Economie

Héritages : le retour à l’ancien monde

Économiste

En 2016, le candidat Macron avait affiché sa « préférence pour le risque face à la rente » et donc pour « la taxation sur la succession plutôt qu’aux impôts de type ISF ». À peine élu le président Macron a bien supprimé l’ISF mais toujours pas renforcé l’impôt sur les successions… L’héritage ne s’est jamais aussi bien porté.

L’héritage fait son grand retour sans que cela n’inquiète ni même ne génère de débat. En septembre dernier, Christophe Castaner, alors délégué général de la République en Marche, proposait de réformer la fiscalité pour lutter « contre les inégalités de naissance ». Cette proposition a très vite été enterrée par le Président de la République et risque de l’être pour un long moment.

L’absence de réforme apparaît tout d’abord une volte-face par rapport à la position d’Emmanuel Macron alors ministre de l’Économie et des Finances et futur candidat à l’élection présidentielle. Dans un long entretien accordé à la revue Risques en 2016, il avait affiché sa préférence en matière de fiscalité du capital : « Si on a une préférence pour le risque face à la rente, ce qui est mon cas, il faut préférer par exemple la taxation sur la succession aux impôts de type ISF ». En somme, Emmanuel Macron annonçait déjà la suppression de l’ISF et laissait entrevoir une compensation par une réforme de l’impôt sur les successions. Seule la première partie de ce programme a été mise en place.

En plus de se dédire, Emmanuel Macron justifie l’absence de réforme en avançant un argument contestable. Selon lui, il faudrait « arrêter d’emmerder les retraités ». Encore faut-il savoir de quels retraités on parle ici : ceux qui ont vu leurs revenus baisser suite notamment à la hausse de la Contribution Sociale Généralisée (CSG) ou ceux qui ont bénéficié de mise en place du Prélèvement Forfaitaire Unique (PFU) [1] et de la suppression de l’ISF ? D’après l’Institut des Politiques Publiques, la très grande majorité des retraités ont vu ou verront leurs revenus diminuer suite aux réformes mises en place en 2018 et 2019. À l’inverse, les 1% les plus riches sont les grands gagnants de ce début de quinquennat avec une hausse de plus de 6% de leur niveau de vie. On assiste donc à un transfert massif de richesse entre retraités (comme l’expliquait il y a peu Daniel Cohen dans L’Obs). Or, une réforme qui viserait à réintroduire davantage de progressivité dans la réforme des successions toucherait bien davantage les plus riches qui ont donc été ménagés jusqu’à maintenant.

Parmi les générations récentes, la part de rentiers dépasse celle observée au XIXe siècle.

Surtout, ce statu quo est dommageable car une réforme de l’impôt successoral s’avère nécessaire pour plusieurs raisons. Depuis les années 1970, on observe en France un retour massif de l’héritage. Aujourd’hui, le patrimoine hérité représente environ 60% du patrimoine total des ménages français, le reste venant de l’épargne. En 1970, cette part était de 35% seulement. L’héritage n’est pas mauvais en soi : le problème vient du fait qu’il est réparti très inégalement, bien plus que les salaires. Plus précisément, environ deux tiers des Français n’héritent aujourd’hui de rien ou presque, quand dans le même temps 10% des héritiers les plus riches concentrent plus de 50% des héritages. Plus encore, parmi les générations récentes, la part de rentiers [2] dépasse celle observée au XIXe siècle. Le mérite joue donc un rôle de moins en moins fort dans la formation des inégalités. À l’inverse, il est de plus en plus important d’être bien né.

Ce retour de l’héritage, qui n’est au passage pas propre à la France, se fait dans un contexte paradoxal. Alors que la question du mérite devrait être centrale dans le débat public, elle en est absente. Plus grave, l’impôt successoral, censé juguler ce retour de l’héritage, est en voie de disparition. Depuis les années 1970, dans de nombreux pays, l’impôt successoral a été soit supprimé (Nouvelle-Zélande, Italie, Suède, etc.), soit significativement allégé (États-Unis, Royaume-Uni, etc.). À première vue, la situation française peut sembler moins critique car l’impôt est toujours en vigueur et ses recettes fiscales sont relativement stables. Cependant, le fait que le poids de l’héritage soit en France au même niveau que des pays qui ont allégé voire supprimé ce type d’impôt indique que la fiscalité successorale française ne fonctionne pas si bien que cela.

Cette inefficacité s’explique de deux manières. Premièrement, l’impôt français pénalise fortement les transmissions effectuées en ligne indirecte. Plus précisément, les successions sans enfants représentent 10% des montants transmis mais 50% des recettes fiscales car elles sont imposées à des taux élevés avec des abattements limités et ce quelle que soit leur valeur. Deuxièmement, les transmissions en ligne directe (c’est-à-dire entre parents et enfants) ont connu des allègements substantiels. Ainsi, aujourd’hui, seules 15% de ces successions sont imposables. Surtout, l’impôt a vu sa progressivité décliner car les gains fiscaux les plus importants se situent en haut de la distribution qui profitent à plein des hausses d’abattements pour les donations et des exonérations fiscales (totales ou partielles) de certains actifs comme les assurances-vie ou les entreprises.

La fiscalité successorale est méconnue et largement surestimée par les Français.

On pourrait faire porter la responsabilité de cette absence de volonté de réformes au personnel politique. Même si la classe politique ne doit pas en être exemptée, celle-ci agit et réagit en fonction des attentes des citoyens. Or l’imposition successorale est largement impopulaire. Cette impopularité repose sur deux piliers. Premièrement, la perception qu’ont les Français de l’héritage est erronée. Ainsi, la fiscalité successorale est méconnue et largement surestimée par les Français. Sur l’héritage lui-même, il existe un trop grand optimisme sur la capacité de transmettre un patrimoine conséquent et à l’inverse une minimisation du poids actuel de l’héritage. De ce fait, il peut sembler rationnel qu’il n’y ait pas de demande de redistribution plus forte.

Cependant, cette mauvaise perception de l’héritage n’explique pas tout car la fiscalité successorale est aussi impopulaire chez les individus qui n’ont hérité de rien et qui pensent ne rien léguer. Dit autrement, des personnes que l’on pourrait penser favorables à cet impôt, car elles ne sont ou ne seront pas concernées, s’y opposent autant si ce n’est plus. Ce rejet s’explique ici par le poids des valeurs familiales : taxer l’héritage serait immoral car en plus de toucher à la famille, il reviendrait à taxer une épargne vertueuse, fruit d’une vie entière de travail. L’héritage est aussi à la source de conflits au sein des familles que la fiscalité pourrait renforcer en mettant en péril des biens familiaux. Enfin, la fiscalité successorale est vue comme une taxe sur la mort, obscène car intervenant au moment d’un deuil. Si ces arguments sont plus ou moins recevables [3], on peut s’étonner qu’ils prennent le pas sur la volonté de justice sociale qui est la principale justification de l’impôt successoral. Certains auteurs évoquent notamment une rhétorique qui viserait à mettre en avant ces valeurs familialistes pour justifier des avantages fiscaux qui ne concerneraient au final que les strates supérieures de la distribution.

Considérer la fiscalité successorale comme une menace pour la richesse nationale ou pour la famille n’a rien de nouveau. Ces arguments étaient déjà mis en avant au XIXe siècle. Pourquoi sont-ils si prégnants aujourd’hui ? Si la perception des inégalités joue un rôle non négligeable, certains auteurs comme Jens Beckert mettent en avant le repli sur la famille comme explication principale. La famille serait de plus en plus vue comme une valeur refuge, à un moment où l’État se désengage et laisse les individus exposés aux aléas du marché.

Pour éviter un retour à une société d’héritiers, il faut (ré)introduire davantage de progressivité dans la fiscalité.

Même si la tendance actuelle laisse entrevoir un retour à une société d’héritiers, la bonne nouvelle est qu’il n’y a pas de fatalité à cela. Encore faut-il que des politiques ambitieuses soient mises en place. Le déclin du poids de l’héritage et des inégalités au cours du XXe siècle a certes été le résultat de la destruction de capital (due à la crise de 1929 et surtout aux guerres et ses conséquences) mais il est aussi le résultat des politiques mises en œuvre et notamment de la fiscalité. Ainsi, la quasi confiscation des héritages et des revenus (au-delà d’un certain seuil) aux États-Unis et au Royaume-Uni des années 1930 aux années 1980 a limité les inégalités sans empêcher ces pays de connaitre des phases de croissance rapide. Pour éviter ce retour à une société d’héritiers, il faut donc tout d’abord (ré)introduire davantage de progressivité dans la fiscalité actuelle. Une première façon d’opérer est de renforcer la fiscalité sur les plus grosses successions en augmentant les taux marginaux supérieurs tout en continuant d’exonérer les petites successions qui doivent, elles, continuer à être transmises en franchise de droits.

Une alternative plus ambitieuse pourrait être de changer l’architecture même de l’impôt actuel. Actuellement, chaque transmission patrimoniale est traitée indépendamment de ce qui a déjà été reçu par l’individu. Ainsi, un patrimoine fractionné en plusieurs transmissions sera moins imposé qu’un patrimoine transmis en une seule fois. On peut donc se retrouver à imposer plus fortement les successions de faible valeur [4]. Prendre en compte l’ensemble des transmissions reçues au cours d’une vie (comme cela est fait en Irlande) permettrait donc de satisfaire le principe « à héritage égal, impôt égal ». Dans cette réflexion, il est important de penser aussi à ceux qui ne reçoivent rien et pour qui une transformation même radicale de la fiscalité n’a aucun effet. On peut par exemple se poser la question de l’instauration d’une dotation universelle c’est-à-dire d’un capital de départ alloué à tous les individus. Comme pour l’impôt, tous les paramètres ont leur importance ici. Il faut se mettre d’accord sur le montant de la dotation, le moment de son versement, son caractère universel, sa complémentarité avec d’autres politiques sociales, etc.

Au-delà de la question de l’héritage et de sa fiscalité, il est crucial que la réflexion sur la place du mérite dans la société ait lieu. Tout d’abord, il faut avoir en tête qu’une société purement méritocratique n’est pas forcément la panacée car les inégalités peuvent y être au moins aussi fortes. Surtout, elles peuvent être vues comme plus légitimes et donc encore moins combattues. Or le problème est bien là : les inégalités peuvent miner la cohésion sociale dans le sens où il est difficile de demander à des citoyens de faire société quand ils voient leurs destinées diverger. Si en plus ces différences ne sont pas méritées (ou perçues comme telles) alors la mission devient impossible.

La question du mérite ne se limite pas à la seule question du patrimoine hérité, d’autres capitaux se transmettent d’une génération à l’autre. Ainsi, le retour de l’héritage en France se double d’un retour du poids de l’origine sociale dans la transmission du capital humain. Il est urgent que le mérite reprenne toute sa place à la fois dans le débat public mais aussi et surtout dans les faits. L’absence de prise de conscience sur ce sujet fait que le nouveau monde risque de plus en plus de ressembler à l’ancien…

(NDLR : Nicolas Frémeaux vient de publier Les nouveaux héritiers dans la collection La République des Idées aux éditions du Seuil.)

 


[1] Le PFU conduit à ne plus prendre en compte la tranche d’imposition du foyer et à imposer les revenus financiers au taux forfaitaire de 30%. À l’inverse, les revenus du travail sont intégrés dans la barème progressif et peuvent être taxés au taux marginal de 45%.

[2] Ainsi que le fait Thomas Piketty, on définit comme rentier tout individu qui reçoit plus en héritage que ce que les 50% de la population les moins bien payés reçoivent en revenus du travail au cours d’une vie.

[3] Le caractère vertueux peut en effet être questionné. En effet, certains modèles économiques considèrent les transmissions patrimoniales comme un moyen pour les parents de s’assurer des services de leurs enfants. Surtout, la perspective d’un héritage peut générer des attitudes peu vertueuses entre les héritiers en vue de s’accaparer la plus grande part possible.

[4] Le taux d’imposition peut aussi varier selon le type de biens transmis. Ainsi, les assurances-vie ou les entreprises peuvent faire l’objet d’exonérations totales ou partielles de droits de succession.

Nicolas Frémeaux

Économiste, Maître de conférences à l'Université Paris 2

Notes

[1] Le PFU conduit à ne plus prendre en compte la tranche d’imposition du foyer et à imposer les revenus financiers au taux forfaitaire de 30%. À l’inverse, les revenus du travail sont intégrés dans la barème progressif et peuvent être taxés au taux marginal de 45%.

[2] Ainsi que le fait Thomas Piketty, on définit comme rentier tout individu qui reçoit plus en héritage que ce que les 50% de la population les moins bien payés reçoivent en revenus du travail au cours d’une vie.

[3] Le caractère vertueux peut en effet être questionné. En effet, certains modèles économiques considèrent les transmissions patrimoniales comme un moyen pour les parents de s’assurer des services de leurs enfants. Surtout, la perspective d’un héritage peut générer des attitudes peu vertueuses entre les héritiers en vue de s’accaparer la plus grande part possible.

[4] Le taux d’imposition peut aussi varier selon le type de biens transmis. Ainsi, les assurances-vie ou les entreprises peuvent faire l’objet d’exonérations totales ou partielles de droits de succession.