International

L’Italie de Salvini

Ecrivain

La visite du président Macron à Rome marque la reprise des relations franco-italiennes. Une rencontre symbolique, qui n’efface pas pour autant les quatorze mois de gouvernement de la Ligue d’extrême droite et des Cinq Étoiles ; ni le succès d’un Matteo Salvini, construit sur la peur des Italiens d’une mondialisation incomprise. L’écrivain et journaliste italien (sicilien) Giosuè Calaciura, dont le dernier roman, Borgo Vecchio, figure d’ailleurs dans la sélection du prix Femina, livre ici son témoignage.

L’Italie est le pays qui, en Europe, lit le moins de livres et de journaux, le pays qui connaît le plus fort taux de décrochages scolaires, le plus faible nombre de diplômés, d’ingénieurs, de scientifiques, d’enfants. Le pays dont les investissements pour l’école et la culture sont minimes. Seul un enfant sur quatre trouve une place en maternelle. L’Italie, surtout au Sud, se vide de ses jeunes et de ses intellectuels : tous les indices de croissance sont à zéro ou en dessous de zéro. L’écart entre l’Italie méridionale et l’Europe est toujours plus profond, parfois abyssal. Impossible à combler.

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La photographie, en cette fin d’été 2019, du pays conduit par la Ligue raciste de Salvini et ses complices inexpérimentés Cinq Étoiles livre à la postérité et au nouveau gouvernement – accouché en urgence par le nouveau couple de centre-gauche et du Mouvement Cinq Étoiles pour faire obstacle à la marée noire et délirante de l’extrême droite – un pays vieilli sans sagesse, une sénilité coléreuse pleine de désillusions devant les promesses vides qui lui ont été faites durant le ventennio berlusconien brisé sur les affaires judiciaires du magnat de la télévision.

Salvini et le peuple Cinq Étoiles, d’une manière ou d’une autre, sont les fils de Berlusconi. Le pire de cette longue saison d’intérêts privés et de misérables histoires para-sexuelles a pris racine dans cette anthropologie italienne inédite secouée de frissons fascistes, de violence xénophobe, de peur envers n’importe quel type de diversité : l’emportement contre les lois et la Constitution, la haine pour la culture et les formes de connaissance qui en sont issues, la marginalisation de toute compétence, le désir d’illégalité, d’avoir les mains libres, l’urgence de confier son destin à l’oint du Seigneur, à l’homme fort. À un duce.

Les quatorze mois de gouvernement de la Ligue et des Cinq Étoiles représentent le moment le plus vil et le plus cruel de l’histoire républicaine italienne.

Quel découragement de voir que les sondages, si on retournait aux urnes, confirmeraient la Ligue de Salvini (doyen des partis politiques du Parlement) comme premier parti en Italie. Découragement parce qu’en marchant dans la rue on se demande comment il est possible que, au Sud comme au Nord, des femmes âgées et fatiguées par leurs cabas, de paisibles retraités fuyant la chaleur, de jeunes précaires qui, certainement pour la première fois, auraient à s’exprimer par leur vote, d’insoupçonnables intellectuels sans doute exclus des foires médiatiques, et jusqu’à des poètes dotés d’une excessive considération pour eux-mêmes – certains d’entre eux ont fustigé les plus déchaînés contre l’arrogance raciste de Salvini en forgeant à leur encontre cet oxymore : « talibans du bien » – aient pu choisir la Ligue. Et pourtant beaucoup de ces femmes, de ces aînés, ont vécu la tragique agonie du fascisme, l’horreur de la guerre et de la Shoah, le triste après-guerre italien. Les plus jeunes, ne serait-ce que par obligation scolaire, ont étudié les fléaux du court XXe siècle, nombre d’entre eux ont fait un voyage à Auschwitz avec leur école. Et les poètes, les intellectuels ? L’exclusion hors de l’industrie culturelle italienne est si diffuse – la chaîne d’assemblage du consensus ne s’est jamais interrompue – que les « créateurs » semblent prêts à tout compromis éthique. À la télévision publique comme dans les grands groupes d’édition.

Homme politique et personne médiocre, privé de toute éthique, Salvini est désespérant quand il répète obsessionnellement ses insultes contre la gauche « bien-pensante » et « radicale-chic », contre les « tiques communistes », contre les jeunes embarqués dans les bateaux des ONG qui tentent de sauver les migrants sur les routes misérables de la Méditerranée (« Qu’ils se fassent accueillir chez eux »), il embarrasse quand il brandit sans cesse ce crucifix durant ses mettings et qu’il le couvre de baisers, quand il réitère ses invocations à la Vierge Marie, les attaques contre le Pape, sa tapageuse campagne contre l’Europe unie et les frontières ouvertes. Obscène quand, dans une discothèque du rivage de Milano Marittima, il s’est improvisé DJ pour faire danser sur Fratelli d’Italia les go-go girls aux cuisses dénudées. Salvini est un Berlusconi de la campagne, de plage. En plus vulgaire, si tant est que ce soit possible.

Même les démocrates-chrétiens les moins présentables, ceux qui ont mal gouverné l’Italie pendant 52 ans, n’étaient jamais arrivé à ce niveau. Même les pires, comparés à Salvini, font preuve de qualités d’hommes d’État. Et pourtant Salvini est « couronné » de succès dans un pays qui lui tend désormais un miroir : sans aucun sens de l’État et de la chose publique, opportuniste et rancunier. Voire blasphématoire malgré l’Église de Rome, le pape et le crucifix imposé dans les écoles – le maire de Ferrare, membre de la Ligue, en a acheté 385. Un pays sans Dieu.

Salvini est un malin. Mais pas tant que ça. Malin dans son incessante façon de faire du chantage à ses collègues gouvernementaux incompétents, qui, pour conjurer la crise dont le « Capitaine » – ainsi les membres de la Ligue et les fascistes l’invoquent-ils dans les meetings – a tant de fois menacé, ont voté en faveur des décrets les plus inconstitutionnels et les plus cruels – en Italie, mettre à l’abri et amener à terre un migrant qui se noie est un délit –, ils en ont garanti l’impunité vis-à-vis du Parquet. Dans ces mêmes sondages évoqués plus haut, les Cinq Étoiles se sont réduits, en contrepoint, à un petit parti d’accompagnement. Pas si malin que ça, finalement, quand il a défié son propre gouvernement, convaincu de mener le pays à des élections et de monétiser l’énorme consensus conquis davantage sur les réseaux sociaux et à la télévision que sur les places publiques.

Le succès de Salvini est construit sur la peur des Italiens, désormais chronique, épidémique, d’une mondialisation incomprise.

Les quatorze mois de gouvernement de la Ligue et des Cinq Étoiles représentent le moment le plus vil et le plus cruel de l’histoire républicaine italienne. Des milliers de migrants abandonnés à leur destin en pleine mer ou reconduits auprès des bourreaux des camps de concentration libyens, hommes, femmes et enfants délaissés pendant des semaines sur les bateaux des ONG, en attente que se résolve le bras de fer entre le ministre de l’Intérieur, retranché derrière le slogan fanatique des « ports fermés », et les lois, les traités internationaux et tout simplement le bon sens qui réclament leur débarquement immédiat. Quatorze mois d’une tragique « comédie à l’italienne » dépourvue de morale et de grands interprètes : aucun Alberto Sordi, ni même de Vittorio Gassman. Aujourd’hui, il n’y a que des figurants.

Le consensus en faveur de Salvini n’est pas seulement la régurgitation rance d’un fascisme léthargique, occulte, vulgaire – malgré « le manifeste de la race », signé par des universitaires et des intellectuels, malgré les tragiques lois raciales antisémites adoptées en 1938, aucun procès, aucune condamnation, aucun Nuremberg italien n’a livré à l’Histoire un jugement définitif sur le fascisme –, il a dédouané les groupes explicitement fascistes comme la Casa Pound et tous ceux qui espèrent voir sous les grossières attitudes de l’ex-ministre un nouveau et inattendu Mussolini. Depuis des années, les jeunes de la Casa Pound occupent un immeuble entier en plein centre de Rome sans aucune menace d’évacuation à l’horizon. Ce sont plutôt, et avec force déploiement policier, les jeunes des centres sociaux qui, comme toujours, sont délogés, eux qui se dévouent à mener des activités de soutien dans les quartiers oubliés, auprès de familles entières de malheureux et de migrants chassés des centres d’accueil, des campements improvisés, de ce qui reste de la solidarité populaire.

Le succès de Salvini est construit sur la peur des Italiens, désormais chronique, épidémique, d’une mondialisation incomprise : qui a non seulement conduit sur les côtes italiennes des milliers de « clandestins » pauvres et malades de désespoir, qui a délocalisé les usines et les entreprises laissant derrière elles un nouveau chômage et une nouvelle précarité, mais qui a surtout entraîné ailleurs ses propres enfants. Y compris métaphoriquement. Les enfants, les jeunes, appartiennent à des limbes sans garantie ni futur. Nombre d’entre eux vivent au jour le jour, d’expédients, d’« argent de poche » payé par les parents et les grands-parents. Les call center comme unique horizon, des petits boulots mal rétribués, des stages d’exploitation dans des entreprises ou des rédactions.

Une fois tout projet d’étude abandonné, ils forment de longues files d’attente aux castings de la télé ou du cinéma. Cette fois sans le « soleil en poche » de la rhétorique berlusconienne, mais avec un abattement lucide et résigné : l’ascenseur social, générationnel, est bloqué. Les plus aisés et les plus pauvres s’en vont. Les autres se contentent de survivre dans la précarité avec la certitude qu’ils n’auront pas la même chance que leurs pères et mères. Ils pensent déjà à une retraite impossible.

Ce sentiment d’impuissance, cette dépression collective des jeunes, exorcisée par une consommation record de stupéfiants et tout particulièrement d’héroïne, qui connaît une croissance considérable – telle qu’on en avait pas connu depuis les années 1970 –, vendue pour quelques euros en seringues déjà prêtes, et l’importance du monde virtuel (l’Italie est le troisième pays au monde pour la quantité de teléphones portables en circulation), sont quelques-uns des nœuds au centre du « problème Italie ». L’évanescence de toute perspective et la fragilité de la condition juvénile, qu’on prolonge souvent jusqu’à ses 30 ans vu l’absence d’autonomie économique, obligent les familles à se retrancher, comme dans un fort, « contre » les autres familles, en utilisant les armes du piston et du système politique clientéliste. Corruption et concussion (équivalent de l’extorsion aggravée) ne se sont jamais éteintes en Italie.

Lorsque les jeunes Italiens, qui ont choisi l’Europe, rentrent dans le Sud, ils se rendent compte de la dureté des régions oubliées, du coupable et centenaire manque de modernisation élémentaire.

Mais il y a une autre Italie, minoritaire et souvent en résistance, moins médiatique et moins visible que l’Italie de Salvini. Et cette Italie-là, surtout au Sud, qui est déjà « européenne » par tradition migrante, qui est déjà intégrée dans le tissu socio-économique (il n’est pas rare de voir des publicités pour des restaurants ou des pizzerias qui clament : « C’est une bonne pizza que vous cherchez ? C’est chez Amedeo et Mustapha qu’il faut aller ») des grandes villes, mais aussi dans les provinces plus périphériques.

C’est elle l’Italie non représentée, moderne, méridionale et mondialisée par nécessité, qui est en fait l’unique antidote à la dérive populiste et fasciste salvinienne. Des centaines de milliers de jeunes méridionaux qui depuis des années ont choisi la France, l’Allemagne, l’Espagne, la Grande-Bretagne, le Nord du continent, peu intéressés par les slogans anti-Europe, anti-euro, par les sirènes souverainistes : pour eux l’Europe est dans la pratique de leur condition migrante. Ils ont appris les langues (l’anglais en plus de celle du pays d’accueil), ils travaillent dans les maisons d’édition, les institutions culturelles, les médias, la communication, les agences web, les grands cabinets d’avocat. Ils ont construit une toile de contacts internationaux, d’amitiés, de liens, un savoir-faire humain et professionnel de haut vol : voilà le patrimoine « délocalisé » du Midi italien.

Et quand ils retournent dans le Sud, pour les vacances uniquement, ils se rendent compte de la dureté des régions oubliées, du coupable et centenaire manque de modernisation élémentaire. Quand ils reviennent, ils trouvent un pays attardé dans les polémiques sur le TAV Turin-Lyon alors que la grande vitesse s’arrête à Naples et laisse le reste du Sud à ses trains bourboniens et à son chemin de fer du XIXe. Et en dépit de toute « vision » ou propagande politique sur l’avenir touristique des régions méridionales, sur la beauté des lieux et l’archéologie comme ressource économique, le train entre Catane et Trapani, traversant la Sicile d’est en ouest, met dix heures et demie en moyenne. À peine plus que le Syracuse-Rome pour une distance moindre de moitié.

 

Traduction de l’italien par la rédaction.


Giosuè Calaciura

Ecrivain, Journaliste