Ecole

Amendement « Drapeau » : les nouveaux alchimistes de l’éducation

Enseignante d'histoire-géographie, Professeure des écoles

Stimulez chez l’élève cette zone D du cerveau (appelée communément zone Drapeau par les neurosciences). Chaque matin, appuyez sur le bon bouton. Si l’élève se montre rétif, stimulez et stimulez encore. La zone D est parfois rebelle, mais la stimulation répétée chaque jour garantit des résultats dits très satisfaisants dans 99,9% des cas. La voilà la solution ! Cette perspective a de quoi tous nous réjouir : l’école de l’intranquillité et des incivilités ne sera plus.

Selon le député Les Républicains Eric Ciotti, « il est indispensable que le cadre scolaire soit le lieu privilégié au sein duquel les jeunes apprennent à respecter les valeurs de la République. »

Il a donc proposé l’amendement suivant à la loi pour une école de la confiance : « Art. L. 111-1-2. – La présence de l’emblème national de la République française, le drapeau tricolore, bleu, blanc, rouge, du drapeau européen ainsi que des paroles du refrain de l’hymne national est obligatoire dans chacune des salles de classe des établissements du premier et du second degrés, publics ou privés sous contrat. »

Les drapeaux porteurs de valeurs… Nous y (re)voilà. Et pour y revenir, ce sont les drapeaux que, désormais, l’on arborera. Bleu-blanc-rouge, bleu azur constellé de 12 étoiles à 5 branches… Dans chaque école et dans chaque salle de classe. Il suffisait d’y penser : avec cela, sûr, les enfants apprendront à respecter les valeurs de la République. C’est bien connu, mettez chaque jour les enfants sous le drapeau européen : vous en ferez des Européens. Mettez les enfants chaque jour sous le drapeau tricolore : vous en ferez de bons petits Républicains.

Là, sous les drapeaux, ne sentez-vous pas le sentiment monter, ce sentiment d’appartenance à la communauté, d’appartenance à l’union des peuples européens ? Ne voyez-vous pas autour de vous la liberté, l’égalité, la fraternité ? Ne voyez-vous pas la perfection d’un cercle ouvert sur le monde, un appel à regarder plus souvent les étoiles d’un ciel européen qui pourrait à tous nous servir d’idéal ? Ayons confiance. Pavoisons. En même temps que les drapeaux, c’est la confiance qui monte, la confiance en la nation, la confiance en l’Europe, la confiance en l’école.

Comment ne pas y avoir pensé plus tôt ? C’est tellement évident pourtant « L’effet Drapeau ».

Ça n’a pas marché ? Recommencez encore et encore, chaque jour, dans chaque classe, de septembre à juillet, vous verrez, les effets ne tarderont pas à pointer. Et bientôt, les atteintes à l’autorité, les manifestations de rejet de la République, n’auront plus cours. Patience ! Les élèves, de la maternelle au lycée, conquis, rentreront vite dans le rang. Neutralisés. Disciplinés. Du reste comment ne pas y avoir pensé plus tôt ? C’est tellement évident pourtant « L’effet Drapeau ».

Stimulez chez l’élève cette zone D du cerveau (appelée communément zone Drapeau par les neurosciences). Chaque matin, appuyez sur le bon bouton. Si l’élève se montre rétif, stimulez et stimulez encore. La zone D est parfois rebelle, mais la stimulation répétée chaque jour garantit des résultats dits très satisfaisants dans 99,9% des cas. La voilà la solution ! Cette perspective a de quoi tous nous réjouir. L’école de l’intranquillité et des incivilités ne sera plus.

À moins de regarder les choses autrement ? Avec sérieux, loin des effets d’annonce. Sérieux comme dans la vraie vie de la vraie école. Il nous semblait bien pourtant que chaque jour sur la façade de leur école, de leur collège, de leur lycée, nos élèves les voyaient pavoiser, ces drapeaux. Il nous semblait pourtant qu’au-dessus de chacune des portes d’entrée des écoles de la République, c’est sous la devise et les beaux mots de Liberté-Égalité-Fraternité qu’ils passaient, se bousculant, sérieux, chahutant ou pressés, sans manifestation d’une quelconque hostilité ou d’un quelconque rejet.

Pourquoi faire comme si ces drapeaux, nos enfants, nos élèves, ne les revendiquaient pas déjà comme leurs, peut-être plus que bien des adultes qui les enjoignent de les contempler ? Pourquoi faire comme si ce drapeau tricolore, écoliers, collégiens, lycéens ne l’avaient pas brandi, ne se l’étaient pas inscrit sur leurs corps, leurs visages, leurs vêtements, n’en avaient pas orné les fenêtres de leurs appartements, lors de la Coupe du monde en  juin et juillet 2018… Comme si nous n’avions pas vu dans les cités à la même fenêtre côte à côte le drapeau français et le drapeau portugais, algérien ou sénégalais lors de manifestations sportives ou d’événements à retentissement national et international ?

Pourquoi faire comme si ce drapeau tricolore, écoliers, collégiens, lycéens n’en avaient pas orné les poèmes écrits au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, pour dire à la fois leur sidération, leur incompréhension, leur rejet de la barbarie mais aussi pour affirmer qu’ils étaient membres d’une communauté nationale ? Comme s’ils ne s’étaient pas affichés profils pleine face tricolore sur les réseaux sociaux en novembre 2015 ? Comme s’ils n’avaient pas diffusé, partagé, repris le motif de la tour Eiffel brillant des trois couleurs dans les nuits de novembre-décembre 2015 ? Comme s’il fallait attendre d’énièmes injonctions parlementaires ou ministérielles pour que notre jeunesse se sente française et s’approprie le drapeau, les drapeaux ?

Si l’on prenait le temps de se demander ce que les élèves ont à dire et d’où viennent leur virulence, leur hargne, leur provocation et surtout leur mal-être ?

Quant au drapeau européen, il y est plus rare, c’est vrai et en cela, ce n’est pas à nos élèves qu’il faut le reprocher. N’est-ce pas plutôt ce que l’on a fait de l’Europe (ou pas fait), qu’il faut questionner… Et tant pis si depuis que cet idéal rayonne, des hommes, des femmes, des enfants se noient dans la Méditerranée les yeux tournés vers des étoiles que nous n’avons plus le courage de regarder ! Et tant pis si le drapeau européen est régulièrement monté cul par-dessus tête puisqu’il y a un haut, un bas, un sens de lecture, que beaucoup – et pas les plus jeunes – méconnaissent.

Il y a des élèves, certes, qui marquent une opposition à l’école et aux apprentissages. Ceux-là mêmes dont on dit qu’ils portent atteinte aux valeurs de la République et à la laïcité. Ceux qui doutent d’appartenir à la France, à l’Europe, tant on les renvoie aux continents et aux cultures qui sont ceux de leurs aïeux, tant on leur dénie le droit d’être à la fois français, européen et issus de l’immigration et adorateurs de Yahvé, Vishnou, Allah ou rien du tout. Comme si nous n’avions pas tous des identités et des appartenances multiples.

Si l’on prenait le temps, au lieu de poser des étiquettes définitives, à la hâte, sur les élèves, de se demander ce qu’ils ont à dire et d’où viennent leur virulence, leur hargne, leur provocation et surtout leur mal-être ? Cette question du reste s’est déjà posée, et l’on continue pourtant de faire comme si des réponses n’y avait pas été apportées. Et l’on continue de vouloir rester sur la version des Territoires perdus, ne sachant que faire, simplement constater le délitement de l’école.

Que l’on considère alors le travail des enseignants qui œuvrent chaque jour dans les quartiers sensibles et qui réussissent à « attraper » les plus rétifs ! Que l’on considère ce qu’ils mettent en place dans leurs classes quand ils questionnent, réfléchissent et entreprennent autour des valeurs de la République ! Dans tous les cas, que l’on arrête de ne pas vouloir entendre les témoignages de ceux qui n’ont, certes, pas réponse à tout, mais qui ont de sérieuses pistes de réflexion ! Les drapeaux dans chaque classe ne changeront rien.

Entendez-les ces enseignants qui chaque jour, sans drapeau et sans hymne, désarment les tensions !

Au quotidien, dans la classe, ce que disent les enseignants, eux qu’il faudra bien écouter un jour, c’est qu’on n’impose pas une adhésion aux valeurs de la République. Les valeurs s’expérimentent, se vivent. Elles se proposent en acte, comme dirait Eirick Prairat.

Écoutez les enfants des quartiers d’éducation prioritaire ou de milieux populaires. Que disent-ils ? Que ressentent-ils ? Un grand décalage. Décalage entre ce qu’ils vivent et l’idée d’égalité. Décalage entre là où ils vivent et l’idée de fraternité. Décalage entre ce à quoi ils renoncent à prétendre et l’idée de liberté. Décalage entre la mémoire du passé, ce passé qui ne passe pas, et l’injonction faite au « sentiment français »… Et contre cela, l’amendement Ciotti ne pourra rien. Osons même l’idée que cela risque d’avoir un effet contraire, braquant, inutilement. Entendez-les ces enseignants qui chaque jour, sans drapeau et sans hymne, désarment les tensions !

Écoutez-les raconter comment en classe ils accueillent la parole de tous ces jeunes qui se sentent exclus, exclus des valeurs de la République ; comment en classe, ils déconstruisent les préjugés, s’emparent des provocations pour en faire des questions de fond, visitent l’histoire pour apaiser les mémoires, s’engagent dans des projets d’envergure pour construire des succès avec leurs élèves. Regardez comment en classe ils mettent le cap sur la culture, sur l’ouverture ; comment en classe, finalement, ils mettent tout en œuvre pour que les élèves puissent prendre leur part à eux de liberté, d’égalité et de fraternité.

Avec ou sans drapeaux.

 

NDLR Anne Angles et Elsa Bouteville ont participé à l’ouvrage collectif dirigé par Benoît Falaize, Territoires vivants de la République, ce que peut l’école: réussir au-delà des préjugés (La Découverte, 2018)


Anne Angles

Enseignante d'histoire-géographie

Elsa Bouteville

Professeure des écoles