Rediffusion

L’affaire Claas Relotius : un faussaire à l’heure des fake news

Professeur de littérature et d'histoire des médias

Véritable histoire à retournement final, le scandale qui a agité le Spiegel fait suite à nombre d’enquêtes et contre-enquêtes, de promesses et de mensonges dignes du film policier le plus rocambolesque. Mais, au-delà de l’émoi suscité par le sort du héros déchu, que révèle cette affaire s’agissant de l’art si souvent célébré du storytelling ? Rediffusion du 23 janvier 2019.

On pourrait en faire un de ces films qui, à l’instar des Hommes du Président, de The Insider ou plus récemment des Pentagon Papers, viendrait nous rappeler les conditions de possibilité de l’exercice vertueux du journalisme. Et on l’appellerait « Crime et expiation », malgré le hiatus, parce que ce serait un titre plus juste que « Crime et châtiment », qui a déjà servi. Pendant le générique, on verrait Claas Relotius, jeune star du reportage, se faire couvrir de tous les prix journalistiques possibles, pour le plus grand bonheur des responsables du Spiegel.

Puis le film commence, on verrait Relotius et Juan Moreno, l’envieux, enquêter en équipe de part et d’autre de la frontière entre le Mexique et les États-Unis, avec la rédaction du Spiegel s’enthousiasmant une fois de plus pour les papiers de son reporter vedette, qui n’a pas son pareil pour se mettre des sources dans la poche là où d’autres mettent six mois à ne pas en trouver. Quel talent, de la grâce presque, et comment alors prêter sérieusement attention aux insinuations incrédules de Juan Moreno, un jaloux sans aucun doute. D’ailleurs Relotius, malin comme un singe, n’a aucune peine à fournir quelques fragments de preuves à ses collègues lorsque les premiers doutes surgissent à propos de son reportage sur un certain Monsieur Jaeger (en allemand : le chasseur !), un brave civil armé qui patrouille avec ses potes le long de la frontière entre l’Arizona et le Mexique en attendant le mur promis par le président Trump.

Mais le fourbe Moreno insiste, profite d’un second reportage aux États-Unis pour enquêter sur l’enquête de son collègue, fournit des preuves de plus en plus accablantes. Comme dans les séries de HBO ou de Netflix qui respectent scrupuleusement le principe du retournement des personnages, on découvre ainsi, après environ quarante minutes de film, que l’ange était un méchant petit démon faussaire et que Moreno était en fait le journaliste héroïque de l’histoire. Gros plans sur les mines de plus en plus atterrées, à chaque nouvelle preuve, des responsables du Spiegel, qui ne font que commencer à saisir la portée du désastre, puisque Relotius n’en est pas à son premier faux, qu’en quelques années il a infecté de ses farces le Spiegel et de nombreux autres titres de la presse germanophone (quatorze faux avoués à ce jour, mais on en soupçonne une belle cinquantaine).

Gros plans également sur quelques collègues du Spiegel qui pleurent de voir s’effondrer tout ce à quoi ils ont cru, sur des militants d’extrême-droite qui ricanent (fake news, on vous l’avait bien dit) et bien entendu sur Relotius, l’ange déchu, également en sanglots, qui dirait dans le film, puisqu’il l’aurait dit aux responsables du Spiegel, que la pression qu’il se mettait à ne pas s’autoriser à échouer grandissait au fur et à mesure qu’il avait plus de succès, qu’il était malade et qu’il avait besoin qu’on l’aide. A l’heure qu’il est, on ne sait pas si le Spiegel a pris en charge les frais de la psychothérapie demandée par Relotius, mais on ne peut s’empêcher de constater que décidément on ne compte plus, dans tous les domaines possibles, les victimes malheureuses d’engrenages, qui n’ont plus su s’arrêter. Tous drogués, dopés, et bien entendu à l’insu de leur plein gré. Exit Relotius donc, viré de l’hebdomadaire : ce serait en somme au spectateur de juger s’il est plus coupable qu’un sportif dopé, un banquier fabriquant des subprimes, un hacker indélicat, un plagiaire maladroit ou un ministre au bénéfice de cadeaux louches ou de comptes à l’étranger.

On passerait ensuite à la seconde partie du film, avec une forte présence de Juan Moreno expliquant, en bon journaliste, toutes les failles remarquées dans le reportage de Relotius. Mais le clou de cette partie, ce serait le très long mea culpa du nouveau rédacteur en chef, Ullrich Fichtner, qui, en journaliste encore meilleur, réussit à faire vibrer et pleurer l’Allemagne presque entière avec son article (son reportage ?) sur tous les détails de toutes les turpitudes de Relotius et des vertueuses conséquences et mesures qu’en tire le Spiegel. Expiation : le faussaire est chassé, tous les faux sont rendus publics, et le Spiegel présente ses excuses à ses lecteurs. En France, des députés exigeraient une loi interdisant aux journalistes de mentir.

En Allemagne on croit aux experts et par conséquent le Spiegel met lui-même en place une commission de trois experts au-dessus de tout soupçon pour examiner ce qui n’a pas fonctionné dans le « système de sécurité », c’est-à-dire dans le très consciencieux « fact-checking » dont s’enorgueillit le Spiegel, comme s’il suffisait d’un firewall vraiment performant pour dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. En effet l’hebdomadaire fait contrôler tous les articles non seulement par au moins un rédacteur et un chef de rubrique, mais il dispose également d’une équipe de soixante documentalistes dont la tâche est de vérifier tout ce qui est vérifiable dans un article. Aux experts donc d’éradiquer une fois pour toutes le mensonge et les menteurs, de laver l’honneur du Spiegel, voire du journalisme allemand tout entier. On va voir ce qu’on va voir, on ne verra plus ce qu’on ne veut pas voir, cela n’arrivera plus, la vérité est trop précieuse pour qu’on laisse un Relotius la souiller.

Le Spiegel s’est empressé de resacraliser le fétiche de la vérité en ne dissimulant rien de l’affaire Relotius, Mais est-ce convaincant ?

Le film ainsi résumé pourrait avoir été produit par le Spiegel lui-même. Il correspond en tout cas à l’expiation mise en scène par l’hebdomadaire. Mais ne se termine-t-il pas trop vite, n’est-il pas un peu court et pour tout dire assez plat ? On reste sur sa faim avec ce scénario rédempteur, on a l’impression que dans le contexte de la « post-vérité » ou des fake news, le Spiegel (et peut-être au-delà de lui toute une profession) s’est empressé de resacraliser le fétiche de la vérité en ne dissimulant rien de l’affaire Relotius, en s’appliquant le mot d’ordre de Rudolf Augstein, le fondateur – « sagen, was ist » (dire ce qui est) – comme une purge ou un exorcisme. Mais est-ce convaincant ? Suffit-il de se débarrasser du symptôme Relotius pour se croire guéri, sans trop se demander de quoi exactement le faussaire aura été, une fois de plus, le symptôme ?

Une fois de plus, car Claas Relotius n’est de loin pas le premier faussaire à nous confronter à l’extrême fragilité de la vérité ou des « faits », dont on exige qu’ils servent d’irréfutable base à la crédibilité du journalisme. Certes il y a les faits, mais on sait bien que l’objectivité cesse avec la sélection de certains faits plutôt que d’autres, avec leur mise en perspective, leur mise en récit, et ce n’est pas une coïncidence si Relotius était justement un as régulièrement primé du storytelling, dont c’est presque la vocation de rendre floues les frontières entre les faits et la fiction. C’est bien de virer le journaliste vedette de la maison, clairement démasqué comme faussaire, mais il serait naïf de penser que le Spiegel – ou n’importe quel autre titre – peut ainsi conjurer une fois pour toutes les effets de fiction qui affectent à dose plus ou moins homéopathique de très nombreux reportages. « Sagen, was ist » : ce serait faire preuve d’un peu de prudence que de remplacer cette belle maxime par « nicht sagen, was nicht ist », mais que deviendraient alors nos plus beaux reportages ?

Il arrive un moment, au-delà de tous les contrôles possibles, où il faut bien faire confiance au journaliste, où il ne reste que la singularité de sa perception, de sa parole et de son récit.

Le Spiegel est également dans le traitement du symptôme lorsqu’il rend public les mécanismes de contrôle des faits qui a fait sa fierté, lorsqu’il invoque ses soixante documentalistes qui vérifient tout, puis lorsqu’il désigne une commission de trois experts pour améliorer encore le « système de sécurité », comme si celui-ci était à peu près de même nature que celui d’une banque victime de hackers. Mais on peut mettre six cents plutôt que soixante documentalistes sur le coup, cela n’empêchera pas que sur les faits les plus singuliers, sur le « cœur » de l’investigation en somme, et notamment sur les situations qui exigent impérativement la protection des sources, il arrive un moment, au-delà de tous les contrôles possibles, où il faut bien faire confiance au journaliste, où il ne reste que la singularité de sa perception, de sa parole et de son récit. Comme le Spiegel le reconnaît lui-même, on peut vérifier les moindres détails (le temps qu’il faisait ce jour-là, le nom de la rue où ça se passe, l’âge du capitaine, etc.), mais on ne peut pas « contrôler » les journalistes eux-mêmes, sauf à les transformer en zombies munis de caméras ou flanqués de drones 24/24, et encore, pas sûr que ça marche.

Promis juré, cela n’arrivera plus. Avec ses trois experts irréprochables, le Spiegel confirme ainsi malgré lui, presque ironiquement, que la question de la « vérité des faits », qu’il convient de rétablir dans ses droits les plus sacrés, se résorbe en fin de compte en celle du pouvoir, de l’autorité, de la crédibilité et de la confiance. Si les documentalistes et les responsables ont cru Relotius pendant des années (et pas le premier Juan Moreno venu), c’est parce qu’ils avaient confiance en lui, et ils avaient confiance en lui parce qu’avec ses prix, ce monsieur avait sa réputation, son prestige, son autorité, autant dire du pouvoir. Le meilleur « fact-checking » du monde, que Relotius savait d’ailleurs très bien utiliser et retourner pour renforcer la crédibilité de ses reportages, n’y changera rien, pas plus d’ailleurs qu’une loi interdisant les fake news.

Le meilleur carburant de l’auctorialité journalistique, c’est la singularité incontrôlable d’un vécu, d’une perception puis d’une story, et c’est là que le faussaire s’engouffre.

Tant qu’il y aura des menteurs…. Le prochain faussaire pris la main dans le sac est aussi certain que la prochaine éruption du Karamako, et il existe des faussaires en tous genres, le prochain ne ressemblera sans doute pas à Relotius. Cette fatalité est renforcée par l’évolution actuelle de la profession de journaliste, par ce qui y arrive à la « fonction-auteur ». Le journaliste oscille en effet entre une perte d’auctorialité (et partant d’autorité) accélérée par les dispositifs numériques qui le vouent à la répétition sans fin des informations déjà (ou immédiatement) disponibles et une restauration de l’auctorialité qui passe notamment par le reportage ou l’investigation, par ce que le journaliste est seul à voir et à raconter, et au-delà de cette singularité des faits par celle d’un style, d’un savoir-raconter, et donc d’une esthétique, un domaine pour l’instant encore peu accessible aux logiciels. D’où le prestige du reportage ou de l’investigation, d’où les prix régulièrement attribués pour des enquêtes, qui sont autant de célébrations de l’USP du journaliste, autant de preuves qu’il existe encore dans son auctorialité, qu’il n’a pas été transformé en simple perroquet par les algorithmes de Google ou de Facebook. Le meilleur carburant de l’auctorialité journalistique, c’est la singularité incontrôlable d’un vécu, d’une perception puis d’une story, et c’est là que le faussaire s’engouffre, symptôme comme toujours d’une crise ou d’un malaise. Pour devenir faussaire, correspondant à la Maison Blanche n’est pas un bon plan ; mais peut-être pas non plus pour devenir auteur.

Pour terminer, il faut donc envisager une sorte de renversement. Certes l’époque célèbre encore (ou de nouveau) les journalistes, les couvre de prix, et plus rarement d’argent, mais elle raffole peut-être justement d’eux pour leur « vécu », pour leur capacité d’en tirer des histoires, de personnaliser les problèmes ou les conflits les plus graves, les plus déchirants, conformément à l’ethos dominant de la culture spectaculaire. En tout cas c’est un plus si les journalistes paient de leur personne, s’ils jouent les trompe-la-mort en Syrie et en Afghanistan, ou s’ils sont en immersion à la frontière mexicaine, pour y rencontrer un brave paramilitaire ou le jeune homme qui aurait déclenché à lui tout seul dix ans bientôt de guerre civile en Syrie (c’est une autre blague signée Relotius). Cela fait d’eux des quasi-héros, c’est du « lui et moi », on les encense, sans trop se demander si c’est vrai ni surtout s’il s’agit d’informations utiles ou indispensables à notre compréhension du monde. Qu’importe à partir du moment où ça a l’air bien vécu et qu’on prend du plaisir à lire quelque chose de bien foutu. Les doutes que nous avons sur la réalité de la télé-réalité n’a jamais nui à son succès. Claas Relotius est aussi le symptôme de ce cynisme.

Cet article a été publié pour la première fois le 23 janvier 2019 sur AOC.


Vincent Kaufmann

Professeur de littérature et d'histoire des médias, MCM-Institute de l’Université de St. Gall, Suisse