Société

Médias : de la méfiance à la haine

Sémiologue

L’emballement ayant suivi l’arrestation d’un faux Dupont de Ligonnès a, une nouvelle fois, mis en évidence les logiques médiatiques qui président à de nombreux choix éditoriaux. Relisons cet événement à l’aune de la crise médiatique actuelle – car si les chaînes d’information semblent se délecter de ces heures de vaine parole, elles ont bien un retentissement, du côté du public, passé de la défiance à la méfiance, et de la méfiance à la haine.

La semaine dernière sont parus les résultats d’une consultation de 104 000 personnes, menée entre le 8 juillet et le 20 septembre 2019 autour de la question « Comment les médias peuvent-ils améliorer la société ? ». Parmi les idées qui ont été plébiscitées arrive en tête celle-ci : « Privilégier un traitement moins rapide et plus approfondi de l’information », approuvée par 90% de l’échantillon. Quelques jours plus tard, le 11 octobre, vers 20h30, Le Parisien annonce que, selon ses informations, Dupont de Ligonnès, suspecté d’avoir tué sa femme et ses quatre enfants en avril 2011, a été arrêté à l’aéroport de Glasgow. Commence alors une longue séquence de ce qu’il est convenu de nommer un « emballement médiatique ».

Bien que le procureur de Nantes déclare dans la nuit qu’« il y a une suspicion sur les empreintes mais c’est en cours de vérification, en cours de confirmation » et conclut qu’il faut être « prudent », dans la matinée du 12, des radios et des chaînes d’information en continu (BFM, LCI, Cnews) font des éditions spéciales. Elles invitent des avocats, des policiers, des experts en tout genre qui viennent commenter ce que l’on tient pour probable. Que peuvent dire de plus les journalistes ? Un homme a été arrêté. Ce peut être Dupont de Ligonnès, mais les doutes sur les empreintes comme les témoignages ne permettent pas d’être affirmatif. La conclusion logique de cette suite de « faits » aurait dû être : on vous préviendra dès que l’on saura plus. Mais les chaînes d’info ont continué, trop contentes de cet os à ronger.

Enfin, à 12h55, l’AFP écrit que l’homme arrêté à Glasgow n’est pas Dupont de Ligonnès, après un test ADN. On aurait pu penser que les éditions spéciales allaient s’arrêter. Mais non, elles se sont poursuivies encore des heures en revenant sur l’histoire de cette fausse nouvelle, comme un train lancé à pleine vitesse qui n’aurait plus de frein. On assista alors à deux types de réactions : d’un côté, les journalistes, qui mirent la faute sur la communication de la police écossaise, de l’autre, des citoyens qui firent part de leur colère face à ce traitement de l’information. Gageons que cette affaire ne va pas arranger leurs relations avec les médias.

Comme on sait, depuis 1987, le baromètre Kantar pour La Croix, qui mesure la confiance des Français dans les médias, baisse régulièrement. En 1988, la courbe est au plus haut et c’est la télévision qui tient la corde : près de deux tiers des personnes interrogées (65 % exactement) répondent positivement. Suivent la radio (59 %) et la presse écrite (56 %). En 1989, tous les médias amorcent une perte de confiance sévère, qui va se poursuivre dans les deux années suivantes. La télévision, qui semblait la plus fiable, baisse de seize points et ne reçoit la confiance que d’un Français sur deux. Depuis cette date, elle a perdu sa première place et apparaît constamment comme moins crédible que la radio et, la plupart du temps, que la presse écrite.

Plus d’un Français sur cinq (26 %) reconnaît faire davantage confiance à une information délivrée par une personne qu’il connaît personnellement.

Aujourd’hui, les médias représentent l’institution dans laquelle les citoyens ont le moins confiance, juste avant les partis politiques (enquête « Fractures françaises », Ipsos Sopra-Steria). À chaque dégradation de la confiance correspond un moment où la croyance dans la façon dont les médias rendent compte des événements a vacillé (charnier de Timisoara, 1989 ; retransmission de la guerre du Golfe, 1991 ; attentats de 2015). Le public prend conscience que les images peuvent nous tromper, que le direct donne une vision parcellaire de la réalité, que les images peuvent influer sur la réalité. Cette perte progressive de la confiance fluctue au fil des événements. Mon but dans ce texte n’est pas d’accabler les médias, ou de faire de la « médiaphobie ». Bien au contraire. Si la méfiance envers les médias a des causes objectives – traitement de l’information, relations avec le pouvoir et l’argent –, elle dépend tout autant de nos croyances ou de nos illusions que de la vérité de l’image. Ces derniers temps la méfiance s’est muée en haine. Comment en est-on arrivé là ? C’est ce que je cherche à comprendre. Mais, avant d’y venir, il importe de déterminer ce qu’il faut entendre par perte de confiance. Engendre-t-elle une méfiance ou une défiance ?

Littré note que « la nuance qui les sépare est très petite ; et dans le fait l’usage les emploie l’un pour l’autre ». Pourtant, à creuser un peu plus, ces deux mots révèlent des différences sémantiques qui engagent deux attitudes différentes par rapport aux médias. Littré rajoute en effet : « La méfiance fait qu’on ne se fie pas du tout  ; la défiance fait qu’on ne se fie qu’avec précaution. Le défiant craint d’être trompé  ; le méfiant croit qu’il sera trompé. La méfiance ne permettrait pas à un homme de confier ses affaires à qui que ce soit  ; la défiance peut lui faire faire un bon choix. » En d’autres termes, la méfiance dit « les médias nous mentent », « Médias = Propagande d’État », « BFM= Fake 24/7 » ; la défiance met en doute ce qui vient des médias pour éventuellement l’accepter après examen. D’un côté, une attitude négative ; de l’autre, une attitude positive.

Reste à comprendre comment la méfiance envers les médias s’est transformée en haine. La réponse à cette question est multifactorielle.

N’oublions pas d’où nous venons. La méfiance d’aujourd’hui, en effet, ressemble à celle d’hier. Ce qu’on reproche aux médias, c’est d’être liés soit au pouvoir exécutif, soit aux puissances de l’argent, ou aux deux. Récemment, Mélenchon, mécontent de la façon dont le « 20 heures » de France 2 a rendu compte des événements qui ont entouré la perquisition de son parti, a twitté « Télé-Macron fait du zèle ». Si ce mode d’accusation de soumission du service public avec l’exécutif fait écho aux slogans qui s’affichaient sur les murs en 1968 – « On vous intoxique » ou une fiole de poison avec ce slogan, « Presse = ne pas avaler » –, la situation d’aujourd’hui n’a évidemment rien à voir avec celle de la télévision sous de Gaulle, dont l’opposition fut écartée en dehors des périodes électorales jusqu’en 1969 et que le président Pompidou considéra comme « la voix de la France ».

L’autre accusation qui alimente la méfiance, c’est la concentration capitalistique. Vingt sur vingt-sept chaînes de la TNT sont tenues par de grands groupes industriels : Bouygues, Vivendi, Bolloré, Altice, Amaury. Là encore, ce n’est pas nouveau. Dans les années 1980, l’empire de Robert Hersant possédait près de 40 % de la diffusion totale des quotidiens français. Les reproches adressés aujourd’hui aux chaînes publiques ou privées ne sont pas nés d’hier, et ils continuent à peser sur notre relation aux médias. Mais je ne crois pas qu’ils expliquent à eux seuls cette perte de confiance dans les médias, et encore moins la colère dont ils font l’objet. Celle-ci est plutôt à chercher dans la transformation des modes d’accès à l’information.

Selon une étude récente (Ipsos Global Advisor, 5 août 2019), la majorité de la population (52% en moyenne) dans le monde estime que la presse écrite diffuse « une large proportion » de fausses informations. Dans ce contexte, plus d’un Français sur cinq (26 %) reconnaît faire davantage confiance à une information délivrée par une personne qu’il connaît personnellement. Or, les réseaux sociaux, comme les smartphones, ont fourni à chacun les moyens de faire circuler l’information de bouche-à-oreille, avec la possibilité de former des groupes par affinités, une modification de l’algorithme de Facebook en janvier 2019 favorisant les proches dans les groupes et les commentaires les plus populaires, négatifs ou positifs. Le smartphone, lui aussi, amplifie le bouche-à-oreille par ces chats incessants comme par l’image qui en offre un équivalent visuel en faisant circuler l’information de regard à regard.

Plus personne ne se reconnaissait dans les images des autres, comme si toute représentation des événements était une fiction. De la méfiance envers des médias asservis au capital et au pouvoir, on a alors glissé rapidement à la haine.

Dans ce contexte, l’image ancrée dans une subjectivité a joué un rôle majeur pour les Gilets jaunes[1]. Pas n’importe quelles images. Ce que réclament les Gilets jaunes aux images, c’est trois qualités : être ancrées dans le corps d’un acteur de la manifestation, être continues, non montées et en direct. On retrouve dans cette dernière exigence la fameuse loi du « montage interdit » formulée par le critique André Bazin. S’appuyant sur l’analyse d’un film qu’on considère souvent comme le premier documentaire de l’histoire du cinéma, Nanook of the North, de Flaherty (1922), il explique que, dans la fameuse séquence de la chasse au phoque, il est inconcevable que le chasseur, le trou dans la glace et le phoque ne soient pas filmés dans le même plan. Découpée en plusieurs plans, la scène perdrait sa crédibilité. Cette « loi esthétique », ajoute-t-il, s’applique à « tous les films documentaires dont l’objet est de rapporter des faits qui perdent tout intérêt si l’événement n’a pas eu lieu réellement devant la caméra, c’est-à-dire le documentaire apparenté au reportage ».

Les mutations numériques des techniques de retransmission de l’image et du son ont transformé la capture de la réalité, à tel point que les remarques de Bazin sont encore plus vraies aujourd’hui : les caméras professionnelles, comme les smartphones, se prêtent au plan-séquence et à une vision du monde qui part de l’individu. Cette continuité s’oppose au découpage continuel des chaînes d’information qui passent sans arrêt du terrain au plateau, interrompant l’un et l’autre pour augmenter la tension narrative et le suspense. Le montage est identifié à du mensonge et le direct comme mode d’information est survalorisé, comme il le fut et l’est encore par des journalistes. « C’est de l’info fraîche. Il n’y a pas de trucage, pas de montage. On ne peut pas nous dire que l’on a triché », déclare à Franceinfo Steven Normand, 18 ans, apprenti dans la carrosserie, qui codirige la page Facebook « France actus », lancée le 8 décembre 2018 et suivie par environ 18 000 personnes. Et il ajoute : « Il faut proposer de l’information en direct parce que voir ce qu’il se passe réellement sur le terrain, c’est ce qui intéresse vraiment les gens [2]. » On comprend que, dans cette perspective, les directs de RT France, la chaîne financée par la Russie, ne suscite pas la méfiance des chaînes françaises : elle diffuse en continu de longs plans séquences des événements.

Dans une époque où chacun s’est familiarisé avec son image, où communiquer des images de soi l’emporte sur les images des lieux touristiques que l’on visite, les images de la réalité diffusées par les télévisions ont été jugées, de la même façon, par comparaison avec un vécu personnel. Les images des Gilets jaunes se sont opposées à celles des « caméras piétons » portées par les policiers comme à celles des reporters témoignant des exactions… Réalité restreinte contre réalité restreinte… plus personne ne se reconnaissait dans les images des autres, comme si toute représentation des événements était une fiction. De la méfiance envers des médias asservis au capital et au pouvoir, on a alors glissé rapidement à la haine.

« Vous ne me montrez pas comme je me vois, alors je vous déteste ! » Si les images peuvent être subjectives, elles le sont souvent grâce à nous, spectateurs. J’ai toujours été frappé par le fait que les qualités oratoires de Mitterrand ou Chirac étaient vantées ou déniées selon que celui qui en jugeait était un de leurs soutiens ou au contraire un de leurs ennemis. Pour l’objectivité des images, c’est à peu près pareil. Objectives, si elles nous montrent, subjectives, si nous jugeons ne pas y être suffisamment représentés. Les images prises par les smartphones des manifestants n’étaient évidemment pas plus objectives que celles des journalistes qui avançaient derrière la police. Reprocher à BFM d’avoir montré plus d’exactions des Gilets jaunes que de violences policières a pour exact symétrique le choix de montrer plutôt ces dernières que lesdites exactions. « Nous avons vite l’impression que nous perdons notre temps lorsque nous consultons des sources d’information qui n’épousent pas notre représentation du monde[3] », note Gérald Bronner. En l’occurrence, plus qu’une perte de temps, cette représentation du monde, ne collant pas à l’image que s’en faisaient les manifestants, a été reçue comme une trahison.

Dans cette explosion de haine, il est apparu que, malgré les crises de crédibilité traversées par les médias dans les trente dernières années, on n’avait pas tiré toutes les leçons sémiologiques qui s’imposaient. Ce qu’ont révélé les critiques des Gilets jaunes, c’est qu’ils attendaient généralement beaucoup trop des images et qu’ils s’en faisaient une conception erronée, leur faisant à la fois trop et pas assez confiance. Trop, parce qu’elles sont considérées comme la seule vérité – une vérité sensible par opposition à la vérité intelligible construite par recoupement des points de vue – et pas assez, quand on les assimile à des mensonges sans avoir conscience que c’est le texte qui trahit la vérité.

Si vous pensez que les médias ne montrent pas la réalité, vous vous trompez ! Si vous pensez qu’ils montrent la réalité, vous êtes dans l’erreur ! C’est entre ces deux pôles qu’il faut apprendre à naviguer.

Ainsi, quand un journaliste fait une erreur d’identification des images, localisant dans Paris des événements qui se déroulent à Bordeaux, un manifestant conclut « Les médias ne montrent pas la vérité » sans percevoir que l’erreur est dans les mots et non dans les images. Le vieux privilège accordé au direct, qui serait l’opposé du montage, règne encore en maître, bien que celui-ci ne soit nullement contradictoire avec le direct, comme l’atteste n’importe quelle retransmission d’un match de football ou d’une course cycliste. D’une certaine façon, les journalistes récoltent les mythes qu’ils ont construits au fil des ans en s’extasiant devant la « vérité » du direct, les « moments de vérité de la télévision » et « les images qui parlent toutes seules ». Bien qu’aujourd’hui les usages des images sur les réseaux sociaux témoignent souvent d’une observation et d’une analyse précise, subsistent encore de vieilles croyances sur l’image, qui faussent le jugement.

Le sentiment d’être mal représenté, dans tous les sens du terme, provoque la haine. Pourtant on ne saurait reprocher aux médias de ne pas montrer à chaque personne, à chaque groupe, un monde à son image. L’attitude journalistique doit confronter les points de vue, qu’on le veuille ou non. C’est la raison pour laquelle les réseaux sociaux autocentrés sur leur utilisateur ne peuvent remplacer une information dépassionnée.

Qu’on ne se méprenne pas. Je ne suis pas en train de dire qu’il faut remplacer la haine des médias par un amour aveugle et qu’il faut accepter tout ce qui en provient. Je propose seulement de substituer à la méfiance cette défiance que j’évoquais plus haut, entendue comme une attitude dictée par l’esprit critique. Si vous pensez que les médias ne montrent pas la réalité, vous vous trompez ! Si vous pensez qu’ils montrent la réalité, vous êtes dans l’erreur ! C’est entre ces deux pôles qu’il faut apprendre à naviguer. Il ne faut surtout pas tomber dans un doute généralisé, un scepticisme face aux informations qui débouche inévitablement sur le complotisme. En revanche, un doute hyperbolique est requis, comme celui de Descartes quand il envisage dans ses Méditations métaphysiques « certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai, ajoute-t-il, que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. »

Bien que le sens des mots ait changé, cette citation peut s’appliquer telle quelle à la situation médiatique d’aujourd’hui. La haine des médias tient pour une bonne part à cette perte de confiance dans l’énonciateur, trop vite conçu comme un malin génie qui utiliserait toute son industrie audiovisuelle à nous tromper avec des images et des fake news en vue de surprendre notre crédulité. Plutôt que de le présupposer, il faut le prouver. Depuis des années des chercheurs dissèquent les journaux télévisés, étudient quelles relations à la réalité ils construisent. Parfois ce ne sont que des travaux connus des seuls universitaires, parfois leurs analyses ont des retombées réelles, comme, par exemple, dans le cas des attentats de Charlie. Les critiques sur l’imprudence de certains médias qui ont mis en danger la vie d’autrui en signalant la présence d’otages réfugiés dans une chambre froide de l’Hyper Cacher, sur les informations qui ont été livrées par les terroristes, sur les atteintes à la dignité humaine, ont abouti à des recommandations du CSA pour rendre compte de telles situations, qui ont été utiles et respectées dans les drames ultérieurs.

Le défiant craint d’être trompé, il ne se fie qu’avec précaution. En l’espèce, un peu de défiance envers les différentes informations qui arrivaient (les témoignages des voisins, le manque de ressemblance des visages, etc.) jetaient un grand doute sur l’identité de la personne arrêtée. N’aurait-il pas été plus sage de prendre le temps, d’attendre les résultats de l’analyse du test ADN ? Peu de médias se sont excusés. Les journalistes ont plutôt cherché des excuses, expliquant au public comment se fabrique l’information. Sera-ce suffisant pour retrouver la confiance des citoyens ? Si l’on ne veut pas qu’une telle affaire se reproduise, il ne suffit pas de se justifier en expliquant comment se fait une information, il faut entendre les demandes des citoyens.

 


[1]. Selon les Décodeurs du Monde, sur 200 publications les plus populaires dans leur groupe Facebook, on compte 94 photos, 62 vidéos, 43 statuts (texte), un lien. Lire l’article du Monde.

[2]. « “Vécu”, “France actus”, “Born to be jaune”… Ces médias amateurs dédiés aux « gilets jaunes » qui veulent faire de l’info autrement ».

[3]. La Démocratie des crédules, PUF, 2013, p. 47.

François Jost

Sémiologue, Professeur émérite à la Sorbonne Nouvelle-Paris 3

Notes

[1]. Selon les Décodeurs du Monde, sur 200 publications les plus populaires dans leur groupe Facebook, on compte 94 photos, 62 vidéos, 43 statuts (texte), un lien. Lire l’article du Monde.

[2]. « “Vécu”, “France actus”, “Born to be jaune”… Ces médias amateurs dédiés aux « gilets jaunes » qui veulent faire de l’info autrement ».

[3]. La Démocratie des crédules, PUF, 2013, p. 47.