Europe

Brexit : la possibilité d’une nouvelle donne linguistique

Interprète de conférence et traducteur

L’anglais ou certainement davantage le « globish » – un anglais strictement utilitaire au vocabulaire limité – est couramment utilisé dans les instances européennes. Pourtant le départ possible du Royaume-Uni de l’Union Européenne amène à repenser la nécessité du plurilinguisme. Car l’anglais pourrait bien, si l’on n’y prend garde, devenir l’instrument de la vassalisation de l’Union européenne face à son grand rival américain, voire anglo-américain et dénaturer, voire entraver le projet européen.

« Mais le problème, dit Alice, est de savoir si tu peux faire en sorte que les mots signifient des choses différentes.
-Le problème, dit Humpty Dumpty, est de savoir qui commande, c’est tout ! »
Lewis Carroll, À travers le Miroir

 

S’il a lieu, le Brexit emportera dans son sillage l’une des 24 langues officielles de l’Union européenne. En effet, sur trois pays anglophones, seul le Royaume-Uni déposa l’anglais comme langue officielle lors de son accession à l’Union Européenne, les Irlandais étant ravis de pouvoir faire valoir le gaélique irlandais et non la langue des Anglais, alors que les Maltais virent en l’accession à l’Union, entre autres, l’occasion de donner des lettres de noblesse au maltais.

Mais peut-être la langue de Shakespeare, ou plutôt celle de Robert Burns, reviendra-t-elle si l’Écosse quitte le Royaume-Uni suite au référendum que Nicola Sturgeon souhaite ardemment organiser, si elle accède de manière autonome à l’Union Européenne et si elle dépose alors l’anglais comme langue officielle. Certes, avec des si, on mettrait le monstre du Loch Ness dans une bouteille (de Scotch) et tout cela ne se ferait pas du jour au lendemain.

En attendant cette échéance hypothétique et lointaine, quelle sera la langue qui exprimera le projet européen dans les cinq années à venir ? Le polonais, le finnois, l’espagnol, le grec, le letton ? Il y a fort à parier que ce sera l’anglais, langue d’un pays qui s’en sera détourné et qui ne sera plus que la langue de quelques 5 millions d’Irlandais et de Maltais, moins nombreux que les Slovaques. En effet, à défaut de préserver son statut de langue officielle, il est vraisemblable que l’anglais demeurera une langue de travail, en réalité la langue dominante de l’UE. Cela est d’autant plus possible que l’anglais a déjà ce statut de langue de travail au Parlement européen. Mais le Brexit ne modifiera pas du jour au lendemain l’ordre linguistique établi, car comme l’explique le linguiste Bernard Cerquiglini : « L’anglais est devenu la matrice intellectuelle de la Commission européenne ces dernières années, imposant ses valeurs et sa culture juridique ».

Loin d’être neutre, la langue ne sert pas qu’à communiquer : ancrée dans une culture et une idéologie, elle constitue l’outil de la construction de la pensée individuelle et collective. Dans sa conception lacanienne, la langue, c’est ce qu’utilisent l’individu et la société pour démêler la complexité du monde et déchiffrer et bâtir la trame des interactions. La langue est le bien immatériel commun dont nous disposons pour vivre et pour viser tant bien que mal le bonheur et le progrès.

L’anglais pourrait bien, si l’on n’y prend garde, devenir l’instrument de la vassalisation de l’Union européenne face à son grand rival américain, voire anglo-américain et dénaturer, voire entraver le projet européen. Comme le dit le député du Haut-Rhin Bruno Fuchs : « Une Europe qui parle anglais n’est qu’un marché ».

Outre les petites réunions à Bruxelles, le terrain d’épanouissement privilégié du globish est l’entreprise : les sujets qui ont trait au commerce, donc.

Or l’anglais pratiqué dans les instances européennes n’est pas vraiment la langue de Shakespeare. Il s’agit plutôt du globish, anglais strictement utilitaire qui propose un vocabulaire limité à 2000 ou 3000 mots, soit l’amplitude langagière d’un enfant au début de l’école primaire. Son lexique indigent et son manque de finesse syntaxique et grammaticale ne permettent pas la nuance ou la finesse stylistique et le rendent inopérant dans certaines activités humaines comme les sciences humaines, la littérature ou l’art. Quand on pratique cet anglais véhiculaire, il est recommandé de se rappeler ce que dit Wittgenstein : « Le périmètre de l’univers de l’individu se superpose à ses capacités linguistiques ». Outre les petites réunions à Bruxelles, le terrain d’épanouissement privilégié du globish est l’entreprise ou bien l’économie : les sujets qui ont trait au commerce, donc.

Il est donc pertinent de penser que porter l’ambition européenne au-delà de simples considérations économiques nécessitera un arsenal d’outils linguistiques à la fois plus fins et plus amples.

Mais si la langue véhiculaire mondiale constitue un fantasme désormais en voie d’assouvissement grâce au (ou à cause du) globish, il existe depuis peu un autre fantasme antagoniste qui remplacera sans doute le globish : celui de la machine qui traduit, autrement dit du logiciel qui traduit automatiquement les textes et de l’oreillette qui interprète les paroles de l’autre. Ce fantasme fait l’objet d’investissements importants depuis les années 80 ; la puissance croissante des ordinateurs et de leur capacité à développer leurs propres connaissances ainsi qu’une certaine forme d’intelligence laissent présager que ces outils verront le jour dans un avenir fort proche. L’avènement de cette révolution signifiera la mort des professions de traducteur et d’interprète, mais aussi du besoin d’une langue véhiculaire, car chacun pourra s’exprimer librement dans sa langue. Ce nouvel ordre linguistique n’est pas si lointain, d’autant que les enjeux économiques et les possibilités lucratives, catalyseurs les plus puissants qui soient, sont immenses. L’aplanissement des langues et le péril qui pèse sur certaines d’entre elles seront bientôt révolus et les langues du monde pourront s’exprimer dans une diversité recouvrée.

En attendant, pour les nouveaux dirigeants et parlementaires européens, les enjeux sont importants. Il faut convaincre du bien-fondé et de l’efficacité de l’Union européenne face à une défiance rémanente et à la montée des nationalismes et ne pas encourager d’autres velléités qui emboiteraient le pas au Brexit. La situation pourrait être cocasse : expliquer en anglais qu’il ne faut pas faire comme les Anglais, affirmer en anglais les valeurs et l’identité européennes face aux États-Unis.

De même qu’il faut préserver la biodiversité, il faut lutter contre l’aplanissement des langues et de la pensée par le tout-anglais.

En anticipant sur la technologie, la solution réside donc dans le plurilinguisme, politique affichée du projet européen. Le départ du Royaume-Uni doit être l’occasion de repenser la nécessité du plurilinguisme et de se rappeler la phrase du regretté Umberto Eco : « La langue de l’Europe, c’est la traduction ». La traduction et l’interprétation ne consistent pas simplement à remplacer hâtivement des mots d’une langue par ceux d’une autre. Elles requièrent une compréhension interculturelle et une adaptation de la richesse et des nuances de la pensée, celles-ci n’étant pas exprimables dans une langue véhiculaire.

De même qu’il faut préserver la biodiversité, il faut lutter contre l’aplanissement des langues et de la pensée par le tout-anglais et se convaincre que l’écart entre les langues est source d’enrichissement et d’intérêt pour l’autre. C’est, en quelque sorte, le sel de l’humanité. Le Brexit doit être perçu par les nouveaux dirigeants et parlementaires européens comme un signal de lancement d’une réelle politique de plurilinguisme et donc d’enseignement des langues à l’échelle européenne.

Rappelons d’abord quelques faits : après le Brexit, les langues les plus utilisées comme langues maternelles dans l’Union Européenne seront, dans l’ordre, l’allemand, le français, l’italien, l’espagnol, le polonais puis, plus loin dans le classement, le roumain, le néerlandais, le portugais, etc., sans que ce « etc. » soit méprisant : seules méritent d’être mises à l’index les expressions comme « grandes langues » ou « langues mineures ». De plus, hors du champ de l’UE mais pas de celui des échanges européens, la Suisse, dont les trois langues sont l’allemand, le français et l’italien, renforce la réalité de cette situation linguistique.

En attendant que la technologie restaure la diversité linguistique, il convient d’envisager l’enseignement des langues dans un but double : d’une part permettre aux élèves d’accéder aux cultures de leurs voisins européens et leur fournir les compétences pour exploiter l’outil de communication le plus utilisé à l’échelle planétaire : l’anglais véhiculaire.

Cela ne va pas à l’encontre de la pensée d’Aristote, qui, à défaut de trancher entre diriger l’éducation uniquement vers les choses d’utilité réelle, en faire une école de vertu et inclure les objets d’agrément, pense qu’il faut donner à l’esprit un courage généreux. La démarche à la fois utilitaire quant à l’anglais mais humaniste quant aux autres langues n’est pas non plus invalidée par l’approche pédagogique d’Antoine de La Garanderie qui vise le « pouvoir être » ou par celle d’Albert Jacquard qui veut « Provoquer une métamorphose chez un être pour qu’il sorte de lui-même, surmonte sa peur de l’étranger et rencontre le monde où il vit à travers le savoir. »

Menée à l’échelle européenne, cette politique d’enseignement précoce de langues étrangères autres que l’anglais freinerait l’asservissement à celui-ci.

En France, l’anglais prématuré à l’école empêche de s’intéresser à d’autres langues. Enseigner, avant l’anglais, la langue des pays voisins dès le Cours Préparatoire irait dans le sens d’un véritable plurilinguisme. Puisque ce sont les municipalités qui s’occupent de l’enseignement primaire, on pourrait aussi enseigner la langue des villes de jumelage et envisager de manière plus intense des échanges d’enseignants. Menée à l’échelle européenne, cette politique d’enseignement précoce de langues étrangères autres que l’anglais freinerait l’asservissement à celui-ci et permettrait d’accéder aux bienfaits de la diversité linguistique : celle-ci constitue une richesse civilisationnelle garante d’équilibre, au même titre que le multilatéralisme.

L’anglais vernaculaire, langue riche, complexe et ancrée dans une culture immense, n’est pas indispensable dans le monde du travail, alors que l’anglais-outil est incontournable, à tel point que, pour se distinguer, les candidats à un poste ont de plus en plus intérêt à se targuer d’une langue supplémentaire. Or la seconde langue n’est généralement pas maîtrisée à la fin de la scolarité en France. De par leur nature, la plupart des langues nécessitent en effet un enseignement plus long que l’anglais, car elles ne se prêtent pas à une utilisation véhiculaire minimale.

Si, de façon simpliste, on tentait de réaliser une représentation graphique des progrès réalisés dans l’apprentissage d’une langue étrangère (en ordonnées) en fonction du temps et des efforts qu’on y consacre (en abscisses), la courbe du français serait linéaire. En effet, les difficultés apparaissent d’emblée et elles ne s’estompent guère à mesure que l’on avance dans l’apprentissage, en raison de la complexité des règles de grammaire et d’orthographe ainsi que du nombre important d’exceptions à celles-ci. L’allemand, lui, suivrait une courbe plutôt exponentielle : les difficultés apparaissent au début (trois genres, déclinaisons, syntaxe avec rejet du verbe et de l’auxiliaire en fin de phrase à certains temps), mais à mesure que l’on progresse, on se rend compte que la langue allemande est construite de façon logique et que les exceptions sont relativement rares. La courbe de l’anglais, quant à elle, serait logarithmique : le débutant se débrouille rapidement (« L’anglais est une langue facile à parler mal », disait Churchill) mais la maîtrise approfondie de la langue s’avère difficile.

Inverser l’ordre d’apprentissage des langues paraît donc logique. L’enseignement de l’anglais trouverait ainsi toute sa place à partir de la sixième. S’agissant de l’enseignement de l’anglais-outil, il consisterait à viser le point d’inflexion de la courbe d’apprentissage, une fois atteints les rudiments véhiculaires mais avant que ne surviennent les complexités de la langue de Shakespeare.

Prendre au sérieux l’enseignement d’une langue étrangère signifie se poser les bonnes questions :

– Quel nombre d’heures d’enseignement y consacre-t-on ?  (Comparaison n’est pas raison, mais les gens d’Europe du Nord ne sont pas « doués » pour les langues. Tordons le cou à ce mythe infondé et à cette généralisation stupide. D’une part, la maîtrise de l’allemand, du danois, du néerlandais ou du suédois facilite grandement l’apprentissage de l’anglais et, d’autre part, souvenons-nous qu’au contraire de ces langues, le finnois, langue finno-ougrienne, ne présente pratiquement pas de similitudes avec l’anglais. Force est d’en déduire que l’anglais y est davantage et mieux enseigné qu’en France).

– La langue étrangère est-elle valorisée ? Autrement dit, est-elle considérée comme aussi importante, voire plus importante, que d’autres matières ?

– L’importance accordée aux langues étrangères se reflète-t-elle dans les coefficients qui lui sont appliqués dans les examens ?

– Comment les enseignants de langues étrangères sont-ils formés ? Sont-ils valorisés dans la société ?

Cette liste de questions, certes biaisées, n’a rien d’exhaustif. On peut aisément la compléter par des questions à choix multiples :

– Qu’est-ce qui est plus important pour l’avenir des enfants, une bonne expression orale et écrite ou bien une capacité de réflexion cartésienne et/ou abstraite ?

– Dans le monde du travail, faut-il de bonnes aptitudes en mathématiques ou bien une bonne maîtrise des langues étrangères ?

– Pour construire l’Europe, faut-il promouvoir l’enseignement de langues européennes ou bien se contenter de l’anglais, langue d’un pays qui n’en fait plus partie ?

Dans sa grande sagesse et sa logique implacable, Coluche disait : « La réponse est dans la question, je fais qu’un seul voyage [1]. »

Si l’on a raison d’espérer que la diversité linguistique sera préservée grâce à la technologie, il convient néanmoins, à court terme, de faire de l’anglais une compétence pour tous sans lui octroyer un statut de langue supranationale. Pour aider les élèves à se construire dans une Europe elle-même en construction et dans un monde en mutation rapide, il faut leur permettre de découvrir et de créer, en leur donnant des compétences plurielles qui leur garantissent polyvalence et liberté. Les langues étrangères sont au cœur de cette ambition noble et enthousiasmante.

En Europe, on pourrait par exemple commencer par rêver d’intercompréhension, communication par laquelle chacun des deux interlocuteurs comprend la langue de l’autre mais s’exprime dans la sienne. Cette forme de communication, qui est celle de certains étudiants dans le cadre d’Erasmus mais aussi de certains couples ou amis tout au long de la vie, est plus riche et stimulante que celle qui dépend d’un outil véhiculaire qui n’est la langue de personne.

Il convient également de souligner sans relâche l’importance de l’éducation en rendant hommage au génie d’Aristote qui prévient que « partout où l’éducation a été négligée, l’État en a reçu une atteinte funeste [2]. »

Bâtissons donc une Union européenne où la diversité linguistique et culturelle continue à enrichir les êtres humains et les aide à vivre ensemble vers le progrès. Par une politique concertée et raisonnée d’enseignement des langues à l’échelle européenne, montrons-nous à la hauteur de la devise de l’Union Européenne : Unis dans la diversité.


[1] On lui doit aussi : « Quatre langues ?!? Reste là, tu vas coller les timbres. »

[2] Politique, Livre V, Chapitre I, 1337a

Xavier Combe

Interprète de conférence et traducteur, Enseignant à l’Université de Paris X-Nanterre

Notes

[1] On lui doit aussi : « Quatre langues ?!? Reste là, tu vas coller les timbres. »

[2] Politique, Livre V, Chapitre I, 1337a