Sage comme une image, l’hygiène du numérique
Il se fait et il se fera tout autant de bons et de mauvais films en numérique qu’en argentique. Alors ? Qu’est-ce qui a changé ? Qu’est-ce que ça change pour celles et ceux qui voient les films, qui les fabriquent, les cinéphiles, les cinéastes ? Peu et beaucoup. Rejoignant le fil des anthropologues et des philosophes de la technique et du geste (André Leroi-Gourhan, Gilbert Simondon), l’Association des Documentaristes (ADDOC) pouvait écrire il y a trente ans : « Les manières de faire sont des manières de penser ». Si l’on suppose que c’est toujours le cas, le passage général au numérique (tournage, montage, étalonnage, diffusion) a tout changé. Les machines à filmer (caméras, téléphones portables, tablettes) se sont multipliées au-delà de toute imagination. Cela fait symptôme : telle est la puissance de la marchandise en audiovisuel aujourd’hui. Avec le numérique, les prothèses visuelles, auditives et mémorielles que sont les machines à enregistrer et à filmer développent la consommation, sans doute, mais aussi le contrôle.
Nos yeux et nos oreilles occupés par le marché des images et des sons, ça tourne de tous côtés, manifestants, policiers, passants, pour prendre l’exemple des dernières manifestations des « Gilets Jaunes ». Une part de ces enregistrements audiovisuels est immédiatement « mise en ligne » et visible dans l’instant sur tous les écrans ; ils peuvent être à la fois divulgués et détournés. Adieu les questions, les doutes ! Il n’y a plus de délai entre vision, choix du cadrage, enregistrement et mise en circulation. L’utopie des kinoks de Dziga Vertov (1920) est devenue réalité universellement partagée. Les mêmes bandes images-sons seront visibles au même moment dans les cinq parties du monde. Il s’agissait pour Vertov d’accélérer, précisément, la circulation des motifs révolutionnaires dans l’immense Union Soviétique. En dépit des lenteurs de l’argentique : manipulation délicate, exposition aux agents chimiques, oxydations, encombrement et poids des bobines de film, réglage des éclairages, travaux de laboratoire, confection et expédition des copies — le cinéma était, déjà, l’outil d’une telle ubiquité.
Le numérique est venu accentuer ce que l’image électronique de la vidéo dite analogique avait installé : toutes les phases pratiques de la fabrication d’un film sont accélérées par le numérique, certaines sont mêmes évacuées. La question n’est pas seulement de la rapidité d’exécution de ces opérations. Elle est celle de l’écart temporel qui les séparait les unes des autres, avant-hier, au temps de la pellicule argentique. Entre la vision de l’opérateur cadrant et celle du cinéaste-spectateur regardant les rushes (terme qui dit déjà le souci de la vitesse), un écart de plusieurs heures, une nuit, un délai était inévitable. L’image passait par une phase où rien n’était visible. Un trou noir. Des questions sans réponse : que vaut ce plan ? cette prise ? Il fallait développer le négatif. Voilà qui faisait travailler l’imagination. Il n’y avait plus d’évidences mais une vague d’incertitudes, qui sauvaient l’effet de surprise, de première fois, à la projection des rushes développés. Car le spectateur, la spectatrice, plus ou moins consciemment, désirent toujours que ce qui leur arrive sur un écran leur arrive comme première fois.
Ce moment de latence va se retrouver, en argentique, aux phases successives du travail cinématographique. Il n’était pas possible de visionner un montage sans avoir au préalable non seulement choisi les plans mais les avoir vus et revus, les avoir collés les uns aux autres et les avoir décollés. Comme disait le chef-opérateur William Lubtchansky à ses électros : « faire et défaire, c’est toujours travailler ». La répétition des mêmes gestes, la réitération des mêmes durées au déroulement et à l’enroulement, peuvent être considérées comme une obligation fastidieuse, un ralentissement inutile, mais ces « temps perdus » ont été dans toutes les salles de montage l’ouverture d’un espace-temps non affecté, pendant lequel la mémoire, l’oubli, la réminiscence, tout ce travail mental non toujours conscient était libéré de toute urgence. Il fallait attendre que la pellicule fût rembobinée, qu’elle passât image par image sur l’écran de la table, etc.
Tout ce qui est effet de hasard, heureux ou malheureux, dans nos sociétés, dans nos aventures est presque toujours, en tout cas dans la pratique d’un art, fertile et inventif.
Quant à la prise de vues, depuis la vidéo analogique (débuts un peu éparpillés entre les différents types de compression, au cours des années 80), a fortiori avec sa version numérique (mise au point et montée en puissance étalées sur une dizaine d’années à partir de 1990), le résultat est synchrone avec l’opération. Il est possible de voir et revoir la prise immédiatement après son tournage. Ceci veut dire que le risque inhérent à toute prise de vue (défauts techniques, erreurs des acteurs, opérateurs, techniciens, réalisateurs…) est immédiatement contrôlable et contrôlé, réparable et réparé. Le contrôle prend le pas sur l’aléatoire et permet d’en limiter les éventuels dommages. Oui. Mais nous ne pouvons pas ignorer que cela change tout. Tout ce qui est effet de hasard, heureux ou malheureux, dans nos sociétés, dans nos aventures – et le tournage d’un film multiplie ces hasards –< est presque toujours, en tout cas dans la pratique d’un art, fertile et inventif. L’imprévisible, l’inconnaissable, l’ouvert, le grand récit de la rencontre avec le neuf qui est celui des mythologies, des religions, des mysticismes, des inventions, des révolutions, mettant en jeu hasard nécessité, projet et inconscient, sont placés sous contrôle — et probablement disparaîtront en tant que menaces sur les rationalités du calcul.
Au tournage d’un film, il paraît encore impossible d’écarter tout accident. Et la « prise » d’une scène conservera longtemps son caractère farouche. Au montage, il en va tout autrement. Le montage est une opération de contrôle : voir, revoir, évaluer, mesurer, calculer. Le numérique ne fait que rendre ces procédures d’encadrement et de construction plus rapides — mieux : instantanées. Le montage numérique est d’une certaine façon le contraire du montage de la pellicule impressionnée. On est passé du matériel au virtuel. À ceci près que le montage, comme la peinture, est avant tout cosa mentale. Autrement dit : fragilité, illusion…
Le passage par des machines elles bien matérielles, lentes, alourdissant la tâche, était en fait une chance : celle d’un décalage, d’un certain estrangement (Carlo Ginzburg), d’un saut dans un autre registre formel. Hier, ainsi, les différentes versions d’un montage étaient matériellement fixées tout en restant peu disponibles, puisque toute une suite de gestes était requise, replacer les bobines sur la table de montage, les enrouler et dérouler, c’est-à-dire passer du temps dans des opérations intermédiaires retardant le moment de revoir et vérifier les scènes montées. Le combat incessant entre les puissances de l’oubli et les hésitations de la mémoire demandait une mobilisation mentale complète, consciente et non-consciente. C’en est fini de ces manœuvres : un clic, on n’a pas le temps de penser, et la version du montage vieux d’hier ou de deux mois réapparaît sur l’écran. Disparition des intervalles, des attentes, des fragments d’absence. La machine numérique est partout exigeante : au cinéma comme à la Bourse, elle ne veut ni paix ni répit. Tout ce qu’elle met en jeu va plus vite que les hommes qui la servent. C’est ce que Günther Anders nomme « la honte prométhéenne » : les machines que nous avons créées sont capables de performances meilleures que les nôtres.
Le principe d’accélération (Harmut Rosa) qui caractérise notre présent se double d’un autre principe, celui d’abréviation. Non seulement vitesse, mais suppression d’éléments, trous, que le numérique rend non-perceptibles : ce qui est annulé l’est sans traces (« pomme Z »). S’il faut à une gomme remonter lettre à lettre ou mot à mot tout le chemin de la ligne pour l’effacer, la subtilisation numérique ne laisse pas de traces. Chaque version est « nouvelle » et se présente comme vierge de toute empreinte antérieure. Il n’y a plus de passé, le nouveau monde est un au-delà des ruines, des vestiges, de l’archéologie. Tout semble se faire sans travail, sans usure, sans peine. Le monde numérique est lisse, il se veut « propre », il affiche une relation transparente aux choses et aux êtres. Ni le monde minéral, ni le végétal et moins encore l’animal n’ont pu durer sans histoire, c’est-à-dire sans luttes, pertes et gains. Et l’histoire, jusqu’ici, est une histoire de traces.
L’image numérique a perdu le tremblé, le frémissant qui font impression de réalité et caractérisent le vivant.
La volonté de simplifier l’infinie complexité du monde vivant, de binariser tout le touffu du visible, revient à réduire des arborescences essentielles. Un nettoyage. L’effet, dans le cas du cinéma numérique, s’en fait sentir. Cinéastes et chefs-opérateurs, par définition sensibles à la vie de l’image enregistrée, ont vite ressenti un malaise. Car l’enregistrement serait figement puisque, à la différence des molécules d’argent dans le bain chimique, dont la distribution est toujours aléatoire, les pixels au cours de la prise de vues changent de valeur (du noir au blanc, d’une couleur à une autre) mais ne changent pas de place sur la surface du capteur. Autrement dit, l’image numérique a perdu le tremblé, le frémissant qui font impression de réalité et caractérisent le vivant. Sans eux, l’image sera ressentie comme une image « morte ». Tous les spectateurs savent que le film qu’ils voient a déjà été tourné, monté, étalonné, etc. Ils voient un film fini. Pourtant, pour y croire, il leur est nécessaire d’en ressentir les effets au présent, de le rencontrer comme un chantier ouvert auquel ils pourront prendre part. C’est le paradoxe majeur du cinéma, que le numérique par son principe même abîme au passage.
Les accidents d’exposition et de tirage liés à la répartition aléatoire des granules d’argent dans les émulsions chimiques, introduisaient une vibration, un effet de non-ajustement, jusque dans les images les mieux contrôlées. L’étalonnage en argentique était toujours un coup de dés. En numérique, le contrôle est total, on peut faire d’une image une copie identique (il n’y a plus d’original) et l’on peut la modifier pixel par pixel (l’image est soumise à la technologie). Voici donc qu’intervient, à toutes les phases de travail, un souci que l’on peut qualifier d’« hygiéniste » : éliminer les défauts, les « bugs », les saletés. Les amateurs de musique, eux aussi exposés à l’édition numérique, lui préfèrent, au bout de trente ans et plus, l’édition vinyl, la gravure matérielle d’un son global, tel que l’acoustique du studio d’enregistrement, liée au son d’ensemble, n’est plus filtrable et fait ressentir un espace, une ouverture, une circulation, une respiration. Le vivant est à la fois spatialisé, temporalisé et contextualisé. La vie est « sale », cela se sait.
Le cinéma, au cours de sa (déjà) longue histoire, a joué un rôle politique et critique majeur (Les temps modernes, 1936, et Le Dictateur, 1940, tous deux de Charlie Chaplin). Et les batailles d’ogres des grandes firmes, des États, des capitaux, pour le contrôle de la technologie, de la production et de la distribution des films, peuvent être considérées comme les premiers rounds — et les plus violents — de la mondialisation balbutiante. Dans le mécanisme même du cinéma sur pellicule matérielle (analyse puis synthèse du mouvement) peut se percevoir, en plus du décalage temporel, une dimension critique, un passage nécessaire par le négatif qui, inversant les valeurs des images, met en doute et en mouvement la représentation analogique du monde visible. L’enregistrement du visible passe un instant par le spectral. Un double décalé du monde visible. La ressemblance n’est pas l’identique et la copie n’est pas l’original.
L’ancêtre commun de tous les films, le Cinématographe Lumière, fabriquait des images en tous points artificielles. Celles du numérique le sont aussi, mais elles ont la capacité de se faire passer pour naturelles, idéalisant une nature sans défauts.