Philosophie

Rhétorique et post-vérité

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Depuis l’élection de Donald Trump en 2016, le terme de « fake news » fait partie des termes communs de notre actualité. La prolifération des fausses nouvelles serait même responsable d’un basculement de nos sociétés dans une nouvelle ère, l’ère de la « post-vérité ». Difficile pourtant d’y voir le triomphe d’une rhétorique du « fake » : il s’agit plutôt de l’effacement d’une conception lucide de l’éloquence et de son rôle démocratique favorisant un morcellement du réel.

Il y a une légende noire de la rhétorique. Celle-ci provient avant tout d’une défiance ancienne envers l’art oratoire et ses puissances de séduction, dont les sources ne sont pas exclusivement philosophiques – même si, bien entendu, Platon en constitue un puissant orchestrateur. Mais il semble qu’elle connaisse aujourd’hui une actualité particulière, à l’heure où la discussion publique semble menacée par le règne de discours fondés sur la distorsion des faits et mis au service d’une stratégie de puissance et de domination.

C’est ce que révèle l’inflation du concept de « fake news » et l’apparition récente de la notion de « post-vérité ». L’émergence d’une politique fondée sur le mensonge et l’indifférence proclamée à l’égard de la valeur fondamentale du vrai, y compris dans sa dimension purement factuelle, ne témoignent-elle pas d’un triomphe de la rhétorique ?

Discipline de la parole superbe et souveraine, l’art oratoire a souvent été soupçonné de perdre un certain sens du réel et de la vérité. Cela ne relève pas seulement des effets propres aux ressources puissantes de l’éloquence. Cela tient avant tout au risque d’une substitution : la parole s’institue en réalité autonome, par sa faculté de fasciner, de séduire, et peut-être de constituer une image trompeuse du monde.

La parole rhétorique serait donc une perte du monde, car elle se fait monde à l’écart et contre le vrai monde.

On reconnaît ici la dénonciation platonicienne de l’eikos, la « vraisemblance » de la parole oratoire, qui ne serait qu’une image et une ombre de la vérité, c’est-à-dire du monde intelligible. Cette polémique antirhétorique s’adosse à une critique plus générale de l’opinion, y compris dans son importance démocratique, dont Platon dévalue le caractère fragmentaire, provisoire et éminemment instable.

Mais une même défiance se tient également au cœur d’une certaine réflexion politique sur la séduction du discours rhétorique. On la trouve, spectaculairement déclinée, dans un passage de La Guerre du Péloponnèse de Thucydide où Cléon, le chef du parti démocratique d’Athènes, dénonce la passion des discours. Celle-ci se voit accusée de transformer la démocratie en logocratie, le pouvoir du peuple en règne de la parole. « Vous n’avez pas vos pareils pour vous laisser séduire par une argumentation originale et pour refuser de vous incliner devant celles dont la valeur a été déjà éprouvée. Vous vous laissez subjuguer par les paradoxes et vous dédaignez les façons de voir habituelles (…) Vous êtes en quête d’un monde qui n’a, pour ainsi dire, aucun rapport avec celui dans lequel nous vivons. Il vous manque la dose suffisante de bon sens pour apprécier sainement la réalité qui vous entoure. » (III, 38).

La parole rhétorique serait donc une perte du monde, car elle se fait monde à l’écart et contre le vrai monde. Et c’est là ce qui explique la transformation de la démocratie en un théâtre de paroles dont le public est spectateur, et non plus acteur. Contre cette dérive, place devrait dès lors être donnée selon Cléon à une parole des « hommes ordinaires », moins soucieux d’entrer dans la compétition des orateurs que de respecter les lois justes. Ce n’est pas toutefois sans une ambiguïté profonde. Car parler en leur nom contre la rhétorique, c’est précisément construire une parole sur le silence, forcer l’interprétation de celui-ci, et confisquer la multiplicité de ses sens derrière l’illusion d’un discours unifié des sans-voix. Paradoxe profond par conséquent : il y a une critique antidémocratique de la rhétorique, et une accusation démagogique lancée contre ses pouvoirs. N’y a-t-il pas lieu d’en tirer le motif d’une perspective plus mesurée sur ses véritables risques ?

Surmonter le préjugé antirhétorique ne constitue que superficiellement un défi pour la philosophie, et notamment la philosophie politique. Car à côté de la tradition platonicienne (qu’il faut au reste nuancer, puisque les dernières pages du Phèdre semblent plaider pour une rhétorique « tempérée », c’est-à-dire subordonnée à l’exigence rationnelle de la vérité), les réflexions d’Aristote dans la Rhétorique forment un contrepoids d’importance – et susceptible d’éclairer à nouveaux frais la question contemporaine de la post-vérité.

L’art oratoire porte en lui une exigence fondamentalement réaliste. Car il ne se résume pas au simple effet « psychologique » du discours.

Éliminons d’emblée un premier préjugé, selon lequel la puissance de la parole oratoire serait capable de mettre en délibération les vérités les mieux installées au point de soustraire le discours rhétorique à l’épreuve des faits. Aristote en effet – mais ce point est un consensus des théories antiques et modernes de l’éloquence – rappelle que toute « preuve » rhétorique ne repose pas sur le discours. Les preuves « non techniques » (entendons : qui ne relèvent pas de l’art de la parole) sont précisément les documents, textes, indices matériels susceptibles d’être apportés et produits dans les tribunaux ou les assemblées délibératives, afin d’éclairer, mais également d’ancrer solidement la discussion dans le champ de la réalité vérifiable et partageable. La rhétorique ne vise donc pas à forclore le champ du réel. Il n’y a précisément sens à parler et à convaincre que sur le fond de cet adossement premier aux faits, qui mesure, limite et encadre l’effet de la parole.

C’est dire si l’art oratoire porte en lui une exigence fondamentalement réaliste. Car il ne se résume pas au simple effet « psychologique » du discours. Il suppose le complexe des institutions et des pratiques sociales et politiques qui l’entourent, et qui pèsent concrètement sur la parole. Pour qu’il y ait rhétorique, il faut qu’il y ait le face-à-face d’un orateur et de son public, et exposition réelle du premier aux risques du second. On peut se demander  a contrario si ce n’est pas la dilution, voire l’effacement complet de cette réalité démocratique du face-à-face, qui favorise la distorsion du vrai. Les réseaux sociaux, les médias dits alternatifs, les plateformes de partage de contenus peuvent ainsi, dans leur usage le plus néfaste, contribuer à cette fragmentation d’un espace alvéolaire de l’information. L’affranchissement à l’égard du vérifiable propre à l’ère de la « post-vérité »  manifesterait ainsi une disparition de l’intuition d’une réalité authentiquement commune, car communément éprouvée.

Qu’en est-il à présent de l’effet rhétorique de la parole en tant que tel, et de son inscription dans le champ du politique ? En tant qu’il vise l’assentiment provisoire et potentiellement superficiel, ne constitue-t-il pas le terreau sur lequel la manipulation du vrai peut s’imposer aux dépens de la recherche commune de la vérité ?

Là encore, on peut en revenir aux analyses de la Rhétorique, en particulier dans les premiers chapitres du traité. Aristote se propose d’étudier le phénomène du « persuasif », c’est-à-dire l’effet de vérité que le discours peut entraîner sur son public. À ce titre, le Stagirite part du constat que l’argumentation – la volonté de convaincre un auditeur de la véracité d’un discours – relève de l’activité même du logos, telle que la pratique ordinairement chaque individu. C’est ce qu’il affirme au début du livre I, dans un premier chapitre qui évoque souvent les thèmes centraux de l’introduction des Politiques et de la Métaphysique. « Tous les hommes se mêlent jusqu’à un certain point de questionner ou de soutenir un argument, de se défendre ou de porter des accusations » (I, 1, 1354 a 3-6). Pour cela, ils trouvent à leur disposition des compétences « communes » (koina), mais non encore constituées en techniques ou en connaissances à proprement parler. Il y a donc bien un soubassement anthropologique de l’argumentation, et par conséquent de la parole rhétorique à laquelle elle donne lieu.

Celui-ci renvoie évidemment, dans le vocabulaire aristotélicien, à une « nature » (phusis) propre à l’homme. C’est la même qui, au début de Métaphysique A, permet de penser un désir de connaissance propre à l’homme, une aspiration distinctivement humaine à la vérité. C’est elle également, qui, dans le livre premier des Politiques, définit l’homme comme animal politique, politikon zoon, susceptible d’échanger des raisons et de définir des principes de vérité et de justice sur lesquels fonder la communauté politique. Au delà d’un concept de nature devenu problématique pour nos oreilles modernes, cette référence à la notion de « communauté » se montre intéressante. Car elle fait apparaître une rationalité fondée non pas seulement sur l’universalité d’une faculté, mais peut-être davantage sur une sensibilité partagée à l’égard du vrai. C’est cette dernière qui nous donne d’échanger, de discuter, d’explorer inlassablement les différentes façons que nous avons de partager une certaine réalité, d’en disposer comme d’un socle commun pour notre connaissance et pour notre action.

La notion de « persuasif » y gagne en clarté et en radicalité. Il ne peut plus se confondre avec la simple recherche de l’effet sur l’auditoire, de la manipulation ou de la transformation de ses croyances. À l’inverse, il semble qu’il faille procéder à un renversement de perspective. C’est en quelque sorte sur le fond du partage implicite de cette sensibilité au vrai que la persuasion est possible. Car celle-ci n’a pour tâche que de compléter, d’éclaircir, d’expliciter, d’approfondir l’assentiment que nous lui portons intuitivement, et qui demeure, dans l’opinion, encore incomplet, inachevé, fragmentaire, parfois équivoque.

Il est nécessaire de rapprocher ce concept de « persuasif » de celui qu’Aristote avance, au détour d’une remarque sur le plaisir, dans le livre X de l’Éthique à Nicomaque : « ce que nous appelons la réalité (littéralement « ce qui est »), c’est ce sur quoi tout le monde tombe d’accord ; celui qui rejetterait (anairôn, qui enlèverait, lèverait, ôterait) cette conviction (pistin), ne trouverait rien de plus persuasif (pistoteron) » (Éthique à Nicomaque, X, 2, 1173 a 1–2). Apparaît ainsi l’affirmation d’un accord initial, rationnellement et socialement fondé, portant sur l’être, comme gage d’une réalité commune.

Ces remarques rejoignent peut-être un passage de Rhétorique I, 13 consacré à la « loi commune », ou loi « naturelle » (1373 b 4 sq). Là encore, deux lectures sont possibles. L’une, naturaliste, reste fondée sur l’idée d’une essence profonde universellement partagée par tous les hommes. L’autre, peut-être plus prudente, consiste à lire autrement la référence à la « nature ». Celle-ci serait vue comme moyen de penser une organisation rationnelle du social indépendante des formes empiriques que peuvent prendre les communautés humaines. Et cet agencement ne dépendrait que d’une simple compréhension de ce que peut signifier l’existence collective – comme par exemple l’interdiction de tuer, de voler, d’imposer des normes qui font violence à la raison, à la sensibilité et au corps. La loi commune pense ainsi le commun sans les communautés, à partir de cette affirmation d’une rationalité propre à la vie en commun.

C’est l’effacement d’une conception plus lucide de l’éloquence et de son rôle démocratique qui favorise le morcellement du réel.

Quoi qu’il en soit, c’est de cet accord que découle la possibilité d’une persuasion, en son sens le plus profond et le plus authentique, qui n’est en rien celui d’un gauchissement ou d’une substitution. Le pithanon, c’est-à-dire le persuasif rhétorique, a pour horizon le pistoteron, cette « conviction » plus forte, toujours davantage partagée, dont le réel est l’objet. Est donc persuasif ce qui augmente et approfondit, non pas seulement les croyances subjectives, mais l’accord implicite que nous entretenons sur cette réalité commune.

La part « argumentative » de la rhétorique ne se résume donc pas à la construction fugace, circonstancielle, et en partie opportuniste de l’adhésion, en une pure et simple rencontre fortuite ou calculatrice des opinions. Elle procède tout autant de cette perception commune d’une réalité en partage, que le logos collectif ne cesse d’explorer, d’approfondir et de cimenter dans l’échange des raisons et la poursuite d’un assentiment plus complet, plus lucide, plus cohérent.

C’est pourquoi la conception rhétorique de la rationalité ne se résume pas à un arsenal de preuves, de tactiques, de procédés, de « coups » à jouer dans l’arène publique et l’agôn démocratique. Elle est avant tout ce postulat que la délibération publique et la conversation démocratique circulent à l’intérieur d’un espace commun qu’il nous faut redécouvrir, et que le discours rhétorique a charge de faire entendre et comprendre.

C’est là une manière de penser sa fonction et sa légitimité rationnelle, mais aussi de considérer toutes les perversions qui peuvent le frapper et le détourner de son but. Cela passe également par la nécessité de reconnaître sa vulnérabilité et sa précarité, face à la réalité antinomique du pouvoir comme kratos, puissance et domination. Dans cette fragilité inattendue de la rhétorique se jouent en fait deux idées du politique, dont la concurrence est inhérente au phénomène même de la vie collective : d’un côté la constitution d’un commun fondé sur le partage, dynamique et mouvant, mais fondamental, des principes ; de l’autre, le déploiement incessant d’une concurrence des puissances, des appétits et des stratégies de domination. Aristote opte pour la première, nous ne pouvons oblitérer la force et les dangers de la seconde. Mais c’est un fait que cette division et ce conflit sont internes à la rhétorique. Ils ne passent pas à l’extérieur de celle-ci pour la placer, comme le fait le plus souvent sa caricature, dans le camp de la propagande, du mensonge et de la manipulation.

Autant dire par conséquent que c’est bien mal décrire notre actualité que d’y voir le triomphe d’une rhétorique de la « post-vérité ». C’est plutôt en effet l’effacement d’une conception plus lucide de l’éloquence et de son rôle démocratique qui favorise ce morcellement du réel. Ne confondons pas l’inquiétude liée à cette disparition avec la nostalgie de tout ce dont la rhétorique a fini, au cours de son histoire, par prendre le visage – les délices de l’éloquence parlementaire et judiciaire, la parole d’apparat, l’idéal d’une culture universelle, etc. À un niveau conceptuel plus profond, il y a dans la conception rhétorique de la « réalité » une dimension intrinsèquement démocratique, qu’il faut retrouver et réaffirmer. Est réel ce qui peut être partagé, même si c’est d’un partage précaire, fragmentaire, inachevé, pour devenir le lieu même où se déploie une parole en quête de vérité et de justice.

(NDLR Thibaut Sallenave a récemment publié La Parole impropre aux éditions du Cerf.)


Thibaut Sallenave

philosophe, Docteur de l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne

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