Et si les acteurs politiques se saisissaient enfin des bonnes idées ?
Comment conduire avec sérénité l’action publique dans un pays qui est tout à la fois terre de monarques républicains, d’intellectuels engagés et de hauts fonctionnaires de carrière ? L’équation vous paraît impossible ? Elle est pourtant française. L’idylle est, dans l’Hexagone, depuis longtemps finie entre intellectuels et responsables politiques. D’ailleurs, a-t-elle jamais existé ?
L’exercice de responsabilités dans l’administration comme au sein des partis politiques est l’apanage de ceux qui en ont fait leur métier, comme hauts fonctionnaires ou comme professionnels de la politique, ou comme l’un puis l’autre dans certains cas. Ce n’est une question ni de sensibilité politique, ni de parti, et le bouleversement du paysage politique français de 2017 n’a rien changé à cela, bien au contraire. La faiblesse particulièrement marquée des relations entre responsables politiques et chercheurs, la très faible porosité hexagonale des mondes académique et politique, associées à la prédominance de l’expertise d’État et à la relative fermeture de la haute fonction publique dans ses procédures de recrutement, alimentent la forte endogamie de la production des idées qui nourrissent les concepteurs de politiques publiques et les décideurs dans notre pays.
On pourrait bien évidemment ne pas se soucier de ce sombre tableau si la situation actuelle n’était pas au vide idéologique à gauche, à droite, comme à En Marche ! et à la faiblesse du débat public d’idées. On pourrait ne pas s’en émouvoir si les fondations politiques qui font pourtant référence avaient conscience que se revendiquer du « progressisme » ne vaut, pas plus aujourd’hui qu’hier, projet politique, et si ce n’était pas Marion Maréchal Le Pen qui avait créé à Lyon une « Académie de sciences politiques ». Mais voilà, ce n’est pas le cas. Et les rendez-vous de progrès économiques, sociaux, écologiques manqués sont année après année de plus en plus nombreux. L’idéal de méritocratie scolaire est laissé au bord de la route. L’objectif de justice fiscale est balayé d’un revers de main. L’hypothèse d’une société du care, c’est-à-dire d’un projet de société qui aurait comme fondements le bien-être, le respect et le soin mutuel, a été moquée en France avant d’être discutée, alors même que les deux mandats de Barack Obama outre-Atlantique ont prouvé l’intérêt de réfléchir – si ce n’est plus – à la valeur de l’attention portée aux autres.
Les responsables politiques sont à la recherche d’inspirateurs, jamais de maîtres.
L’endogamie est dangereuse démocratiquement et inefficace économiquement et socialement. Malgré l’abondance et la qualité de sa production en sciences humaines et sociales, la France est riche de projets de transformation laissés en jachère par des responsables politiques qui ne savent pas parler à l’université, et auxquels les chercheurs ne s’adressent plus. Ces rendez-vous manqués sont au cœur de mon essai Faire tomber les murs entre intellectuels et politiques (Fayard, 2018). Tout comme le sont des solutions innovantes et pragmatiques pour permettre que, demain, nos politiques se saisissent enfin des bonnes idées.
Car les besoins de notre société sont immenses, de la nécessité de repenser l’accompagnement de nos aînés autour du concept de dignité à l’invention d’une politique du logement qui réponde durablement au défi des habitats surpeuplés et à leurs conséquences sur le quotidien des Français, de la conception d’un nouveau dessein européen à une nouvelle ambition pour la méritocratie scolaire. Chacun doit prendre ses responsabilités. Les responsables politiques, nationaux et locaux, de la majorité et des oppositions, et les universitaires doivent se mettre autour de la table pour partager leurs connaissances des territoires, leurs analyses des situations, leurs problématiques réciproques et leurs idées pour faire progresser la France. Intellectuels et responsables politiques doivent pour cela apprendre à se connaître, à se faire confiance et à se comprendre.
Comment ? Alors que les chercheurs ne viennent pas naturellement vers un monde politique dont ils ne partagent pas les règles, qu’ils peuvent, lorsqu’ils franchissent le pas, en subir un coût important dans le monde académique, et que plusieurs occasions manquées ou promesses trahies ont ouvert des blessures qui sont loin d’être encore toutes cicatrisées, les conditions de la confiance ne s’établiront pas par magie. Mais elles pourraient naître de la diffusion d’une culture du respect réciproque parmi les politiques et les chercheurs. Intellectuels et politiques doivent accepter de jouer chacun leur rôle à l’intérieur d’une pièce commune. Ce qui signifie, pour les responsables politiques, accepter la pensée critique comme une contribution à l’amélioration de leur action et, pour les intellectuels, accepter qu’il leur appartient de participer au débat public mais qu’il ne leur appartient pas de fixer les termes du débat politique – les responsables politiques sont à la recherche d’inspirateurs, jamais de maîtres. Il y a une légitimité politique tout comme il y a une légitimité administrative ou académique. Elles puisent toutes trois à des sources différentes, elles sont toutes trois à l’origine de comportements attendus. Respecter la légitimité de l’autre, c’est contribuer aussi à ce que la sienne le soit.
En finir avec l’endogamie de la production des idées qui nourrissent les politiques publiques se fera au service de la transparence et de l’implication citoyenne.
Il est également nécessaire de faire en sorte que nos responsables politiques et nos chercheurs aient davantage de traducteurs, de passeurs de scientificité, d’acteurs hybrides – ces personnalités qui ont connu ou connaissent des positions multiples, parfois tout à la fois universitaires, idéologues et militants, voire professionnels de la politique – à leurs côtés. Qui dit acteurs hybrides dit capacité à établir des interconnexions nouvelles, souples et informelles et à fluidifier ainsi la circulation des modèles et des idées. Qui dit acteurs hybrides dit aussi routes non tracées, chemins de traverse et personnalités qui détonnent. Autrement dit, il va nous falloir accepter de casser les carcans : les acteurs hybrides ne seront plus nombreux que si les parcours à embranchements multiples sont valorisés, s’il est possible pour un chercheur d’aller s’enrichir dans le monde politique ou administratif, et pour un acteur politique ou un fonctionnaire dans le monde académique, sans être pénalisé, freiné, marginalisé pour cela. C’est une solution simple. Qui ne requiert presque que du bon sens.
Il paraît enfin indispensable de tisser des liens nouveaux, puissants, solides, nombreux, entre le monde académique et celui des acteurs politiques et des décideurs publics. Cela passera tout d’abord par la création de passerelles que l’on puisse traverser dans les deux sens, régulièrement, sans obstacle, entre université et haute fonction publique. Cela passera ensuite par le rapprochement du monde de l’expertise d’État et de celui de la production académique, ce qui nécessitera de repenser en profondeur la formation de nos fonctionnaires, aujourd’hui d’un niveau de technicité et de maîtrise de leurs dossiers admirable mais maintenus, sauf s’ils ont engagé la démarche par eux-mêmes, à des années-lumière des compétences nécessaires à la compréhension en profondeur – sans même parler de la conduite – d’un travail de recherche.
Cela se fera enfin par le soutien à la valorisation et la multiplication des démarches associant étroitement, dès la conception d’une nouvelle mesure, responsables politiques locaux ou nationaux et chercheurs, pour en simuler les effets, en arrêter les conditions de mise en œuvre, en conduire l’évaluation et mobiliser, aussi, en toute transparence car en toute connaissance de cause, les citoyens dans les décisions à prendre. En finir avec l’endogamie de la production des idées qui nourrissent les concepteurs de politiques publiques et les décideurs se fera au service de la transparence et de l’implication citoyenne, ainsi que de l’approfondissement démocratique.