Histoire

Le Nuage de la fin du monde : Ruskin et l’écologie politique

Professeur de littérature anglaise

Le monde Anglo-Saxon célèbre cette année les 200 ans de la naissance de John Ruskin, écrivain et critique d’art britannique. Protestant foncièrement protestataire, celui dont la pensée a influencé celles d’Elinor Oström, Gandhi ou encore William Morris, pose les bases d’une « écologie politique ». À l’heure du dérèglement climatique, il n’est pas mauvais de redécouvrir le penseur de l’entail, ces biens (comme notre planète) dont nous avons la responsabilité, légués à nous pour le meilleur, mais que nous léguerons pour le pire.

Un brin sensationnelle, reconnaissons-le, l’accroche vise à faire la lumière sur l’œuvre d’un grand penseur victorien, John Ruskin (1819-1900), largement absent de la scène intellectuelle française, où on le connaît essentiellement comme historien d’art. Or le « professeur de goût » de Marcel Proust ne fut pas qu’« initiateur de beauté » et défenseur farouche de la peinture de J. M. W. Turner.

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Il fut aussi, et peut-être surtout dans la perspective qui nous retient aujourd’hui, un critique virulent de la société de son temps, un « économiste atterré » avant l’heure, un précurseur de l’écologie politique. Le deux-centième anniversaire de sa naissance, célébré avec faste dans le monde anglo-saxon (Ruskin 200), est en passe de rendre enfin justice à ses intuitions, assez largement prémonitoires, voire fondatrices.

La temporalité, chez Ruskin, s’inverse, par force, car nous sommes dans le temps d’avant la catastrophe nucléaire, et de son emblématique champignon.

Ce qu’on entend d’abord dans le titre, est un écho manifeste avec l’ouvrage pionnier Anna Lowenhaupt Tsing, Le Champignon de la fin du monde, traduit en français en 2017. Cette dernière fait du champignon en général, et d’un champignon en particulier, le matsutake, premier organisme vivant à repousser sur le sol d’Hiroshima, l’exemple parfait du type de liens et d’enchevêtrements interspécifiques nécessaires à une forme de survie collaborative, une fois le capitalisme définitivement ruiné. La temporalité, chez Ruskin, s’inverse, par force, car nous sommes dans le temps d’avant la catastrophe nucléaire, et de son emblématique champignon.

La conférence publique qu’il prononce à Londres en 1884 s’intitule, non sans grandiloquence : « Le Nuage d’orage du Dix-neuvième siècle ». Il y fait état d’une série de phénomènes inédits, en lien avec la formation de nuages sombres, de type cumulonimbus, annonciateurs d’orage, donc, apparus pour la première fois, Ruskin est d’une précision redoutable, le 1er juillet 1871. Ils s’accompagnent d’un vent intermittent, impossible à localiser, tremulous, c’est-à-dire frémissant, d’essence maligne, conférant aux feuilles des arbres une apparence de colère, de peur panique et de détresse. S’étendant du nord de l’Angleterre à la Sicile, ces nuages assombrissent le ciel, blanchissent le soleil et, de façon générale, endeuillent le monde en altérant les couleurs.

Mobilisant ses observations, scrupuleusement consignées sur plus d’une dizaine d’années dans ses carnets, à la façon d’un naturaliste, il les enrobe de citations bibliques, empruntées notamment au livre de l’Apocalypse. Au détour d’une phrase, mais sans paraître s’appesantir sur le sujet, il pointe la très probable corrélation entre le nuage et les cheminées de Manchester crachant la suie des usines. En effet, le « dix-neuvième siècle » du titre, c’est bien évidemment celui de la révolution industrielle parvenue à son apogée. Mais Ruskin préfère évoquer les cendres des morts incapables de reposer en paix, fidèle à une forme d’eschatologie primitive, qui voyait des présages et des signes partout. Du reste, il refuse d’interpréter le nuage à la façon des « modernes ». C’est le blasphème envers Dieu et l’iniquité et les péchés parmi les hommes qu’il invoque, mais sans exclure que de nouveaux cieux et une nouvelle terre pourront à nouveau voir le jour, pour peu qu’on sache mettre bon ordre à ces perturbations.

Dira-t-on que Ruskin sentait « le grisou » de l’histoire, qu’il a vu venir la catastrophe, remontée, non pas du fond de la mine, mais des hauteurs du ciel ? À la différence du grisou, gaz incolore et inodore, le nuage, lui, ne se voit que trop – pour qui sait voir, tout est là. La nuée pestilentielle a beau saturer le champ du visuel, pourtant, nul ne la remarque, en dehors de quelques compulsifs « pisteurs » de nuage.

Il n’est pas besoin d’en rajouter, en prétendant que Ruskin fut le premier à annoncer l’écocide qui vient. Il suffit de demeurer dans la problématique qui était très exactement la sienne : si le nuage ultra-visible ne se voit plus, c’est que quelque chose de l’ordre d’une qualité d’attention prêtée à la nature, à sa diversité, est en train de se perdre, plus ou moins irrémédiablement. Les contemporains de Ruskin ont tout simplement cessé de faire des nuages, tant admirés dans les tableaux de Turner, des compagnons de vie, des interlocuteurs de tous les jours, des protagonistes à part entière d’un écosystème partagé. On ne tourne plus les yeux vers le ciel. À tous les sens du terme, ajouterait Ruskin, inconsolable du divorce survenu entre Dieu et sa création. Et la conséquence la plus flagrante, c’est qu’on n’y voit plus clair. Or, « voir clairement, c’est le fondement de la poésie, de la prophétie, de la religion – toutes à l’unisson. »

Ruskin se montre farouchement opposé, à l’« économie politique », le maître-mot du temps, contre lequel il tirait à boulets rouges.

Une telle prise de conscience, à condition qu’on la désencombre de sa gangue théologico-biblique, peut-elle passer pour « écologique » ? Il y faudrait bien davantage. Or, ce bien davantage, il se trouve que Ruskin l’a sur ses rayons, sous une forme tout à la fois embryonnaire et intransigeante quant aux principes, farouchement opposée, en tout cas, à l’« économie politique », le maître-mot du temps, contre lequel Ruskin tirait à boulets rouges. Ils y passent tous, de Smith à Ricardo, en passant par Bentham et Mill, et aucun économiste ne trouve grâce à ses yeux.

L’écologie de Ruskin, avec tous les guillemets d’usage, se double d’un volet sociétal et politique : « Le Créateur des hommes n’a pas voulu que les actions humaines soient guidées par la balance des intérêts mais par la balance de la justice. » Et pan sur le bec des capitaines d’industrie ! La bataille, il n’aura cessé de la mener contre ce qu’il perçoit, en bon disciple de Thomas Carlyle, son maître à penser écossais, comme un libéralisme destructeur, un capitalisme prédateur, un utilitarisme déshumanisant. Et de plaider pour une sorte de revenu universel, soit une rémunération des ouvriers, non à la tâche, mais en fonction des besoins réels de l’ouvrier pour vivre, et quelle que soit la contribution réelle de son travail à la richesse de l’employeur.

C’est dans les bonnes feuilles d’Unto This Last (1862), qu’on trouve ce genre de proposition, très iconoclaste pour l’époque. Sa newsletter avant la lettre, son proto-blog, il les tenait, avant d’être contraint d’en interrompre la publication, à l’attention des acteurs économiques du royaume, en se plaçant sous les auspices, une constante chez lui, d’une parabole, celle dite « du vigneron », qui voit l’ouvrier de la onzième heure recevoir des mains de son maître la même somme que l’ouvrier de la première (Matthieu 20 : 1-16). On comprend que le mouvement travailliste à ses débuts, mais aussi que Gandhi, sans oublier William Morris, le fondateur des Arts and Crafts, se soient si fortement identifiés au Ruskin fustigeant ce qu’il flétrissait sous le terme, inventé ad hoc, d’« illth », soit le contraire de wealth (richesse). Intraduisible, le mot-valise désigne l’accumulation d’argent mal acquis – dans des conditions contraires à l’éthique, dirait-on de nos jours – et dont la conséquence immédiate est la pauvreté, la pollution, le désespoir, les maladies.

Pourtant, Ruskin n’est pas spontanément démocrate : sa société idéale est de type médiéval, entendu que son Moyen Âge était de pure fiction, essentiellement agencé autour des bâtisseurs de cathédrales qu’il vénère comme personne avant lui ; son idéal politique ressemble à un féodalisme converti moins à la solidarité telle que nous en connaissons l’exigence qu’à la bienveillance associée au paternalisme. Il n’est pas partisan du suffrage universel, son regard sur les femmes laisse beaucoup à désirer. Bref, Ruskin aura cumulé contradictions et paradoxes : hostile au progressisme (the religion of Getting On, persifle-t-il), il n’en est pas pour autant un penseur d’arrière-garde : sa conception résolument holiste du monde, son pédagogisme constamment pratique, l’installent fermement dans le camp des éclaireurs ou des sentinelles.

Protestant foncièrement protestataire, il fut aussi un « Sage », puis ne le fut plus, quand la dépression et la maladie mentale l’enfermèrent dans un silence de onze ans, à la fin de sa vie ; « prophète », au sens d’un Paul Bénichou, quoique davantage tourné vers le passé que vers l’avenir ; icône victorienne, ne serait-ce qu’en raison de sa longue barbe et de ses favoris, mais n’aimant rien tant que rompre des lances ; communiste revendiqué, au moins par esprit de provocation, bien qu’imperméable aux thèses de Karl Marx ; adepte d’une radicalité « violemment » tory, pour ne pas dire High Tory, comme le fut sa mère ; « illibéral », encore un mot à lui, au pays du libéralisme triomphant ; etc.

À l’heure du dérèglement climatique, il n’est pas mauvais de redécouvrir le penseur de l’entail, ces biens dont nous avons la responsabilité, légués à nous pour le meilleur, mais que nous léguerons pour le pire.

On ne cherchera pas à le rajeunir ou à le moderniser, lui l’anti-moderne déclaré, ni à en faire à tout prix « notre » contemporain. Prédicateur autant que moralisateur, Ruskin reste, à bien des égards, d’un autre temps, presque d’un autre âge, quand le dessein de Dieu se déchiffrait, et s’entendait encore à livre ouvert, cadence des Saintes Écritures oblige. Sauf à considérer qu’en raison de ses hantises et de ses obsessions d’« homo dixneuviemis », s’agissant en particulier de la volonté de rapprocher théologie – on ne parlera pas, dans son cas, d’occultisme – et socialisme, Ruskin ferait un assez bon représentant, pour reprendre la formulation de Philippe Muray, d’une « dixneuviémité » universelle, quasiment de tous les âges. Mais ceci est un autre débat.

Toujours est-il qu’à l’heure du dérèglement climatique avéré, il n’est pas mauvais de redécouvrir le penseur de l’entail, ces biens dont nous avons la responsabilité, légués à nous pour le meilleur, mais que nous léguerons pour le pire, ainsi que nous ne le savons désormais que trop. Nous n’avons qu’une seule planète, et il nous faut vivre de manière durable, ainsi pourrait se paraphraser le propos de Ruskin : « Dieu nous a prêté la terre pour la durée de notre vie ; c’est un grand bien inaliénable (great entail). Elle appartient autant à ceux qui viennent après nous, et dont les noms sont déjà inscrits dans le grand livre de la création, qu’à nous-mêmes. Et nous n’avons aucunement le droit, par tout ce que nous puissions faire ou négliger de faire, d’infliger aux premiers des pénalités non nécessaires, ou de les priver de bénéfices qu’il était en notre pouvoir de leur léguer. » (The Seven Lamps of Architecture) Notons avant de poursuivre que Ruskin avait le chic pour donner à ses idées une formulation ramassée, frappante car souvent néologique, et donc destinée à rester dans la mémoire ; entail, illth, pathetic fallacy, on ne compte plus les termes issus de la forgerie ruskinienne et ainsi entrés dans la langue anglaise.

Le paragraphe en question mêle droit, morale et croyance, juridisme et prospective, préoccupation environnementale et embryon de philosophie du care. En droit anglais, l’entail désigne ce qui ne peut faire l’objet d’une transmission autre que celle initialement prévue – strictement limitée, en quelque sorte. De cette contrainte étroite, formelle, Ruskin fait une obligation d’autant plus large qu’elle englobe l’ensemble de l’humanité à venir – laquelle, à rebours du court-termisme auquel conduit l’égoïsme naturel à l’espèce, nous met en demeure de voir plus loin que le bout de notre nez.

On comprend, dans ces conditions, pourquoi Elinor Oström, la théoricienne reconnue des « communs », ces modèles pour la gouvernance des biens communs inaliénables, mais encore Peter Barnes, l’auteur de Who Owns the Sky ? (2001), ont à plusieurs reprises tenu à reconnaître leur dette intellectuelle envers l’auteur de fortes déclarations comme celle-ci : « Nul ne pratique les grandes formes d’art s’il ne coule des jours heureux, au contact d’un air pur, hors de portée du moindre objet hideux et libéré de toute occupation mécanique superflue (…) Ce n’est vraiment qu’une seule partie du travail pratique auquel je dois me livrer en matière d’enseignement de l’art que de faire en sorte que de telles conditions de vie voient le jour et de montrer leur modus operandi. »

À l’injonction d’un Guizot – « Enrichissez-vous ! » – répond le constat de Ruskin, entre évidence et inquiétude : « Il n’est de richesse que la vie. »

Ces biens communs, matériels et immatériels, ils ont pour nom – et Dieu sait si Ruskin était à même de les nommer, un par un, dans le plus petit détail : l’air, l’eau, la terre, l’environnement, les savoirs, les espaces sociaux, dont la propriété se doit impérativement de rester collective, mais aussi les plantes, les racines, les nuages (et non pas « le » nuage), les roches et les pierres (de Venise et d’ailleurs, taillées par la main de l’homme ou restées à l’état de gemmes brutes), les montagnes, mais encore les tableaux, les cathédrales (d’Amiens, n’est-ce pas Marcel Proust…), les musées, les cottages, sans oublier les artisans, les ouvriers, les artistes, les enseignants, unis, non-humains comme humains, en une même symbiose, un seul enchevêtrement, une interaction mutuellement fécondante.

Et c’est ainsi qu’à l’injonction d’un Guizot – « Enrichissez-vous ! » – répond le constat de Ruskin, entre évidence et inquiétude : « Il n’est de richesse que la vie.[1]» On ne se risquera pas à affirmer qu’il parlait d’or – l’expression serait pour le moins déplacée, connaissant sa haine viscérale de l’argent de la spéculation et de la marchandisation (commodification) du monde, engagée à marche forcée dès l’Exposition Universelle de 1851, à Crystal Palace, cette structure de verre et d’acier qu’il avait d’emblée prise en grippe. Disons plutôt qu’il n’avait pas tort, notre directeur de conscience, renommé pour la circonstance « lanceur d’alerte » du dix-neuvième siècle…

NDLR : Marc Porée interviendra sur ce thème ce mardi 9 juillet lors d’une table-ronde consacrée au réchauffement climatique et à la transition climatique, dans le cadre de la Conférence Legrain de l’ENS, dont AOC est partenaire.

 


[1] « Il n’y a de richesses que la vie. La vie, incluant tout son potentiel d’amour, de joie et d’admiration. Le plus riche des pays est celui qui nourrit le plus grand nombre d’humains nobles et heureux. Le plus riche des hommes est celui qui, non content de porter les fonctions de sa propre vie au comble de la perfection, est à même, sans ménager pour cela ni sa personne ni les ressources dont il dispose, d’influencer le plus utilement et le plus largement la vie d’autrui. » (Unto This Last)

Marc Porée

Professeur de littérature anglaise, École Normale Supérieure (Ulm)

Notes

[1] « Il n’y a de richesses que la vie. La vie, incluant tout son potentiel d’amour, de joie et d’admiration. Le plus riche des pays est celui qui nourrit le plus grand nombre d’humains nobles et heureux. Le plus riche des hommes est celui qui, non content de porter les fonctions de sa propre vie au comble de la perfection, est à même, sans ménager pour cela ni sa personne ni les ressources dont il dispose, d’influencer le plus utilement et le plus largement la vie d’autrui. » (Unto This Last)