Société

Mais que font les psychanalystes ?

Psychanalyste, Philosophe

La controverse qui secoue le monde de la psychanalyse suite aux récentes tribunes publiées dans Le Monde et Libération à propos de la pensée décoloniale révèle que la discipline fait aujourd’hui l’objet de nombreuses idées reçues. N’est-il pas temps de s’allonger et de réfléchir à ce que la psychanalyse peut apporter aux débats de société ? (Un article qui aurait dû voir le jour dans feu Les Temps Modernes, et qu’AOC accueille chaleureusement à l’occasion du Salon de la Revue).

On connaît la plaisanterie : « Que font deux trotskystes quand ils se rencontrent ? Un schisme. Et deux staliniens ? Une purge ! » On peut avoir l’impression qu’elle vaudrait tout aussi bien pour la psychanalyse, qui ne manque pas de querelles. Rares sont celles cependant qui arrivent jusqu’aux rivages du débat public. Et plus rares encore celles qui le font en ayant pour enjeu une certaine idée de ce qu’est la psychanalyse, de la manière dont elle habite le monde culturel, politique et scientifique, et de ce qu’elle peut y apporter.

Il arrive que des psychanalystes s’expriment, à titre d’experts, comme si la psychanalyse disait ses vérités. Il arrive aussi que la psychanalyse soit attaquée ou défendue au titre de ses bienfaits ou méfaits sur les personnes qui s’y confient. Mais presque jamais les querelles internes à la psychanalyse, les disputes sur sa définition et son sens même, n’arrivent à remplir les colonnes des journaux. Tout se passe comme si celle-ci était devenue une sorte de boîte noire, à prendre ou à laisser.

Cela n’est que le symptôme d’une invisibilisation plus générale de la psychanalyse dans l’espace public. Après avoir été au cœur de la culture intellectuelle et populaire d’une bonne partie du xxe siècle, dans plusieurs régions du monde, la psychanalyse passe pour une vieille tante dont on n’est pas sûr de savoir si elle est toujours vivante ou déjà enterrée. Ainsi, la magnifique exposition du Quai Branly de 2016, Persona, réalisée par deux des plus brillants anthropologues français d’aujourd’hui, pouvait déployer la diversité des dispositifs utilisés par les humains pour capter de la personnalité, et ne pas réserver ne serait-ce qu’un coin de salle pour un minuscule divan…

La psychanalyse était simplement oubliée ; on n’y pense plus. C’est bien dommage. Car, contrairement à ce qu’on imagine parfois, les psychanalystes restent nombreux – et nombreuses ; nombreuses aussi les personnes qui vont les consulter, plus ou moins silencieusement, avec plus ou moins de culpabilité et d’inquiétude vis-à-vis de leur propre geste. Tout se passe donc comme si l’on ne pouvait se passer d’y avoir recours mais qu’on devait se garder de trop y penser.

C’est pourquoi il faut se réjouir de la récente dispute qui a opposé, par tribunes interposées, deux groupes de « psychanalystes », d’« amis de la psychanalyse » et « intellectuels ». Les premiers, dans Le Monde du 25 septembre 2019, reprenant le geste des « 80 intellectuels » qui s’étaient exprimés dans Le Point l’année dernière (28 novembre 2018), dénonçaient la « pensée décoloniale » et décrivaient, en des termes prophylactiques très violents, l’influence qu’elle peut avoir sur certains milieux intellectuels et universitaires, y compris psychanalytiques, comparée à la soumission aux idéologies totalitaires et racistes du XXe siècle et aux phénomènes d’emprise sectaire.

Ils semblaient appeler à rien de moins qu’à des mesures administratives visant à interdire l’enseignement de ces démarches, qui se tiendraient en infraction à l’article 141-6 du code de l’éducation, aboutissant ainsi à ce paradoxe, hélas très fréquent, qui conduit d’excellents esprits à vouloir lutter contre le « totalitarisme » par… la censure d’État !

Une autre tribune, parue dans Libération le 3 octobre dernier, dont les auteurs de ces lignes sont aussi signataires, lui répondait en s’étonnant et de cet enrôlement de la psychanalyse dans la croisade anti-« décoloniale » et de la conception de la discipline sur laquelle elle se fondait, insistant au contraire sur la solidarité de la psychanalyse bien comprise avec au moins certaines des interrogations associées à ces discours « décoloniaux » à condition qu’ils soient eux-mêmes bien compris.

Cette réponse était nécessaire, ne serait-ce que pour prévenir les amalgames faciles que la tribune des 80 universalistes n’a sans doute pas manqué de susciter : « Regardez ! Voilà que les psychanalystes, après s’être opposés aux PaCS, avoir pesté contre les études de genre, s’en prennent maintenant à la nouvelle mouture de la pensée critique. Ce sont des réacs, rien de plus et il faudra bien se demander pourquoi la psychanalyse conduit si systématiquement à des positions aussi réactionnaires. »

Ce discours est malheureusement assez fréquent, et s’il témoigne d’une certaine ignorance des faits et du fond, il n’en est pas moins compréhensible tant que les psychanalystes eux-mêmes ne sont pas en mesure de faire entendre la diversité de leurs voix, la complexité de leurs positions, la richesse de leur discipline, irréductible à quelque essence, vertueuse ou coupable. Il y a, ici comme ailleurs, dialectique, nuances, recherches, tâtonnements, bref travail.

Au demeurant, l’opposition des « anciens » et des « modernes » n’a jamais rien éclairé : il n’y a ici ni ringards moisis dans leur haine du temps présent, ni branchés simplement séduits par les succès d’une mode ; il y a des questions, des difficultés, des incertitudes, des angoisses, qui conduisent certes à des exagérations, mais qui permettent finalement de procéder à quelques clarifications utiles. Ce sont elles que nous aimerions apporter ici.

Au nom de la psychanalyse – mais laquelle ?

Un point frappant est que les deux tribunes partagent plus qu’on ne pourrait le croire à première vue. D’abord toutes deux se fondent sur une certaine idée de ce qu’est la psychanalyse, de ses responsabilités à l’égard du monde et de ce qu’elle peut pour ce monde. Ni pour l’une ni pour l’autre la psychanalyse n’est une science intemporelle enfermée dans les murs des cabinets : sa pratique est par elle-même porteuse de valeurs et de manières de faire que d’autres dynamiques sociales peuvent consolider ou au contraire contrarier : pour l’une la psychanalyse est incompatible avec le totalitarisme, pour l’autre elle l’est aussi avec l’universalisme pressé et outragé que la première défend.

Mais il y a plus – et plus intéressant. Toutes deux assurent que la psychanalyse est incompatible avec toute approche qui enfermerait nos expériences dans des « assignations identitaires ». Cependant, elles ne l’argumentent pas de la même manière et n’en tirent pas les mêmes conclusions.

Pour la première, la psychanalyse suppose la « primauté du vécu personnel » sur les « déterminismes culturels et sociaux » et se retrouverait en totale incompatibilité avec des discours qui, eux, nient « la singularité de l’individu et les processus singuliers de subjectivation », réduisent les individus aux groupes, de surcroît définis comme « races ». Elle ne saurait admettre qu’être « blanc », « noir », « juif », « arabe », ou ce qu’on voudra, explique nos expériences ou nos actions, voire règle nos relations. Les signataires concluent très logiquement que « la psychanalyse est un humanisme, un universalisme » : son universel, c’est précisément cet individu aux prises avec son vécu personnel dont la subjectivation serait soustraite à tout cadre social et culturel.

Il est difficile de ne pas retrouver ici le sujet de « l’humanisme bourgeois » que Marx critiquait dans ses Réflexions sur la question juive, montrant que « l’homme » universel de la déclaration des droits de l’homme avait toutes les caractéristiques du bourgeois projetant son genre de vie et ses valeurs à l’intégralité de l’espèce humaine et impensant du même coup les différences de classe et la réalité économique et technique qui lui permettaient précisément d’avoir ce genre de vie.

Les signataires ne semblent pas inquiétés par l’idée que des mondes partageables puissent ne pas faire appel à cette représentation d’une intériorité individuelle, que celle-ci, comme tant d’historiens, d’anthropologues et même de psychanalystes nous l’ont montré, sans attendre les études « décoloniales », suppose un concept assez élaboré, assez précis, daté et situé – et aussi au demeurant assez obscur. Ce rapport à soi comme individu soustrait aux déterminismes est à leurs yeux la condition de l’humain, ni plus ni moins.

Cette thèse est cependant inquiétante, puisqu’elle devrait logiquement conduire à dénier la condition d’humain à des personnes qui précisément ne se reconnaîtraient pas dans cette catégorie d’individu doué d’une intériorité soustraite aux catégories collectives. C’est d’ailleurs exactement une des justifications du mot d’ordre « décoloniser la pensée » : mettre en évidence, en suivant le schéma du raisonnement de Marx, derrière ce genre d’universalisations abruptes, les conditions matérielles qui la permettent, qui ne sont autres que des différences de positions tout à fait réelles et plus précisément des différences hiérarchiques – bref des relations de domination.

C’est un fait que les entreprises coloniales ont pu, particulièrement en France, être justifiées par la volonté de promouvoir les individus contre leurs supposées aliénations communautaires, et leur permettre, grâce à l’entreprise coloniale, d’accéder à une vie plus émancipée et épanouie. Quelle que soit la valeur finalement de « l’humanisme bourgeois » et de sa promotion de la catégorie d’individu, il ne peut pas se répéter avec une telle naïveté. Lutter contre la « pensée décoloniale » avec ce genre d’arguments, c’est comme vouloir colmater une fuite de gaz avec une allumette.

Mais tout cela, hélas, est bien connu, ou devrait l’être. Il y a plus intéressant. La tribune de Libération en effet ne nie pas que quelque chose de l’ordre de la soustraction aux « assignations identitaires » soit nécessairement impliqué par la psychanalyse. Mais elle n’y voit pas la fidélité de cette pratique à quelque universelle réalité du vécu personnel de l’individu ; elle y voit plutôt une technique située permettant, « à ceux qui la pratiquent, analysant.e.s ou analystes, de construire ensemble un champ de coexistence et de conflictualité où les manières toujours singulières de s’expérimenter soi-même comme désirant, dans le plaisir et la souffrance, s’entre-affectent ».

Qu’est-ce que cela veut dire ? Nous voudrions expliciter la manière dont nous comprenons cette phrase, qui n’est sans doute pas la manière dont d’autres signataires la comprennent. Et nous voulons le faire précisément pour clarifier une certaine idée de la psychanalyse qui, à la vérité, nous importe plus que de juger les travaux amalgamés sous le nom de « pensée décoloniale ».

Nous pensons qu’aux « assignations identitaires » il ne faut pas opposer la catégorie d’individu, mais celle de singularité. L’individualité n’est qu’une autre forme de l’identité : au regard de ce à quoi la psychanalyse tente de donner sa chance, l’identification à un groupe ne vaut pas mieux que l’identification à un individu ou une personne. On ne gagne pas grand-chose à se prendre pour l’irremplaçable Marie Dupont plutôt que pour une « vraie femme » ou une « Française de souche » : cela peut tout aussi bien faire obstacle à ce qui fuse dans les lapsus, les rêves, les symptômes, les répétitions, ou tout simplement dans la fabrique hagarde de la vie quotidienne.

Car la psychanalyse s’intéresse précisément à ces événements qui ne cadrent pas avec ce qu’on pouvait attendre de soi-même au regard de ses identifications. Vous vous surprenez à vous dire : « Je ne me reconnais pas » ? Tant mieux ! C’est ici que quelque chose commence. Lapsus, coïncidences étranges, répétitions discrètes, soudaines pensées aberrantes qu’on chasse aussitôt, ce sont ces petits écarts, ces déviations, ces clinamens, comme aurait dit Lucrèce, que nous appelons des singularités.

Ils sont singuliers non pas parce qu’ils ont une identité à nulle autre pareille, mais au contraire parce qu’ils n’ont aucune identité, fût-ce à eux-mêmes : ils fusent comme des énigmes, comme la direction du regard d’un sphinx, irrépétables, oui, mais précisément parce qu’ils sont si rapides qu’ils sont dénués de toute identité, jamais susceptibles d’être rangés dans une catégorie, fût-elle celle dont ils seraient l’unique exemplaire, à peine saisissables, presque aussitôt disparus qu’apparus, évanescents et cinglants tout à la fois.

Là où les exigences de la vie sociale – et les sujets eux-mêmes – voient un échec, une tare, un défaut à réparer, une incapacité de s’adapter aux normes, un handicap empêchant d’être fonctionnel (ne serait-ce que pour la lutte idéologique et le combat militant, car nous n’oublions pas qu’il y a là aussi des identités normatives), la psychanalyse, unique peut-être parmi toutes les pratiques, a l’insigne mérite de voir quelque chose de positif, une occasion, une chance : cet écart, elle ne cherche pas à le rabattre, elle tente de le faire tenir, alors même qu’il n’y a pas de place pour cela. Le dispositif psychanalytique crée un espace où justement ce non-lieu peut se maintenir, non pas trouver sa place, mais tracer une ligne, continuer, filer, quoi qu’on en ait, et tirer avec lui toutes sortes de fils dont on ne croyait pas être tissé, mais sans lesquels, pourtant, nous n’existerions tout simplement pas.

La psychanalyse est bien plus qu’une technique : elle est un modèle épistémologique ; elle explore un régime de savoir et de savoir-faire du singulier.

Car le fait est que, quelles que soient les identités dont nous sommes rapiécés, que nous nous sentions « homme », « femme », « non binaire », « noir », « rebeu », « cadre », « prof », « révolutionnaire », « de gauche », « universaliste », « un sacré coco », la « digne fille de sa mère », « Capricorne », « catholique », « voltairienne », ou ce qu’on voudra, il n’en reste pas moins que quelque chose de cette identification finira par rater. Non parce qu’elle buterait sur une individualité sous-jacente à jamais inaccessible aux logiques collectives, mais tout simplement parce qu’on ne vit pas en général : on vit toujours au singulier, y compris ses appartenances subies ou revendiquées, y compris ses habitudes et ses manies et ses compulsions de répétition – et même ses lassitudes !

Le contrôle policier arbitraire dont un jeune homme basané a été l’objet ce matin n’est pas juste un contrôle policier : c’est un contrôle policier de plus (qui fera peut-être qu’il y en aura un de trop), c’est ce contrôle policier, inscrit dans la vie de ce jeune homme en un point précis du tissu de ses soucis du jour, de ses joies de la veille, des habitudes de son quartier, des lointains discours de ses parents, qui n’étaient pas exactement ceux de son ami, et qui, du fait de leur formulation précise, parfois étonnamment anecdotique et anodine, donneront peut-être par accident à cet événement sa coloration propre, c’est-à-dire son caractère d’événement. Quelque chose a eu lieu : cela ne peut se dire que de ce qui est pris dans ces réseaux dont les fils excèdent largement le niveau de l’individu : ils peuvent venir de la dernière heure du jour ou du fond de l’humanité, avoir l’âge de nos parents ou celui de nos institutions et de nos langages.

L’élément de la psychanalyse, ce sont ces réseaux associatifs et son intuition, proprement géniale, est qu’un événement n’arrive jamais que comme un nœud tout à fait singulier dans ce réseau associatif. Une psychanalyse ce n’est rien d’autre qu’un parcours le long de ces réseaux, un tramage et re-tramage de ces fils qui permettra, éventuellement, de donner, au fait même que tel ou tel événement soit arrivé, toute sa résonance – mieux : toute sa réalité.

Répétons-le : cela n’a rien à voir avec l’opposition de l’individuel et du collectif ; les fils dont ces réseaux sont composés sont parfois à chercher dans la très longue histoire, celle de la colonisation par exemple, des langues, voire très au-delà, dans le fond sans âge de l’humanité et peut-être même de la vie, et parfois dans des épisodes apparemment anodins de la dernière heure. Il n’y a pas de bonne échelle pour les réseaux associatifs qui intéressent la psychanalyse. Mais ce n’est qu’à être réinscrits dans ces réseaux que les accidents, actions, pensées, violences ou bonheurs ont une réalité événementielle.

Il serait si bon de vivre en général ! De fumer non pas cette cigarette, mais la Cigarette. D’être non pas victime de cette insulte raciste, mais de l’Insulte Raciste. De ne pas tabasser telle personne, dans telle station, tel jour, mais le Noir. Ce serait déjà un peu moins la vivre, cette insulte, un peu moins la commettre, cette action – on comprend qu’on soit tenté de se généraliser.

Mais la manière même dont on invoquera la généralité en tel ou tel moment précis, la manière dont on se sentira envahi par le dégoût de cette répétition – c’est l’insulte de trop, le Noir de trop, ou, aussi bien, le succès de trop… –, cette manière elle-même sera singulière. Et cette singularité se trahira peut-être par une de ces déviations aberrantes, incompréhensibles, qui nous rappellera à elle et nous obligera à nous remettre sur le métier de vivre.

Tel est l’élément de la psychanalyse. Même ses concepts apparemment généraux, comme névrose, psychose, fantasme, délire, phallus, Œdipe et ce qu’on voudra, ont pour fonction non pas de donner une sorte de cadre extérieur dans lequel faire rentrer les expériences, mais de rendre plus attentif aux singularités qui surgiront dans la relation de parole entre une personne et son psychanalyste.

Une psychanalyste ne dit pas : « Ceci est un délire » comme on dit « Ceci est une pipe ». La fonction de ces concepts généraux, et plus globalement de la théorie en psychanalyse, est d’aider les psychanalystes et les personnes qu’ils écoutent à donner leur chance à ces singularités, leur permettre de faire saillir ces accrocs et de les faire tenir dans leur rencontre. La psychanalyse est bien plus qu’une technique : elle est un modèle épistémologique. Elle explore un régime de savoir et de savoir-faire du singulier.

En cela, au demeurant, elle est une excellente propédeutique pour toutes celles et ceux qui s’intéressent à la manière dont des catégories générales sont mises en œuvre dans la vie. Ainsi le racisme semble-t-il une catégorie relativement bien définie. On croit pouvoir reconnaître les actes, les discours ou les pensées racistes quand on les perçoit et les attribuer alors sans difficulté à l’influence du Racisme sur les esprits et les corps.

Mais songeons à cette patiente qui se disait « pied-noir », qui était née en Algérie de parents français restés bien après l’indépendance et qui était arrivée en métropole à l’adolescence avec beaucoup de douleur (elle dit n’avoir jamais su ou compris pourquoi son père avait pris la décision de revenir) : elle se plaignait constamment de l’invasion de la France par les Arabes. On aurait pu croire reconnaître la logique de son discours, celle d’un racisme qui trouve ses racines dans l’expérience coloniale et postcoloniale. Mais elle prétendait aussi voir les rues de son petit village envahies de tapis de prières ; elle revoyait d’ailleurs cette même scène partout, dans la moindre ville par laquelle elle passait, aussi minuscule fût-elle, et on comprenait bientôt que c’était cette vision qui lui était insupportable. Inutile de dire qu’elle était bien seule dans cette perception et qu’elle avait besoin de l’affirmer avec d’autant plus de véhémence qu’on ne la croyait pas souvent. Son racisme apparaissait ainsi un peu différent de ce à quoi on s’attendait… Ajoutons que tous les hommes avec qui elle avait vécu étaient maghrébins, tous d’ailleurs, selon elle, exécrables. Elle a cessé de venir consulter alors qu’elle se mariait pour la troisième fois avec un homme, maghrébin évidemment…

Ou pensons à ce jeune homme qui aimait aller, seul, la nuit, tabasser des Noirs dans le métro, afin, expliquait-il, de « nettoyer la France de ses visiteurs indésirables », mais qui, pendant la cure, a cessé brutalement de le faire, s’est trouvé saisi par des expériences mystiques très intenses et une profonde foi chrétienne, alors que disparaissait toute considération raciste. Puis, quelques années plus tard, il échoue à l’examen d’entrée dans une école de police ; alors reprennent les descentes dans le métro pour chasser les indésirables. Pourquoi à ce moment-là ? Pourquoi sous cette forme-là ? On pressent que les logiques générales du Racisme ne suffisent pas à saisir ce qui se passe là.

« Mais quoi ? direz-vous, ce sont des fous ! » On aimerait vous arrêter ici. D’abord parce qu’il serait désastreux que l’analyse du racisme, comme de toute autre logique sociale, aboutisse purement et simplement à répéter ce grand partage des fous et des non-fous, de sorte que pour faire valoir un hétérogène, on en écrase un autre. Et de toutes manières, fous ou pas fous, le racisme n’existe jamais que dans des configurations singulières.

Nous ne disons pas que le comportement du jeune homme, lorsqu’il tabassait des « Noirs » dans le métro, n’était pas raciste. Nous ne disons pas non plus qu’il faudrait le relativiser à l’échelle individuelle, de sorte qu’il n’aurait rien à voir avec la longue histoire du et des racismes. Au contraire, le délire se nourrit de ce qu’il trouve dans le champ symbolique et culturel, et cela de manière non contingente.

Il est donc forcément utile, pour un psychanalyste, de bien connaître cette histoire, ces logiques. Mais cela lui est utile non pas pour dire la vérité des comportements ou des discours qu’on lui rapporte. Ça lui importe parce que ça l’aide à allonger les réseaux à l’intérieur desquels ces événements sont situés ; ça lui permet de ne pas couper certains de ces fils uniquement parce que sa culture, son expérience, ses habitudes de pensée n’imaginent tout simplement pas qu’il y ait un fil à suivre ici.

Une perception fine de l’histoire algérienne et de ses logiques coloniales aidera incontestablement à être sensible aux discours de la patiente, et notamment à ses accrocs, à ses irrégularités, à ses bizarreries. Et à la fin des fins, le racisme existera précisément parce qu’il s’incarne dans des événements singuliers qui n’en sont pas de simples instanciations typiques, mais des recréations permanentes. Seules celles-ci vont vivre le racisme. Les ignorer, c’est se condamner à le faire disparaître dans une vague généralité dont, au fond, on ne veut pas savoir grand-chose.

Vous avez dit « décoloniser » ?

On comprend donc qu’il faille, selon nous, opposer aux logiques identitaires non pas l’identité de l’individu, mais la singularité de l’événement. Ce sont là deux fondements tout à fait différents et de la psychanalyse en général, et de son incompatibilité radicale avec toute assignation identitaire. On peut bien parler ici d’une éthique de la psychanalyse. Mais cette éthique n’est pas une morale, ni de l’action ni de l’opinion : elle ne nous dit ni ce que nous devons faire en général dans la vie, ni ce que nous devons penser. C’est une auto-discipline liée à une certaine pratique.

Une psychanalyste n’a à être ni raciste, ni anti-raciste, ni républicaine, ni anti-républicaine : elle a à s’occuper de ses patients. Non pour les « soigner » d’ailleurs, car la santé est aussi une identité projetée, mais pour donner leur chance aux singularités errantes. Certes un psychanalyste peut par ailleurs avoir des opinions et, si l’urgence l’exige, les formuler, mais il n’a pas à mêler la psychanalyse à cette affaire. Sauf si cette affaire touche précisément aux conditions de possibilités de sa pratique, de ce qu’on appelle sa clinique, autrement dit si elle met en danger le dispositif de capture des singularités sans lequel elle ne saurait commencer. Les études « décoloniales » tombent-elles dans cette catégorie ? Telle est la question.

On nous permettra au moins d’en douter. Déjà, on ne sait pas bien de quoi on parle. S’il s’agit de ces courants intellectuels qui réévaluent l’importance du fait colonial dans la construction de leurs objets et plus généralement dans la fabrique de la réalité contemporaine, cela fera beaucoup de monde. C’est un fait que les processus coloniaux, malgré l’évidence massive de leur contribution à la fabrication du monde tel qu’il est, ont été longtemps considérés comme un épiphénomène périphérique pour les sociétés colonisatrices, puis comme un errement passé de nos aïeux avec lequel nous n’aurions plus rien à voir depuis les indépendances : c’était pas si important, et de toutes manières c’est fini – circulez, y’a rien à voir.

Remettre au centre de l’attention publique et scientifique ces processus coloniaux, établir leur importance pour les logiques des sociétés européennes – y compris de celles qui n’avaient pas d’empire colonial –, montrer que leurs effets s’étendent bien au-delà de la fin des empires et même des simples institutions administratives de la colonisation, enfin s’efforcer de faire valoir des manières de faire, sentir ou penser qui ont été écrasées dans ce processus, voilà une tâche parfaitement légitime qu’on ne peut identifier à aucun courant, aucune secte, aucune mode : c’est juste une nécessité intellectuelle de notre temps.

Décoloniser une discipline peut consister à identifier la manière dont les logiques coloniales ont fonctionné comme conditions de possibilité pour cette discipline, et à tenter d’intégrer dans l’approche de ses questions des points de vue qui se décentreraient par rapport à ces conditionnements originels. On retrouve ce genre de gestes diversement articulés dans des travaux qui ne relèvent pas à proprement parler des « études décoloniales » (qui désignent un courant de recherche sud-américain inscrit, au fond, dans la longue histoire du marxisme), ni non plus des études « postcoloniales » (qui, elles, remontent aux années 1970 et dont les principaux représentants venaient plutôt du continuent indien, du Moyen-Orient et des États-Unis où elles ont trouvé accueil).

La question coloniale en revanche n’a pas toujours été centrale dans la promotion des questions d’identité qui, à la suite des mouvements d’émancipations aux États-Unis, ont fini par fournir la grammaire de plusieurs discours critiques sur ce continent et ailleurs : « African-American studies », « gay and lesbian studies », « ethnicity studies », etc. Et encore ce ne sont là que trois massifs au milieu d’autres, et au sein de chacun il y a à chaque fois des nuances, des divergences, des conflits, des inventions, et, comme partout, des bêtises aussi bien que des propositions passionnantes. On voit donc que les signataires de la tribune du Monde, comme de celle du Point l’année précédente, ont utilisé un terme qui met dans le même sac des entreprises et des sensibilités en vérité très diverses, se livrant ainsi au demeurant au vice même que leur « humanisme » devrait les inciter à éviter : l’amalgame.

Quand bien même il y aurait, dans cette nébuleuse, des acteurs qui présentent tous les travers que dénoncent les signataires de cette tribune, était-ce vraiment au nom de la psychanalyse que cette dénonciation devait se faire ?

À l’heure où les institutions de prise en charge de la « maladie mentale » sont à la fois dépouillées de leurs moyens et disciplinarisées au service d’un projet de normalisation des personnes qu’il faut rendre fonctionnelles le plus rapidement possible à force de médicaments et de rééducation, à l’heure où le ministre de l’Éducation nationale se fait lui-même le chantre de théories psychologiques particulières (cognitivistes, pour ne pas les nommer) qui doivent modifier la manière même dont les enfants sont pris en charge, au nom de la science, à l’heure où la psychanalyse se trouve chaque année victime de campagnes de dénigrement organisées, aller chercher dans cette vague famille de textes et de discours rangés sous la catégorie « décoloniale » un ennemi de la psychanalyse qui justifierait une levée en masse paraît tout de même surprenant, pour ne pas dire franchement suicidaire. Quoi qu’on pense de ces travaux, ce n’est peut-être pas la priorité des psychanalystes. La psychanalyse n’a à priori ni à se ranger dans l’espace de ces travaux, ni à les combattre. Elle peut y prendre ce qu’elle y trouve, laisser ce qui ne la concerne pas.

Dire tout cela, ce n’est pas méconnaître les points sur lesquels les signataires de la tribune du Monde voulaient alerter l’opinion. Il n’est pas faux que certains usages des mots d’ordre anti-coloniaux et anti-impérialistes conduisent aujourd’hui certains, paradoxalement, au prétexte de ne pas impenser la manière dont les logiques racistes continuent à organiser nos vies, à renvoyer chacun à sa « race » comme à une sorte de grille de lecture intégrale et sans issue.

Pas faux non plus que des alliances se soient formées entre le thème décolonial et certaines formes d’islamisme politique, comme l’a montré avec précision l’anthropologue Sylvie Taussig, découvrant, derrière la pétition pour dénoncer le traitement de Tariq Ramadan où figuraient quelques personnalités importantes de la pensée décoloniale proprement dite (Anibal Quijano, Walter Mignolo, Enrique Dussel), tout un continent de contacts et de collaborations [1]. Enfin il est incontestable que certains de ces discours et individus voisinent sans trop de souci avec des propositions franchement antisémites, comme les textes d’Houria Bouteldja en France le laissent assez pressentir.

Mais il y a bien pire que le P.I.R. Décolonisons le débat, justement, élargissons notre champ au-delà des préoccupations euro-américaines, et on se rendra compte que les choses sont bien plus graves que les tribunes du Monde et du Point ne l’imaginent. Il existe au moins un pays où l’argument « décolonial » est invoqué par une idéologie d’État singulièrement dangereuse : l’Inde.

La sensibilité postcoloniale, qui a trouvé, dans le sous-continent, certains de ses plus admirables représentants (tels Dipesh Chakrabarty et Gayatri Spivak), se trouve instrumentalisée depuis des années par le « nationalisme hindou », dont l’idéologie est effectivement raciste, et plus précisément aryaniste, et a des racines historiques qui la reconduisent directement au Troisième Reich.

Cette idéologie, arrivée au pouvoir, exalte, contre les « modes de pensée occidentaux », une supposée pensée authentiquement indienne, en vérité identifiée à une culture de caste, brahmanique, dont l’horizon est de débarrasser la nation indienne de ses éléments non hindous, en particulier musulmans, et de reconstruire l’ordre social sur le système des castes, qui, comme on sait, partage beaucoup de choses avec l’idéologie raciste. Ainsi la « science védique » est-elle réhabilitée au nom de la nécessaire « décolonisation des sciences » ; le principe d’égalité des citoyens devant l’État considéré comme une soumission à une tradition étrangère, etc.[2]

On peut aussi parfaitement comprendre l’effroi d’esprits qui n’ont rien de « réac » devant le retour du mot « race » du fait des discours anti-racistes eux-mêmes. Ceux-ci partaient d’une observation parfaitement juste : l’universalisme facile conduit très vite au refus de reconnaître l’existence d’un traitement différentiel des individus sur des bases « racistes » au sens large – et par « raciste » nous entendons l’assignation d’intentions ou d’habitudes à des individus du seul fait de traits de leurs corps, qu’ils soient visibles (la couleur de leur peau, etc.) ou invisibles (leurs généalogies, leurs gènes, leur alimentation, etc.).

Le refus de reconnaître les divergences que ces traitements différents entraînent au plus profond de nos expériences respectives a pour conséquence de permettre à ces pratiques racistes de se reproduire, ne serait-ce que parce que nous n’avons pas tous et toutes le loisir de les ignorer de la même manière : être (perçu comme) « blanc » (et se comporter en conséquence), c’est justement ne pas sentir ce traitement différentiel, ne pas être, comme on dit justement, racisé.

Mais à partir de cette observation parfaitement légitime et même de bon sens, certains discours anti-racistes ont fini par accorder au mot et à l’idée de « race » une pertinence critique et même une consistance ontologique qu’on croyait définitivement disqualifiée par la catastrophe du nazisme et des projets coloniaux eux-mêmes. Certes, on nous assure que la race est entendue ici comme un effet, notamment un effet du traitement différentiel dont les personnes sont l’objet, et non pas comme leur vérité.

Elle serait une construction sociale, mais aurait à ce titre autant de réalité que d’autres constructions sociales (classes, genres, nations, langues, etc.). On peut cependant légitimement se demander s’il est opportun de remettre ce mot en circulation alors que des discours authentiquement racistes, c’est-à-dire qui conçoivent la race comme une vérité biologique des êtres, sont en embuscade, et même parfois au pouvoir.

Mieux : on peut se demander si le mot ne contredit pas par lui-même le constructivisme au nom duquel on veut le remettre en circulation. Contrairement à « classe », par exemple, ou à « genre », il n’inclut pas la dimension constructive dans son concept : il renvoie à une notion biologique, à une fatalité des corps. Peut-être faudrait-il inventer, au lieu du mot « race », un autre terme, de même qu’on a proposé, à la place de « sexe », le mot « genre », malgré tous les défauts qu’on peut trouver à ce dernier…

Telle est la seule question qui vaille :  savoir ce que les « études décoloniales » peuvent apporter à la psychanalyse, et inversement ce que la psychanalyse peut leur apporter.

Bref, on peut accorder bien des choses aux signataires de la tribune du Monde. Mais il n’en restera pas moins parfaitement inacceptable de réduire le mot d’ordre de la décolonisation des imaginaires, des disciplines, des institutions et des habitudes, à ces discours et à ces usages plus ou moins contestables. Une très grande partie des travaux qui se reconnaissent dans le mot d’ordre « décolonial » n’ont rien à voir avec ce que nous venons d’évoquer : ils cherchent simplement à bien faire leur travail dans le domaine de spécialité qui est le leur, et il se trouve que ce travail ne peut pas éviter de reconnaître le poids énorme que l’expérience coloniale fait peser sur leurs objets.

C’est ainsi que certains veulent faire valoir, dans l’approche des questions « écologiques », un point de vue qui de fait a été disqualifié parce qu’il n’entrait dans les cadres de pensée et dans les intérêts que les puissances en place imposaient et imposent toujours au titre de « modernisation » (dont la structure est incontestablement coloniale) – typiquement l’opposition de la nature et de la culture, l’idée que les êtres non humains ne sauraient avoir la moindre subjectivité, le traitement de ceux-ci, parfois avec les meilleures intentions du monde, comme des ressources ou des grâces [3]. On ne voit pas à quel titre ces démarches devraient être soupçonnées de complicité avec des entreprises « totalitaires » ou « racistes » et interdites au nom de la lutte contre les phénomènes d’emprise !

Certes, les pires usages peuvent être faits de ces mots d’ordre, mais on peut faire – et on a fait – les pires usages de l’universalisme individualiste ou républicain aussi : c’est même un fait de l’histoire de la colonisation. La seule règle sage est donc ici (comme ailleurs) d’éviter l’amalgame. Ou plutôt, elle n’est pas la seule, car il y en a une autre : il faut aussi s’intéresser à la fécondité de ce dont on parle.

Telle devrait être au fond la seule question qui vaille : non pas de savoir si les « études décoloniales » sont bonnes ou mauvaises en soi, mais de savoir ce que ces travaux peuvent apporter à la psychanalyse, et inversement ce que la psychanalyse peut leur apporter. Il ne nous revient certes pas de répondre ici à cette double question ; il nous suffira de suggérer qu’elle est ouverte.

Que la psychanalyse puisse trouver, dans ces entreprises, des outils à ses propres fins, nous l’avons déjà suggéré : en décentrant le regard, en obligeant à prendre en considération ce que des intérêts idéologiques et matériels puissants tendent à oblitérer, ces travaux aideront les psychanalystes à être mieux à l’écoute de fils associatifs que peut-être ils auraient laissés passer.

Car si les psychanalystes ne sauraient trouver dans les travaux de sciences sociales (ou des sciences naturelles, neurologie, biologie et ce qu’on voudra) une liste des vérités qu’il leur suffirait d’appliquer aux personnes qui viennent les voir, si une telle attitude contredirait la matière même de leur expérience (qui est faite de ces singularités dont nous parlions), en revanche se familiariser avec ces savoirs les aide à ouvrir leur imagination et multiplier les cadrages, afin précisément de ne jamais se laisser enfermer dans une grille de vérités supposées données et de se tenir sans cesse plus fermement orientés vers le singulier.

On dira peut-être que des discours qui utilisent la notion de race s’opposent frontalement à l’attention au singulier qui caractérise la psychanalyse. Mais considérer que toute approche qui s’intéresse aux effets de « race » relève nécessairement de ce que Freud appelait le « narcissisme des petites différences », comme le font les signataires de la tribune du Monde, nous paraît un contre-sens. Le concept freudien désigne un trop grand amour de soi exprimé à travers la rivalité, la jalousie et l’agressivité à l’égard du semblable.

Ainsi, dans Malaise dans la civilisation, Freud évoque les rivalités entre les Espagnols et les Portugais, les Allemands du Nord et ceux du Sud, les Anglais et les Ecossais ; dans Psychologie des foules et analyse du moi, il se réfère à l’ambivalence affective présente dans les relations, conjugales, amicales, parentales ou filiales. À travers le semblable, c’est en réalité sa propre image qui est en cause : c’est l’image qui hante, juge, castre. Le narcissisme des petites différences peut renforcer la cohésion d’un groupe, mais ce qui le provoque est toujours le souci de soi et de sa propre image.

Cela n’a rien à voir avec les revendications d’une minorité discriminée qui répond à une situation d’assignation raciale. Et ça n’a rien à voir non plus avec le racisme proprement dit. Le problème dans le racisme n’est pas le semblable, c’est au contraire l’étranger en tant que radicalement Autre, qui ne peut pas être admis. L’autre ici n’est pas le très proche dont il faut se distinguer pour se mettre en valeur, il est plutôt le tout-autre à qui on impute la responsabilité d’une difficulté à être soi-même.

Il est parfois si radicalement séparé qu’on ne saurait même lui donner de sens. Le racisme se manifeste lorsque l’Autre est perçu et vécu comme tel, au-delà du problème de l’image de soi, en dehors du narcissisme des petites différences. L’Autre racial « divise » le sujet ; or c’est cette division que l’individu cherche à nier par tous les moyens. Du point de vue de la psychanalyse, il n’y a pas d’homme universel, mais seulement des sujets divisés : l’expérience de l’inconscient nous oblige à nous confronter à cette division, division qui marque la différence absolue, d’avec soi et d’avec l’Autre, et au non-sens de cette division, à l’incapacité à la résorber dans une image.

De ce fait, l’inconscient traverse la question de la race, à commencer par le symptôme qui, dans son expression, touche nécessairement au corps : corps refusé, abjuré, détruit, corps comme lieu de l’étrangeté radicale, impensée et impensable, sinon à travers les fictions convenues, à savoir les identités et les identifications, familiales et communautaires. On ne comprendra jamais rien au racisme si on n’introduit pas la question du corps, de ce corps même auquel les psychanalystes ont sans cesse à faire, surface d’inscription des symptômes et de projection de l’énigme que chacun est à soi-même. La division, l’impossible coïncidence à soi dont l’autre nom est inconscient, ne cesse de mettre en échec toute tentative pour donner au sujet une essence universelle : la race est une des formes que cet échec peut prendre.

Nous ne prétendons pas par-là proposer une « explication psychanalytique des phénomènes racistes », alternative à d’autres. Nous voulons juste mettre en évidence la différence profonde de logiques entre des phénomènes au premier abord très proches, tels que le narcissisme des petites différences et le racisme à proprement parler. Cela n’explique rien ; mais ça permet d’être plus précis… C’est-à-dire, précisément, de s’orienter un peu mieux vers la singularité.

C’est là finalement l’essentiel : la psychanalyse semble n’avoir, a priori, que de bonnes raisons de s’intéresser à des démarches qui se proposent de mettre en crise quelques-uns des universaux apparemment les plus assurés, afin de restituer, derrière l’apparente homogénéité des expériences, l’hétérogénéité des vécus singuliers – ce qui, à y regarder de plus près, est bien un des axes que mettent en avant beaucoup de travaux qui se revendiquent du geste « décolonial ».

En retour, elle peut les aider à résister à la tendance presque irrésistible qui affecte le concept de race, afin que celui-ci ne redevienne pas le nom d’une identité profonde des personnes, une vérité des êtres, mais simplement un obstacle aux généralisations trop faciles, un vecteur de réorientation vers le singulier et l’hétérogène – non pas, donc, une vérité de plus, mais une vérité de moins, non pas l’enfermement de chacun dans une essence quelconque, mais l’exigence de construire à chaque fois de nouveau l’espace des rencontres.

*

Nous voudrions conclure sur une question plus générale – une question de méthode. Quand bien même les signataires de la tribune du Monde auraient eu raison sur tout, le ton employé suffirait à discréditer leur propos sur le fond. Ils ne convaincront que ceux qui étaient déjà convaincus. À cela nous n’avons pas voulu répondre par la pure et simple disqualification : nous avons voulu dégager de ce débat d’authentiques problèmes, des difficultés réelles, qui exigent du travail, de la rigueur et du désir.

Il est urgent de sortir de cet usage trop exclusif de la prise de parole publique dont le seul objectif est de se compter, de faire camp, de rassembler ses forces pour s’opposer à d’autres dans un combat idéologique. Non pas que cela ne soit pas sans doute, par moments, opportun, voire nécessaire, mais il faut aussi réserver un peu de place pour autre chose.

Telle était au fond notre intention avec ce texte. Il a certes été écrit dans le feu de l’actualité. Mais il s’inscrit dans une réflexion que nous menons depuis plusieurs années au sujet de la place de la psychanalyse au sein de l’espace public. Nous voulons parler de la psychanalyse comme telle : non pour la mettre au service de telle ou telle cause, aussi légitime soit-elle par ailleurs, mais parce que précisément nous croyons à la valeur singulière de cette pratique fragile.

Plutôt que de se distribuer pour ou contre quoi ce soit, il nous paraît plus essentiel d’intervenir pour contribuer à faire exister quelque chose d’incertain. Nous avions programmé dans cet esprit un numéro de la revue Les Temps Modernes dont le titre aurait été celui de cet article. La décision, prise par Antoine Gallimard, d’interrompre la parution de la revue après la mort de Claude Lanzmann a reporté ce projet. C’est pourquoi il nous importait de saisir l’occasion de cet échange de tribunes pour faire entendre une voix qui n’ait au fond pas d’autre souci que de souligner les traits singuliers de cette pratique qu’est la psychanalyse.

C’est aussi une occasion pour illustrer une autre manière de pratiquer le débat public, une manière qui précisément aurait pu, aurait dû, trouver accueil dans Les Temps Modernes. Ce texte n’est ni d’un camp, ni de l’autre, même s’il ne fait pas mystère des mérites inégaux qu’il trouve à chaque tribune. La vie intellectuelle a un besoin urgent : passer de l’esthétique du clash à l’art des problèmes.

Les débats de ces dernières années autour du signifiant « décolonial » ou « postcolonial » illustrent le genre de logiques du débat public que la revue Les Temps Modernes s’était donné pour vocation de combattre. La nouvelle rédaction de la revue avait un mot d’ordre : diagonaliser l’espace public. La diagonalisation est l’inverse de la triangulation de sinistre mémoire hollandienne.

Celle-ci est purement tactique et ne vise qu’à instrumentaliser les mots et les pensées ; celle-là cherche à faire remonter dans les frictions, fractions et factions de la parole – et hélas parfois aussi des corps – les problèmes autour desquels nous pourrions, au prix d’un petit effort, nous redistribuer. Cet effort oblige certes à quelques renoncements : il est plus agréable de se sentir dans la position du « redresseur de torts » qui porte la vindicte des injustices passées et présentes, ou du « rempart de la civilisation », qui fait barrage aux hordes barbares des idées totalitaires, que dans celle des laborieux travailleurs de l’idée qui veulent faire partager une passion.

Mais cela, littéralement, vaut la peine : car c’est bien le goût des choses mêmes qu’on retrouvera à cet exercice, le bonheur de se sentir porté par la vision d’une petite chose singulière, d’une invention à défendre, d’une aventure à risquer – bref par ce que la psychanalyse elle-même a appelé un désir.

 


[1] Voir Sylvie Taussig, « De l’islam politique à la théologie musulmane de la libération », Les Temps Modernes, 2018/4, n°700 et « L’islam, décolonisateur du monde ? », The Conversation, 18 juillet 2018.

[2] Voir par exemple Meera Nanda, « Postmodernism, Hindu nationalism and ‘Vedic science’ », Frontline, The Hindu vol. 21/1, 2004, ainsi que les interventions de Divya Dwivedi et Shaj Mohan.

[3] La collection « Anthropocène » du Seuil, créée et dirigée par Christophe Bonneuil, a publié deux livres caractéristiques de cette orientation : Arturo Escobar, Sentir-Penser avec la Terre, L’écologie au-delà de l’Occident, Paris, Seuil, 2018 et Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale, Penser l’écologie depuis le monde carribéen, Paris, Seuil, 2019.

Silvia Lippi

Psychanalyste

Patrice Maniglier

Philosophe, Membre du comité de rédaction des Temps Modernes

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Le partage des données, mais aussi celui des liens, des textes, des images, des vidéos... figure au premier rang des impératifs de l’ère numérique. Mais dans une société où le partage est devenu l’idole,... lire plus

Notes

[1] Voir Sylvie Taussig, « De l’islam politique à la théologie musulmane de la libération », Les Temps Modernes, 2018/4, n°700 et « L’islam, décolonisateur du monde ? », The Conversation, 18 juillet 2018.

[2] Voir par exemple Meera Nanda, « Postmodernism, Hindu nationalism and ‘Vedic science’ », Frontline, The Hindu vol. 21/1, 2004, ainsi que les interventions de Divya Dwivedi et Shaj Mohan.

[3] La collection « Anthropocène » du Seuil, créée et dirigée par Christophe Bonneuil, a publié deux livres caractéristiques de cette orientation : Arturo Escobar, Sentir-Penser avec la Terre, L’écologie au-delà de l’Occident, Paris, Seuil, 2018 et Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale, Penser l’écologie depuis le monde carribéen, Paris, Seuil, 2019.