Pour un ministère de l’enfance
Pourquoi faut-il créer un ministère de l’enfance ? Tout simplement pour que l’enfance en tant que telle soit explicitement identifiée par l’État comme enjeu de politique publique nationale. Il est temps de sortir des approches ponctuelles et verticales (l’enfance violentée, l’enfance pauvre, l’enfance délinquante, l’enfance issue de l’immigration, etc.), mais de se préoccuper du sort fait à tous les enfants de France, c’est-à-dire aux 14 à 15 millions de personnes de moins de 18 ans.
Plus préoccupant encore, les enfants sont présentés – les exemples ne manquent pas – comme sources de tous les dangers, de tous les ennuis quand ils devraient être vécus comme une richesse, un plaisir, comme une source de joie et de vitalité.
On ne peut plus se contenter d’affirmer que l’enfant est l’avenir de l’homme comme on le disait jadis de la femme. Ces enfants sont ici et maintenant, présents dans cette société. Comment les prend-t-on en compte ? Comment identifie-t-on leurs besoins ? Et déjà leurs droits ?
L’enfance délinquante, l’enfance en danger, l’enfance vivant sous le seuil de pauvreté, l’enfance en situation de handicap sont des réalités que l’on ne doit pas nier : 3 millions d’enfants pauvres, beaucoup d’enfants privés de la protection familiale qui leur est due, dont 140 000 chaque année sont accueillis par l’Aide sociale à l‘enfance. De 15 à 20 000 enfants porteurs d’handicap ne sont pas scolarisés. 65 000 poursuivis pour délits pour quelques 200 000 mis en cause par les services de police. Et ne parlons pas des 45 000 jeunes personnes venues de l’étranger qui aujourd’hui se présentent comme des mineurs non accompagnés dont 17 000 ont été reconnus comme tels et sont accueillis parfois sur la longue durée. Ajoutons la situation particulièrement délicate des Outre-Mer qu’on oublie, quitte à être réveillés par des explosions sociales.
Ces situations sont les résultantes de stratégies ou de mouvements plus larges qu’il nous faut maitriser avec le souci d’une politique globale de l’enfance. C’est « l’enfant dans la ville et dans la vie » pour reprendre le titre du rapport de Nicole Bouyala de 1981 qui devrait nous préoccuper. Je dirai même comme nous l’écrivions en 2007 avec Défense des Enfants International, qu’il nous faut promouvoir politiquement une démarche POUR le bien-être des enfants.
On est encore loin du compte.
À l’égard des enfants, nous sommes typiquement dans un registre de co-responsabilité.
On demeure sur des politiques sectorielles visant à lutter contre des symptômes (maltraitance, délinquance, etc.). On a même régressé puisque le gouvernement actuel ne compte pas de ministre en charge de cette question quand il faudrait au contraire un chef de file acteur certes, mais aussi responsable de la coordination publique des interventions – on vise ici l’État et les collectivités locales –, mais encore de l’articulation de ces responsabilités publiques avec les compétences privées qui relèvent du champ familial ou associatif. En effet, à l’égard des enfants nous sommes typiquement dans un registre de co-responsabilité. Certes il revient à la puissance publique de faire une place aux enfants et de veiller à leurs besoins premiers et fondamentaux – revenus, sécurité, santé, éducation, cadre de vie, etc. –, mais c’est bien d’abord aux parents d’assumer au quotidien la charge de leurs enfants.
Les enjeux autour de l’enfance sont majeurs pour notre société quand trop, très tôt, ont perdu quasiment toute chance de posséder les fondamentaux des codes sociaux pour cheminer dans la vie. Par-delà l’injustice faite à ces enfants, il en va de l’intérêt à terme de la société. Nombreux sont ceux – notamment les 8-12 ans – invisibles, abandonnés à leur sort dans les angles morts des politiques sociales. On doit encore s’interroger sur l’efficacité de la protection administrative de l’enfance – l’ASE – confrontée à l’afflux de mineurs étrangers non accompagnés et les difficultés pour la justice à faire face aux enfants en conflit avec la loi.
Il ne s’agit pas de noircir le tableau – le sort des enfants de France est globalement enviable –, mais pour les enfants en difficulté nous pouvons mieux faire et déjà développer des stratégies qui feront que demain moins d’enfants seront en difficultés. Sans noircir le tableau on ne peut pas rester sans réagir. Il est temps de se doter d’un ministère de l‘enfance et de la famille et de se donner la possibilité d’avoir une politique explicite et concertée.
Il faut lier enfance et famille même si les deux items ne se recouvrent pas totalement. La vie de l’enfant n’est pas que dans la famille, dans son rapport avec elle, dans son espace : il est une personne à part entière – quid de sa liberté d’opinion ? –, il passe une grande partie de son temps à l’extérieur – quid de sa vie associative ? La présence d’enfants fait la famille et le premier droit de tout enfant, dans nos sociétés, est d’être relié à ses ascendants, de vivre en famille, de bénéficier de la protection et de l’éducation familiale. Encore faut-il être conscient de ce que vivent ceux qui aujourd’hui sont en charge de famille : ils doivent assumer leurs enfants, mais aussi leurs ascendants et, dans le même temps, ils aspirent légitimement à une vie personnelle, affective, sociale, professionnelle. L’une des grandes questions est bien de cerner les termes de la condition familiale moderne et de l’accompagner.
Il ne suffit pas d’entonner l’hymne aux responsabilités parentales et de fustiger les parents prétendument démissionnaires. Il faut déjà que l’État commence à assumer ses responsabilités en contribuant à identifier qui fait quoi au sein de la famille moderne. Il ne doit pas dicter les choix familiaux ; il doit énoncer les règles du jeu. Pour rassurer les adultes – les adultes et les nombreuses institutions appelées à intervenir – mais aussi pur sécuriser les enfants.
Plus largement ne faut-il pas consacrer les droits de l’enfant à ses différentes affiliations : biologique, gestatrice, sociale, affective et juridique ?
De quels parents parle-t-on avec les nouvelles formes de vie familiale et l’accès aux procréations médicalement assistées avec donneur ? Qui est en charge et de quoi au sein d’une famille reconstituée entre parents biologiques, beaux-parents et grands-parents ? Celui qui vit avec l’enfant au quotidien doit être en droit et en devoir d’exercer à son égard les responsabilités liées à la vie courante alors que les titulaires de l’autorité parentale disposent pour leur part des attributs majeurs comme l’orientation scolaire, la sortie de territoire ou la décision sur une opération grave. L’enfant devrait se voir garantir le droit à sa double filiation paternelle et maternelle. Ne faut-il pas en finir avec l’accouchement sous « X » qui coupe l‘enfant de son histoire ? Comment accepter l’anonymat des donneurs de gamètes au risque de priver l’enfant de la connaissance de ses origines biologiques ? Plus largement ne faut-il pas consacrer les droits de l’enfant à ses différentes affiliations (biologique, gestatrice, sociale, affective et juridique) ? La réponse est positive si l’on se place du côté de l’enfant.
Le « Qui fait quoi ? » vaut aussi dans la sphère publique quand il s’agit de préciser les compétences dans le champ de l’enfance – par exemple la protection de l’enfance ou des mineurs étrangers non accompagnés – quitte là encore à relier ces missions publiques entre elles.
Bien évidemment, il faut encore veiller à articuler les responsabilités publiques et privées : jusqu’où la puissance publique est-elle légitime à pénétrer l’univers familial et à y porter atteinte ? C’est encore la question de la confidentialité des informations recueillies sur les membres de la famille qui est en débat.
Ayant identifié les responsabilités à l’égard des enfants, le deuxième chantier d’un ministère de l’enfance serait de garantir à tout enfant en situation fragile de rencontrer au plus tôt et au mieux les services sociaux susceptibles d’étayer, d’accompagner, voire de remplacer la protection parentale. En aidant un enfant on aide sa famille et pour aider un enfant on doit prendre en compte les difficultés de ses proches.
Aujourd’hui comme hier c’est autour des soins – médecins privés et hôpitaux – et de l’éducation – école – qu’on peut toucher quasiment tous les enfants de France. Il vaut mieux informer les médecins sur l‘offre d’action sociale et les articuler avec les professionnels du social, notamment pour apprécier l’opportunité de signaler les situations d’enfants en danger. Il faut surtout (re)mettre du social à l’école quand Service social scolaire et Service de santé pour les élèves sont sinistrés.
L’État n’a pas les moyens de créer les milliers – 7000 disent les syndicats – de postes nécessaires ; il ne peut pas politiquement transférer ces services aux départements ou élever l’âge de suivi par la PMI. En revanche, à l’instar de Bertrand Schwartz en 1981 avec ses Missions locales pour l’emploi des jeunes, on peut faire plus avec autant en s’organisant autrement : le service social territorial doit tenir des permanences au sein de tous les établissements scolaires qui en sont dépourvus. Une négociation politique gagnant-gagnant doit s’ouvrir entre État et collectivités locales sous l’égide du ministre en charge.
Dans les quartiers difficiles, on doit envoyer en masse les fantassins modernes de la République que sont les travailleurs sociaux.
Un troisième chantier d’un ministère de l’enfance viserait à ne pas abandonner à leur sort les populations les plus jeunes des quartiers difficiles. On doit y envoyer en masse les fantassins modernes de la République que sont les travailleurs sociaux. Quand les départements exsangues réduisent leurs efforts sur la Prévention Spécialisée, l’État doit affirmer comme enjeu national de jeter ces passerelles vers ces enfants futurs jeunes mobilisables par les mafieux et désormais à la portée d’un embrigadement. Les départements doivent rester maitres d’œuvre avec le relais du secteur associatif, mais pour réduire la fracture communautariste qui vient recouvrir une fracture sociale majeure, l’État doit faire le nécessaire sur la durée pour démultiplier les Clubs et Équipes de Prévention.
On retrouve bien ici la démarche générale énoncée plus haut : ne pas se contenter de gérer les problèmes à partir des enfants déjà délinquants. L’approche sécuritaire prévalant on sera fréquemment, peu ou prou, dans le registre répressif quand il faut veiller à garantir le droit à l’éducation qui n’a pas été pris en compte spécialement et qu’il faut du temps pour remonter la pente avec une mobilisation du jeune et de son environnement. On le fait déjà plutôt bien ; mais on peut faire mieux. Cette démarche s’inscrit dans la prévention de réitération.
Mais il s’agit – dans le même temps et là est toute la difficulté – de s’engager dans une politique de prévention de la primo-délinquance à travers une politique familiale, une politique sociale, une politique d’intégration et enfin d’amener les enfants à respecter les règles du jeu social parce qu’ils auront le sentiment que cette société les respecte en tant que tels, qu’ils ont certes des devoirs mais à la hauteur des droits qu’ils ont en tant que personnes
Au cœur de cette démarche globale est la réflexion sur le statut de l’enfant. Quand les débats sur la PMA et la GPA nous entrainent vers la consécration d’un droit à l’enfant, c’est bien vers les droits de l’enfant ici et présents, déjà nés, qu’il faut continuer à porter nos efforts dans l’esprit de la Convention de New York sur les droits de l’enfant signée et ratifiée par la France.
Si l’enfant est une personne comme l’affirmait Française Dolto, ses droits de la naissance à ses 18 ans doivent être affirmés. Il a déjà de nombreux droits ; plus que les adultes qui le côtoient et plus que l’enfant le sait : le droit à une identité, le droit à une famille et à une vie familiale, le droit à être protégé, le droit à accéder au savoir et aux loisirs, le droit aux soins, etc. Et étant une personne il doit se voir reconnaitre la liberté de conscience et d’opinion, la liberté de religion. La place manque ici pour entrer dans le détail du statut de l’enfant en France.
Les enfants peuvent être punis à 16 ans comme des adultes en étant tenus pour discernants, mais ils ne peuvent pas accomplir des actes importants de la vie civile !
On peut certes reconnaitre de nouveaux droits aux enfants. Nous le proposions avec Dominique Youf dans le rapport remis à sa demande en 2014 à la ministre de la famille. Nous gagnerions déjà en efficience par la cohérence que pourrait offrir une codification. Mais l’enjeu ici aussi est de passer de l’affichage formel au respect concret de ces droits au quotidien. Il s’agit déjà de faciliter aux enfants l’exercice personnel de leurs droits quand trop souvent ils sont représentés ou assistés. Ainsi ils peuvent être punis à 16 ans comme des adultes en étant tenus pour discernants, mais ils ne peuvent pas accomplir des actes importants de la vie civile !
L’enjeu n’est donc pas d’affirmer dans un texte législatif une série de droits de l’enfant, même s’il serait opportun de déboucher à terme sur ce code de l’enfance. Il s’agit d’abord de mobiliser les moyens publics et privés au service des plus fragiles dans la cohérence indispensable à l’efficacité : la lutte contre la pauvreté et le combat contre l’injustice qui se joue très tôt à l’école de la République doivent être relayés par une offre de soutien social. Plus que jamais il faut donc passer des droits formels aux droits réels en combattant à la racine des inégalités et des injustices car les chances ne sont pas égales selon les conditions de naissance et de vie.
On l’a compris, il est temps de sortir du débat, compréhensible certes, mais subsidiaire, sur le droit à l’enfant qui nous anime aujourd’hui.
L’enfance et la famille redevenues objets explicites de politiques publiques, ce ministère de l‘enfance et de la famille serait naturellement rattaché au premier ministre pour garantir la transversalité de sa démarche.
(NDLR : Jean-Pierre Rosenczveig a publié au mois de mai Rendre justice aux enfants : Un juge témoigne)