droit d’action » qui faciliterait sur un plan technique les poursuites judiciaires engagées par les éditeurs de presse). Concernant le deuxième handicap, on peut se demander pourquoi les éditeurs de presse auraient besoin d’une augmentation de leur périmètre de droits alors même qu’ils affirment ne pas souhaiter empiéter sur celui des journalistes…

Si on met de côté cette première question (pour laquelle des solutions techniques semblent pouvoir être trouvées), l’enjeu principal en faveur ou en défaveur d’un droit voisin pour les éditeurs de presse se concentre sur un double objectif : augmenter les revenus de ces entreprises tout en protégeant la liberté de créer des liens sur Internet (les opposants à un droit voisin craignent en effet que les éditeurs de presse puissent interdire à des internautes ou à des entreprises du net de petite taille de générer des liens). Pour cela, deux courants se dessinent : certains plaident pour l’instauration d’un droit voisin au profit des éditeurs de presse (c’est la solution qui a été retenue en Allemagne en 2013), d’autres préconisent l’instauration d’une simple « licence légale » permettant de collecter une taxe dont les bénéfices seraient redistribués aux entreprises de presse, sans interdire aux internautes de créer des liens (c’est la solution qui a été retenue en Espagne en 2014).

En France, il s’agirait d’octroyer un « droit de négociation » aux éditeurs de presse pour leur permettre d’inventer de nouveaux modèles économiques.

En France, le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) a rendu deux rapports sur ce sujet (un premier, avec des orientations générales, en 2016, le deuxième, avec des précisions techniques, il y a quelques jours) dans lequel il préconise la première option (c’est-à-dire un système à l’allemande). Il ne semble pas favorable à la solution espagnole (système d’une « licence légale ») car celle-ci « ne correspond pas au souhait de renforcer la capacité à négocier des éditeurs de presse ainsi qu’à leur volonté de développer de nouveaux modèles économiques innovants ». En clair, il s’agirait d’octroyer un « droit de négociation » aux éditeurs de presse (en plus des droits d’auteur dont ils disposent déjà) pour leur permettre d’inventer de nouveaux modèles économiques.

À ce niveau du raisonnement, on reste un peu sur sa faim : quels seraient ces nouveaux modèles économiques innovants ? Doivent-ils rester confidentiels (ce qui pourrait se comprendre) ? Ces nouveaux modèles économiques innovants disposent-ils de garanties suffisantes pour que les internautes et les petits acteurs économiques du web ne soient pas pénalisés dans leur liberté de créer des liens sur Internet ? Ou si ces garanties ne peuvent pas être optimales, a-t-on réellement mis en balance l’inconvénient d’une restriction de la liberté de « créer des liens » face aux bienfaits du développement économique de la presse (laquelle contribue à la diversité des opinions, et donc à la liberté de pensée) ? J’avoue ne pas avoir trouvé de réponses claires à ces questions après avoir lu les deux rapports du CSPLA. En l’état (et sous réserve d’un éclaircissement sur ces questions), il me semble préférable de s’inspirer de la solution espagnole (système d’une « licence légale » sans possibilité d’interdire la création de liens). Ce nouveau droit (qui pourrait être qualifié de « droit voisin » pour adresser un message symbolique fort aux éditeurs de presse) s’articulerait autour de deux axes : des aménagements techniques qui permettraient aux éditeurs de presse de mieux se défendre devant les tribunaux et l’instauration d’une licence légale financée exclusivement par les « acteurs riches du net » (par exemple les moteurs de recherche et réseaux sociaux « millionnaires »).

Ces deux pistes (« le droit voisin à l’allemande » et « la licence légale à l’espagnole ») ont en commun un handicap de taille : sont-elles réellement applicables ? La question se pose puisqu’en Allemagne comme en Espagne, Google a mené efficacement un bras de fer pour s’opposer aux nouvelles réglementations mises en place (le géant américain a par exemple supprimé le service Google News en Espagne, ce qui a fait dégringoler la fréquentation des sites concernés). Aujourd’hui, le match n’est pas encore terminé. Pour le poursuivre, il faudrait probablement augmenter le pouvoir de négociation des éditeurs de presse face aux géants de l’univers Internet, non seulement par une négociation à dimension européenne, mais également avec une perspective à dix ou vingt ans. Si nécessaire, il pourrait être pertinent d’habituer tous les internautes européens, notamment les élèves, à utiliser exclusivement des moteurs de recherche qui accepteraient de s’acquitter d’une « taxe ». De plus, il pourrait être utile de continuer à co-créer des solutions innovantes avec les géants de la sphère Internet : ainsi, depuis 2013, le gouvernement français et Google ont trouvé des solutions provisoires permettant d’injecter plusieurs dizaines de millions d’euros au profit de la presse.

Si on parvient à prélever une « taxe » pérenne sur les acteurs du web milliardaires (les réseaux sociaux, les moteurs de recherche, etc.), il serait judicieux de la redistribuer non pas uniquement aux éditeurs de presse, mais à tous les « créateurs » qui sont insuffisamment rétribués sur Internet, par exemple les auteurs (dont la situation économique est particulièrement désavantageuse), voire les créateurs d’idées (dont l’apport est essentiel au secteur culturel, et qui sont beaucoup moins structurés pour faire entendre collectivement leur voix). À partir de quelques grandes catégories de bénéficiaires, qui pourraient être revues tous les cinq ou dix ans pour s’adapter aux évolutions technologiques, un système de redistribution de la quote-part de cette « taxe » pourrait être mise en place au sein de chaque catégorie. En clair, oui pour un « droit voisin » sur mesure au profit des éditeurs de presse… à condition que d’autres puissent copier leur idée !


Mathieu Simonet

Avocat, écrivain

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