La sombre affaire Kashoggi
Comme toute affaire digne de ce nom, l’exécution de Jamal Khashoggi combine des enjeux politiques, de fortes résonances imaginaires et symboliques, et peut produire de nouvelles lignes de partage. La représentation macabre du corps supplicié et démembré dans le sous-sol d’une ambassade, et celle du bourreau à la fête avec ses écouteurs ont soulevé partout révulsion et scandale.
La violence primitive d’État, réplique insupportable d’une scène mafieuse (ou d’un châtiment moyenâgeux) s’est accompagnée dans un premier temps d’un chantage pour le moins arrogant, suivi d’un silence interminable, puis d’une série de récits plus grossiers les uns que les autres qui ont mis crument en évidence des marchandages et des intérêts systémiques. Les palinodies de Trump et l’alignement lamentable des affidés arabes ne sont pas moins significatifs. Une chose est sûre, quelles que soient les révélations à venir et les aboutissements politiques, le mal est fait. On peut estimer que pour l’opinion, où qu’elle soit, la morbidité et l’archaïsme improbables de l’affaire relèvent de la psychopathologie politique .
Alors que le calvaire du Yémen – guerre, famine, épidémies à grande échelle, camps de réfugiés – n’a pour ainsi dire soulevé que l’indifférence générale ; et que le Moyen-Orient est depuis des lustres le nom du désastre et le laboratoire de toutes les dystopies, cette actualité a marqué les esprits. C’est que l’épisode tient à la fois du conte cruel et de la fable politique, mais chaque acteur s’y révèle pour ce qu’il est véritablement. De plus, tout tourne autour de l’information. Sans parler du caractère singulièrement choquant (gore), de l’exécution elle-même – une scène d’autant plus marquante que manquante, comme le corps de la victime – il y va de la défense corporative des journalistes.
Un prince contre-moderne qui utilise les techniques de la modernité pour mieux la combattre au plan politique.
Lesquels journalistes avaient été précédemment convoqués pour célébrer un changement de régime. Voilà un prince avide de reconnaissance qui, d’un côté, engage une armée de communicants pour faire belle figure et modifier l’image de son pays, et qui, de l’autre, laisse entendre par cette action une parfaite méconnaissance des règles du jeu du monde, des lois de l’époque. Un prince contre-moderne qui, comme tous les potentats de la région, utilise les techniques de la modernité pour mieux la combattre au plan politique. À moins que cyniquement, il ait cru son impunité assurée par l’amitié de Trump et par les agissements criminels de Poutine à Londres. Les explications vont en tous sens. On a également rappelé la formule de Staline selon laquelle « la mort d’un homme est une tragédie, celle d’un million de personnes une statistique ». Comme le savent bien les dictateurs et les auteurs, le nombre des victimes s’efface toujours devant l’incarnation d’un destin individuel. La règle n’est donc pas exclusive d’un pays et d’une époque, fût-elle aussi sombre que la nôtre.
Mais il se trouve qu’il est question de l’Arabie des Saoud, c’est à dire d’un pays qui ne ressemble à aucun autre. Il s’est agi d’une mise à nu, d’un dévoilement qui a exposé au grand jour l’obscénité du régime ainsi que l’abjection des agenouillements devant lui. Il est vrai qu’indépendamment de l’affaire elle-même, les Saoud sont impopulaires à l’étranger. Un peu partout, le préjugé est le même, mélange d’ignorance et de méfiance instantanée : ces princes ne suscitent au mieux que paternalisme et hypocrisie ; plus largement le désintérêt est total. Des clichés informulés collent depuis toujours à leurs noms, leur réputation est déplorable : on les trouve repus, interlopes, trop autres en tous points, faux dans tous les sens du mot.
Et surtout leur prosélytisme religieux inquiète : cet islam littéraliste et sévère qui ne fait droit ni aux femmes et aux minorités, ni au bonheur de vivre, rebute profondément et fait peur. Il y a plus : personne n’aime ses créanciers. Pour tout le monde, le pétrole associe à ce régime des signifiants de crise. On y attache aussi l’absurdité des contingences et des écarts. Quant au peuple saoudien lui-même, il est resté, par la volonté de ses dirigeants, spectral pour la majorité des gens. Ne connaissant ni sa culture ni son territoire, on ignore ce que recouvre cette nation. Seuls les pèlerins et les gens d’affaires l’approchent – un peu. Enveloppé de fantasmes, ce pays de désert et de mosquées est repoussé a priori.
L’affaire va raviver des réminiscences troublantes qui soutiennent encore ce rejet. Aux yeux des Européens, ce crime convoque aussitôt la référence du despotisme oriental. Puisqu’il en semble l’illustration même, cela redonne corps et sens au concept politique le plus ancien sur ce monde. On y reconnait trop bien les tropes d’une souveraineté arbitraire et cruelle, les vices et caprices de la politique du sérail, ce bloc de majesté sacralisée, ce monde hors d’atteinte et hors sol qu’éloigne définitivement son enfermement. On croit revisiter ses rivalités intestines, ses complications polygamiques, ses querelles « fratricides », ses bassesses serviles, toute une théâtralité confuse reprend vie. Car ce sont aussi des richesses et des dépenses extravagantes, et l’amollissement qui s’ensuit.
Chez les Trump comme chez les Saoud, on retrouve, au centre, un mâle dominant et une axiologie fondamentaliste.
Enfin, last but not least, on vérifie cette fois encore l’aventurisme guerrier, la volonté d’hégémonie, l’agressivité. Tout y est, qui peut raviver un imaginaire orientaliste à peine actualisé. S’y ajoutent les plaies du siècle : la realpolitik du capitalisme mondialisé, de l’addiction au pétrole, des ventes d’armement – autant de preuves d’impuissance. Rien n’est dit de ces propriétés qui sont pourtant portées à l’extrême, et qui en s’additionnant les unes aux autres, composent un ensemble insaisissable. Et le déni accroit encore un malaise déjà palpable.
Les Américains pour leur part ont encore Ben Laden et le 11 septembre à l’esprit, humiliation suprême, viol d’une hyperpuissance qui venait juste d’être consacrée. Et l’affaire les amène à constater une fois de plus l’indignité d’un président qui sacrifie pour l’essentiel au « business as usual », et qui ne se plait jamais autant qu’avec des dictateurs et des despotes : de MBS – qu’il a pour ainsi dire adoubé en lui accordant son premier voyage officiel – à Poutine, en passant par Xi Jin Ping et Kim Jong-Un. C’est d’abord à eux qu’il se compare et qu’il s’adresse, c’est parmi eux qu’on le range, bouffon inepte que flatte un virilisme de bas étage. Il n’y a donc pas que des intérêts, comme à l’ordinaire de ce côté du monde. Il existe des similitudes entre les maîtres de l’Arabie et ce chef qui joue hors jeu et ne connait que l’argent. Qui tel un despote, nomme des membres de sa famille à des postes de responsabilité, et plus généralement confond le public et le privé. Qui tel un islamiste maltraite les femmes et les étrangers, barricade son pays, et ne s’embarrasse pas de nuances et de vérité.
En l’occurence, dans cette affaire, Trump aura tenté l’impossible pour nier l’évidence et soutenir ses amis. C’est aussi un président aimé des évangélistes et autres bigots qui partagent avec les wahhabites des vues créationnistes et du conservatisme social. Ici et là, on retrouve, au centre, un mâle dominant et une axiologie fondamentaliste. On peut concevoir l’amertume du citoyen américain de bonne foi à constater ces rapprochements désormais possibles. Comment ne remettrait-il pas en question le pacte (pétrole contre protection) qui depuis Roosevelt lie son pays à ce monde lointain ? A fortiori dès lors qu’avec l’extraction du pétrole de schiste, sa raison d’être tombe. Renouvelé par G. W. Bush, ce lien ne rassemble pas deux peuples – des cultures, des moeurs, des lois – mais seuls des intérêts bien compris. Et avec Trump, l’ombre du déclin plane sur l’Empire.
Du côté des « musulmans » et pour nombre de Maghrébins en particulier, l’écoeurement est sans doute plus profond, le dégoût plus ancien. Ils subissent une fois encore un outrage à la fois politique et religieux. L’affaire ne les surprend pas ; ils savent mieux que d’autres la férocité et l’arrogance du régime saoudien. Auréolés de la garde des lieux saints, la dynastie a projeté partout son puritanisme obtus sur le dogme islamique. Exportant leur religion sinistre, ces princes (et certains de leurs sujets) soutiennent les fanatiques et les furieux qui menacent leur quotidien, et qui leur pourrissent la vie depuis des décennies. On ne le dira jamais assez, ces peuples sont les premiers à pâtir de leurs jeux d’influence : ils ont financé tous les régimes autoritaires et les véhicules islamistes publics ou privés, et combattu toute forme d’émancipation.
L’Arabie des Saoud ne connait constitutivement que l’état d’exception.
C’est pour une large part aux Saoud que les « musulmans » doivent la régression que connaissent ces sociétés aujourd’hui : haine de l’autre, femmes chaque fois plus voilées, enfermement physique et mental, système policier renforcé, désert culturel. Et rien ne les dégoûte autant que l’hypocrisie profonde (faut-il dire la schizophrénie ?) de ces redresseurs de tort qui ne cessent de « prêcher le bien et d’interdire le mal » et qui s’autorisent toutes les turpitudes. L’affaire, ils n’en doutent pas, ne manquera pas d’alimenter les partis racistes et islamophobes. Mais comme l’assurent déjà plusieurs politologues, ils seraient prêts à parier qu’elle n’aura pas de suite.
L’Arabie des Saoud ne connait constitutivement que l’état d’exception. Existe-t-il une autre nation qui affiche très littéralement sur son drapeau un sabre, et le nom propre de la dynastie régnante tel une marque ou une propriété privée ? C’est un pays que la parfaite contingence du pétrole (« don de Dieu aux purs ») et la présence non moins accidentelle des lieux saints de l’islam surclassent dans le jeu international – alors même qu’encore une fois, il ne ressemble à aucun autre, qu’il demeure impénétrable pour le commun, et qu’il a prétention à l’hégémonie.
Plus que déconcertants sont aussi la dyschronie abyssale entre une modernisation ultra-rapide et des fondamentaux d’un autre âge, le rigorisme d’une religion d’État (dont on a oublié qu’elle fut à l’origine perçue comme sectaire par la majorité des Sunnites et des Chiites), l’étrangeté d’une société qui dédaigne le travail et ne le confie qu’aux étrangers ; les rapports avec les États-Unis et ce qu’il en coûte à la géopolitique mondiale, en particulier la tension avec l’Iran… La liste est longue et, déjà extrêmes, ces traits sont encore polarisés par leur mise en tension (comment concilier richesse et puritanisme, modernité et archaïcité, alliance et inimitié, etc. ? ) Existe-t-il un autre régime dont la politique, pour dangereuse et irrégulière qu’elle soit, est systématiquement absoute ? Il faut lever l’exception saoudienne.
(NDLR : Nadia Tazi vient de faire paraître Le Genre intraitable. Politique de la virilité dans le monde musulman chez Actes Sud).