Culture

Du culte de la gouvernance à la gouvernance de la culture

Écrivain et haut fonctionnaire

Lorsque le culte de la gouvernance vire à la gouvernance de la culture, alors, il n’est plus de culture possible, c’est-à-dire plus d’espace par où l’on peut échapper à la dictature de la performance, de la réussite sociale et de la communication tous azimuts.

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On ne redira sans doute jamais assez à quel point le doux vocable de « gouvernance » fait de nous des ânes mâtinés d’autruche, et encore est-ce bien irrévérencieux envers ces pauvres bêtes que de le formuler ainsi. Alain Deneault, philosophe québécois, dans son petit ouvrage sur la gouvernance comme « management totalitaire », le rappelait avec justesse : « Les termes de la gouvernance sont une série de hochets mis entre les mains de la société civile pour que ses représentants en causent à l’infini. » Pendant ce temps, ils ne se préoccupent pas de l’essentiel, à savoir de la nullité de ce qui se cache « derrière » ce terme – à peu près rien d’autre qu’une vaste masturbation pseudo-intellectuelle ne débouchant que sur un abus de langage.

Car enfin, comme la culture du résultat et celle de la performance, comme le culte de la société civile et celui de la modernisation de l’action publique, comme la passion pour les « bonnes pratiques » et le benchmark (que la novlangue rebaptise allègrement parangonnage), la sacro-sainte gouvernance fait partie de ces mots creux qui, à défaut de définir ou d’orienter le réel, le masquent et l’oblitèrent sous un vernis de bonne conscience. La gouvernance, Alain Deneault et Christian Laval notamment l’ont abondamment démontré, n’est en fait que l’habillage d’une subjectivité néolibérale qui confond l’individu et l’homo œconomicus, les affects et les intérêts, le gouvernement des hommes et l’administration des choses.

Allons un peu plus loin : c’est dans les années 1970, issue de l’anglaise corporate governance, que surgit la notion moderne de gouvernance – elle s’intéresse aux modes de gestions privés, à la manière dont s’articulent le pouvoir des dirigeants, des salariés et des actionnaires dans les grandes entreprises. Les organisations internationales, de l’ONU à la Banque mondiale, s’emparent ensuite du terme, comme les gouvernements entraînés par la vogue du new public management, cette école de la nouvelle gestion publique qui veut rapprocher la gestion de l’État de celle d’une firme. À mesure qu’elle devient l’incontournable mantra de toute une génération, la notion de gouvernance s’affadit et s’étiole : la « bonne gouvernance » apparaît à mi-chemin de la rêverie utopique à portée moralisante (la bonne gouvernance est faite par les gentils gouvernants) et du cynisme technocratique – la bonne gouvernance est celle qui se définit comme telle, peu importe la réalité des rapports de pouvoir qui la sous-tendent : ainsi parle-t-on de bonne gouvernance entre dictateurs de bonne compagnie, pour faire plaisir aux bailleurs de fonds, rassurer leurs experts et montrer que l’on dispose des codes de la modernité managériale.

La gouvernance n’est plus qu’une manière de réduire la part du gouvernement, de redire au politique son incurie.

La gouvernance devient dès lors un mot de passe plus qu’un concept opératoire. Elle signe l’appartenance à un même monde, celui des PowerPoint léchés et des consultants de haut niveau, celui qui passe indifféremment du secteur privé au secteur public puisqu’il n’y a pas de véritable différence – hormis peut-être que l’État lui apparaît « par principe » incompétent voire superflu. La gouvernance n’est plus qu’une manière de réduire la part du gouvernement, de redire au politique son incurie, de faire accroire que le pragmatisme n’appartient qu’aux gestionnaires, que les gestionnaires sont avant tout des économistes, et que les économistes sont des libéraux s’ils ne sont pas rouges, has been, hétérodoxes, en un mot dangereux.

Les « parties prenantes » se réunissent autour de la table de négociation : l’État n’impose plus, il discute avec des lobbys qui savent bien mieux que lui ce qui peut servir l’intérêt général, qui n’est jamais que la somme des intérêts très particuliers de ceux qui savent les faire valoir, bardés de diplômes et de cartes de visite, sanglés dans leur « illusion méritocratique » (David Guilbaud). Voici la boucle bouclée : la gouvernance s’intéresse aux modes de gestion publics, dès lors qu’ils sont calqués sur ceux du privé. Elle questionne la manière dont s’articulent les besoins des gouvernants, des gouvernés et des lobbyistes. Il ne s’agit plus de savoir à quoi sert cette gouvernance mais la manière dont on s’en sert. S’il faut comprendre la gouvernance d’un dispositif, c’est pour mieux pouvoir le manipuler, l’influencer, le circonvenir au besoin. Qui maîtrise les codes de la gouvernance n’est pas loin de pouvoir gouverner.

Le bien commun, l’intérêt général, voire le citoyen passent au second plan : ils sont laissés aux idéalistes qui osent interroger la notion de propriété ou ratiboiser les profondeurs de l’histoire pour évoquer la « tragédie des communs ». Ne demeurent sur la scène que les biens privés (qui concourent évidemment par l’opération du Saint Esprit de la main invisible au plus grand bonheur des abeilles), les intérêts particuliers dilués et rendus présentables puisque parés de la légitimité de la société civile ou redéfinis par des ONG plus ou moins non lucratives, et les usagers/consommateurs. L’État se met à la page : il revoit tout son mode de gouvernance en fonction d’une culture fondée sur les résultats. En France, iI adopte par une loi organique relative aux lois de finances de 2001 toute la panoplie du parfait État moderne – des indicateurs de résultat aux budgets opérationnels de programme, en passant par la certification de ses comptes.

Cette évolution de longue haleine nous donnerait-elle par hasard quelques clefs pour comprendre ce qui, par ailleurs, ne peut plus passer inaperçu, à savoir la déliquescence des politiques culturelles en France ? Voici que la culture, longtemps considérée comme le dernier refuge possible de la dépense gratuite, de la fameuse « part maudite » de Bataille, cette part d’irréductible irrationalité, voici que la sphère administrative de la culture elle-même – si tant est que ces mots portent un sens quelconque – voici donc que les politiques publiques culturelles se voient elles-mêmes contaminées, car il s’agit bien d’une contagion, par ce culte de la gouvernance. S’il ne s’agissait encore que de produire des indicateurs pour un Projet Annuel de Performance, le sacro-saint PAP dont le miroir en RAP (Rapport Annuel de Performance) est censé garantir l’illumination des parlementaires, ce pourrait être compréhensible. Après tout, il est légitime que l’on s’interroge sur les taux de fréquentation des musées ou la part des enfants ayant bénéficié d’une action artistique.

Mais l’ennui est bien que l’on ne s’arrête pas là. Car l’essentiel des indicateurs du monde de la culture tourne désormais, comme dans tous les ministères, autour d’autres sujets : la part des ressources propres, puisqu’il faut encourager le mécénat ; la part de masse salariale, puisqu’il faut limiter les « plafonds d’emploi » ; l’optimisation, enfin, des crédits de la « fonction soutien », le mythe de l’efficience bureautique ou immobilière, qui signifie le calcul du nombre d’ordinateurs ou de mètres carrés par personne vivante. Et l’on voudrait qu’un ministre rende compte de son action à partir de ces éléments. On ne lui demande plus vraiment s’il croit que le théâtre et la poésie ont un rôle à jouer dans la vie quotidienne des Français (de peur qu’il bafouille ?), mais plutôt s’il peut garantir un taux d’occupation de sièges et la rentabilité économique du secteur de l’édition. On ne lui demande pas de savoir parler avec un semblant d’émotion de tel grand poète qui nous quitte – Georges-Emmanuel Clancier ou Franck Venaille ont-ils un instant bouleversé quelque agenda ministériel en mourant ? On ne lui demande pas, en bref, d’avoir une quelconque vision de la culture, mais de savoir la gérer.

Le ministère de la Culture attend d’être dépecé en petits bouts qu’on renommera des « agences ».

De même, un président d’établissement public est moins choisi désormais sur son programme et sa personnalité qu’au titre de ses capacités à maîtriser un budget, à limiter des effectifs, à supprimer des subventions – en un mot, à « trouver de l’argent ». Voici donc venu le temps de la gouvernance culturelle, avec ses avatars : la passion pour les « industries culturelles » comme s’il était désormais bien trop naïf de parler de livres et de films ; le marché du jeu vidéo comme horizon de la renaissance française ; le numérique comme Graal incontestable, puisque la start-up nation est dans les starting blocks de l’innovation et que l’innovation, c’est bien connu, ne cause qu’en anglais. Le ministère de la Culture attend d’être dépecé en petits bouts qu’on renommera des « agences ». Et bientôt, l’on trouvera qu’entretenir des Villas Médicis et des écoles françaises de recherche à Madrid, Rome ou Athènes, au Caire ou en Extrême-Orient, c’est vraiment un luxe dont le bon manager doit apprendre à se passer. Il sera temps d’externaliser la gestion de ces établissements en la confiant à de grandes fondations d’entreprise.

C’est le moment du plus grand danger : celui où le culte de la gouvernance vire à la gouvernance de la culture. Alors, il n’est plus de culture possible, c’est-à-dire plus d’espace par où l’on peut échapper à la dictature de la performance, de la réussite sociale et de la communication tous azimuts. On songe à Baudelaire (« si un poète demandait à l’État d’avoir quelque bourgeois dans son écurie, on serait fort étonné, tandis que si un bourgeois demandait du poète rôti, on le trouverait tout naturel ») et l’on se dit que le progrès matériel n’a pas suscité grand-chose dans l’ordre du progrès intellectuel et, osons le gros mot tout en nous méfiant avec Nietzsche de la moraline : du progrès moral. Car il n’est pas de morale sans culture, pas plus qu’il n’est de culture sans liberté, pas plus qu’il n’est de liberté sans volonté de se libérer.

L’ordre du désir et celui de la volonté ne se confondent certes pas : vouloir n’est pas pouvoir, mais vouloir conditionne tout pouvoir, même celui que l’on tente de garder sur soi. S’il faut espérer quelque chose du gouvernement des hommes par des hommes, c’est qu’il leur serve à réconcilier l’idéal et le possible, plutôt qu’à abandonner tout idéal en se verrouillant dans leurs médiocres certitudes. Il est difficile d’attendre du pouvoir qu’il génère lui-même ses contre-pouvoirs – c’est pourtant la seule chance qu’il a d’échapper à la tentation du despotisme, et la raison pour laquelle l’école et les musées, les bibliothèques et les troupes de théâtre, les saltimbanques et les créateurs de tous acabits sont les meilleurs garants d’une démocratie sans cesse plus menacée que nous ne l’imaginons.

Les administrateurs de la culture se trouvent par définition au cœur d’un oxymore : on leur demande de ranger ce qui est là pour déranger.

Les administrateurs de la culture danseront toujours sur un fil ; il leur appartient d’y jouer les pantins tristes ou les funambules de haut vol. Ils se trouvent par définition au cœur d’un oxymore : on leur demande de ranger ce qui est là pour déranger, de maîtriser ceux qui cherchent à éviter toute emprise, de raconter ce qui a vocation à ne pas l’être, d’enfermer des diables dans des boîtes, d’utiliser des chiffres pour faire des lettres, de fomenter de la magie avec des notes administratives. Leur tâche est inouïe, parce que perdue d’avance. Et pourtant, ils peuvent encore l’accomplir avec la dignité des grands joueurs : pour le plaisir instantané, incalculable et jamais quantifiable d’avoir transmis le flambeau, rallumé la flamme, préservé ce qui peut encore échapper aux cliques et aux claques, la politique de la bonté, la politique de la beauté, la politique du doute.

En cela, ceux qui semblent ne servir à rien ou à si peu sont en fait ceux qui permettent à tout ou à presque tout de tenir et de faire tenir une civilisation. Si plus aucune parole politique n’était légitime pour parler d’amour et d’eau fraîche, de livres et de danse, de la langue et de ce que l’on en fait, ce ne serait pas la fin des poètes (ceux-là n’attendent pas un ministère pour exister) mais la fin du politique en ce qu’il outrepasse la comptabilité du quotidien ou la simple gestion de l’ordre public.

Mesure-t-on assez que la notion même de « service public » ne peut se concevoir qu’avec des lunettes intellectuelles ? Qu’il faut sans cesse réaffirmer la primauté de l’homme sur le profit, du sourire sur la machine, du temps sur ce qui l’écrase, pour faire société ? Et que seule une conscience artiste dispose des armes pour ce faire ? Conscience artiste, car il ne s’agit pas seulement des artistes bien sûr, mais de tous ceux qui préservent au creux ou au cœur de leur existence quelque chose de cette exigence d’indifférence à la rentabilité, de cet appétit d’ordre esthétique : ainsi Daniel Cohen, l’économiste, se référant à André Gorz, le rappelle-t-il dans son dernier livre: « tel doit être le rôle d’une nouvelle critique artiste : permettre à chacun de conserver une conscience rebelle de ses besoins véritables », lesquels vont bien au-delà de la consommation et de la sécurité. C’est chez Cornelius Castoriadis, l’anti-totalitaire par excellence, qu’il faudrait aller chercher les clefs de cette refondation de l’imaginaire social – mais qui lit encore Castoriadis à l’ENA ?

Le risque est grand que l’on se dise bientôt qu’un ministre de la Culture, c’est comme un directeur du bonheur en entreprise : bien sympathique, mais pas très utile. Ce serait oublier René-Guy Cadou : « La poésie est inutile comme la pluie. » Saura-t-on encore écouter les poètes de ce temps, tel Jean-Pierre Siméon : « la lecture active du poème ouvre et libère la conscience. Or, la conscience libre fait le citoyen libre. Donc, la poésie est la condition d’une cité libre » ? La culture est aussi et d’abord cette condition d’une cité libre, et c’est en cela qu’elle mérite d’être incarnée, portée, défendue jusqu’au cœur même d’un gouvernement, de l’État dont par nature elle conteste les pouvoirs, parce qu’elle est la seule à pouvoir éviter la dérive définitive vers la « gouvernance » des âmes. Entendons-nous bien – il ne s’agit pas là de cette culture élitiste de l’entre-soi qui se transmet comme la gangrène dans les grandes écoles mais de celle de l’instituteur fou qui fait lire Éluard aux gamins de douze ans, de celle des petits festivals qui font vivre la littérature populaire partout sur le territoire (de la foire du livre de Merlieux au festival Découvrir de Concèze ou Expoésie de Périgueux), de celle des médiathèques et des bibliobus, de celle des boîtes à livre et des étincelles dans les yeux de tous ceux qui découvrent ainsi comment les portes s’ouvrent dans les intermondes, comment on voyage du désir à son accomplissement, comment, pour le dire comme Max-Pol Fouchet, se comble parfois « l’écart entre ce que le cœur désire et ce qu’il obtient. »


Adeline Baldacchino

Écrivain et haut fonctionnaire