Pour une éthique de la curiosité
La curiosité exige un suspens du jugement. Elle secoue la paresse intellectuelle et perturbe les idées fixes. Il faut une sorte d’audace, et un scrupule singulier, pour examiner avec une attention nouvelle un sujet qu’on ne connaît pas du tout mais dont on parle régulièrement avec assurance, et sur lequel, finalement, en toute ignorance, on fait aussi bonne figure que les autres.
Écrivant un livre sur la curiosité, je faisais volontiers une enquête autour de moi. Êtes-vous curieux ? demandais-je souvent. « Je suis curieux quand ça m’intéresse », m’a-t-on répondu un jour, après une hésitation. À l’opposé de Paul Valéry qui affirme : « J’ai beau faire, tout m’intéresse. » Séduisante déclaration, que nous aimerions bien reprendre à notre compte. Il y a là un enjeu majeur : en principe, toutes les occasions devraient être bonnes à saisir pour tenter de penser un peu contre soi.
Elle m’a longtemps intrigué, la curiosité. Saint Augustin, repris par Erasme et Montaigne, a beaucoup fait, à la suite de légendes anciennes et de mythologies prestigieuses, pour nous détourner d’elle. Nos puritanismes ont fait le reste pour la noircir. Loin des pulsions mauvaises du voyeur pris dans la sérialité de la foule, loin de l’obscénité du lyncheur en puissance ou de l’agité du tweet, je veux prendre le parti de voir d’abord en elle une vertu singulière, un élan irremplaçable dans une direction inconnue. Trois expériences ont certainement contribué à cette perspective.
Ayant travaillé dans les années post 68 comme ouvrier volontaire, dans la métallurgie pendant près de cinq ans, et dans des usines très différentes, j’ai été confronté à un monde nouveau, un monde tout autre. Ce n’est pas à proprement parler la curiosité au sens où on l’entend d’ordinaire qui avait jeté là, dans une aventure trans-sociale, ceux qu’on a appelé « les établis ». À moins qu’on entende dans ce mot, « curiosité », une autre origine sémantique. Curieux et curé ont la même racine latine, cura qu’on retrouve dans le mot italien qui signifie « attention », « soin », et le verbe curare, « avoir soin ».
En ce sens nous étions des curés rouges, des curieux par excellence : nous prétendions prendre soin. Mais partageant les conditions de vie et de travail des ouvriers, nous ne pouvions en garder une image d’Epinal. Nous découvrions la vie ouvrière dans sa concrétude et sa diversité, loin des clichés, des essentialisations ou même, des préjugés de notre idéal messianique. Cette immersion m’a fait mesurer à quel point les milieux sociaux vivent dans une sorte d’indifférence et d’ignorance réciproques, à quel point, excepté chez les chercheurs de profession, la curiosité est peu sociologique. Depuis ce temps de « l’établissement » en usine, je suis obsédé par la présence de cette paroi de verre des deux côtés de laquelle vivent des mondes séparés, étrangers l’un à l’autre.
Je suis frappé par une incuriosité profonde qui, tout en déplorant la fracture sociale et en tenant sur ce sujet des discours bien intentionnés, se désintéresse profondément des vies autres. L’éthique de la curiosité suppose une conversion, un déplacement physique du corps et du regard – ainsi chez ces explorateurs du réel que furent en particulier Jack London, George Orwell, James Agee, Simone Weil…
L’incuriosité est notre lot à tous, je n’ai pas été épargné. J’avais vingt ans et je n’étais déjà plus un esprit libre.
Vingt ans plus tard, une autre dimension de la curiosité m’est apparue presque fortuitement. Une dimension en quelque sorte existentielle. Plongé dans l’écriture d’une biographie, celle d’Henri Michaux, poète et peintre qui eut une vie intensément voyageuse et exploratrice, j’ai pu mesurer les enjeux, souvent controversés, de la curiosité biographique. Se faire biographe, c’est prêter attention « de près » et « au plus haut point » à un humain autre que nous, non pas prétendre percer son énigme, mais s’efforcer par mille moyens de mieux la comprendre, comme nous le faisons rarement avec des proches. Mais c’est aussi découvrir, à travers l’exploration d’une vie autre, un faisceau de curiosités nouvelles, et parfois un appétit du monde et de l’étrangeté qui dépasse les normes ordinaires.
Comme par des aimantations successives, les mille sujets d’intérêts de Michaux, ses mille regards sur le monde, ses mille antennes dressées depuis l’enfance, quand il observait à la loupe, dans la cour de l’école, un coléoptère, tout cela suscitait chez moi, par une sorte de contagion, un chapelet de curiosités mimétiques qu’on pourrait énumérer à la façon dont Marco Polo faisait le tableau de ses curiosités merveilleuses.
Je me mis à fréquenter, comme Michaux, les parcs zoologiques et à m’arrêter particulièrement, comme lui, devant un harfang des neiges à Anvers ou un gorille albinos au parc zoologique de Barcelone… De même qu’il avait d’abord tenu, à Dehli, à la grande surprise de son hôte, Octavio Paz, à visiter en priorité une maison de fous, je demandai à voir à Craiova, en Roumanie, dès mon arrivée, un asile psychiatrique.
Avec Michaux, je me plongeai dans la lecture des mystiques, m’intéressai à Ruysbroeck l’admirable, Angèle de Foligno, Saint Jean de la Croix, Haeckel, Ernest Hello, aux sagesses orientales, à Milarepa, Lao tseu, aux vedantas, aux psychotropes, aux régions du monde qu’il avait électivement parcourues…
S’intéresser à autrui, quel qu’il soit, c’est se charger du beau fardeau de ses curiosités idiosyncrasiques, de ses passions, de ses obsessions. C’est tenter de pénétrer dans un monde inconnu sur lequel un autre regard que le nôtre s’est porté, et d’une autre façon, sur des objets ou des domaines auxquels nous avions jusqu’alors prêté pas ou peu d’attention. Si j’avais entrepris une biographie de Nabokov, je serais parti à la chasse aux papillons, et l’aurais suivi dans les déplacements de son « expatriation heureuse ». Avec Rousseau, j’aurais herborisé et me serais imaginé à l’Hermitage.
Pour raconter les périples de Melville, je me serais volontiers penché sur les progrès de la navigation à son époque. Dans la peau d’un enfant nommé Raymond Queneau, muni d’une pipette, comptant les gouttes, j’aurais fait de la chimie, j’aurais fouillé le sol à la recherche de fossiles, j’aurais été passionné d’astronomie et de mathématiques, et à l’âge de quinze ans, je me serais mis à lire le dictionnaire Larousse en sept volumes, de la première à la dernière ligne, me décourageant un peu cependant, une fois arrivé à la lettre B – plus précisément à Andres Bello, écrivain sud-américain. En suivant le cours de toutes ces existences autres, je me serais penché sur bien d’autres arpents du réel et du savoir qu’il ne me serait pas venu à l’idée d’aborder.
Enfin, ma troisième expérience concerne l’incuriosité, qui est notre lot à tous. Je n’ai pas été épargné. Au sortir de l’adolescence, mes centres d’intérêt se rétrécirent brusquement et considérablement. J’avais vingt ans, je n’étais déjà plus un esprit libre. Ma curiosité était obstruée, obnubilée, par une fascination exclusive qui s’évertuait à mettre un terme à toutes les explorations esthétiques et intellectuelles. Désertées, mes lectures en tous sens, délaissés, mes poètes surréalistes et mes écrivains fétiches, abandonnés, Derrida, Lacan, Barthes, Blanchot, étouffé dans l’œuf, mon goût des voyages.
Jamais le savoir n’a connu des moyens de transmission aussi efficaces et jamais l’enthousiasme du grand curieux de la Renaissance n’a paru aussi anachronique.
Une vision du monde obsessionnellement politique plus précisément marxiste-léniniste et ouvriériste, celle d’une vérité une, emportait tout sur son passage. Mes bibles furent alors Le Capital de Marx, le Pour Marx d’Althusser. Elles me firent manquer Jankélévitch et Ricœur, qui enseignaient à la Sorbonne, dans les amphithéâtres de l’université que je fréquentais et où j’étais censé préparer une licence de philosophie. Une autre curiosité, que je ne renie aucunement, m’incita à fréquenter le bidonville de Massy.
Mais j’étais sous l’emprise d’un système de pensée qui bornait ma faculté de curiosité intellectuelle, et je poussais le zèle jusqu’à rédiger, dans le cadre d’une maîtrise de philosophie, un mémoire à propos de Lénine philosophant dans ses Cahiers sur la dialectique de Hegel. Contre le culte du livre de Mao avait achevé sans doute ce travail du négatif que l’incuriosité, telle une taupe, creusait dans notre désir de savoir. Sartre, juché sur un tonneau pour haranguer les ouvriers de Renault-Billancourt, cautionnait mon obsession, conférait à mon rétrécissement existentiel l’aura de son œuvre.
Il faudrait quelques années plus tard une rupture pour m’extirper de mon sommeil, susciter une nouvelle attention au monde.
Nos curiosités ne paraissent pas toujours aussi dogmatiques ou sélectives qu’à l’époque fiévreuse où le désir de révolution se substituait au désir de savoir. Mais elles sont souvent plus subtilement sous influence, et à notre insu. Des maîtres penseurs s’éteignent, d’autres renaissent. Nous imaginons tout à tour de nouveaux horizons indépassables. Depuis mon expérience de rétrécissement intellectuel, je suis particulièrement sensible aux effets de l’air du temps, aux mimétismes contagieux, à la doxa abêtissante, aux snobismes d’époques, tous phénomènes calamiteux pour le cheminement libre de nos curiosités sensibles.
Chaque âge de la vie à son régime de curiosité, sans doute, comme chaque époque historique, comme chaque génération technologique. Mais chaque curiosité individuelle est tributaire de ses tropismes, de son éducation, de son histoire. Pour ma part, tout en éprouvant une passion pour les livres, les atlas et les dictionnaires, numériques ou pas, ma curiosité est d’abord anthropologique. Je dirai même volontiers : existentielle. Je suis souvent tenté, au risque de l’indiscrétion, d’accabler autrui de mes questions infinies. Quitte à être déçu par ses réponses. Levinas : « Rencontrer un homme, c’est être tenu en éveil par une énigme. »
Chacun pourrait de temps à autre se demander : comment va ma curiosité en ce moment, par les temps qui courent ? Il arrive que les antennes se rétractent, que la faculté d’émerveillement et d’interrogation s’anémie. Faire le portrait d’un homme, ce pourrait être faire le portrait (et l’histoire) de ses curiosités comme de ses incuriosités ; de ses découvertes comme de ses occasions manquées ; de ses révélations, de ses illuminations cognitives, de ses renaissances à l’occasion de rencontres, jamais trop tardives, avec de nouveaux objets ; de sa capacité, aussi, à s’intéresser à un monde autre. Dis-moi de quoi tu es curieux, je te dirai qui tu es.
Quant à ce que devient, par les temps qui courent, la curiosité, on pourrait dire tout et son contraire. Jamais sans doute nous n’avons été aussi curieux des autres et de nous-mêmes, du monde qui nous entoure, de l’univers, de nos origines généalogiques et préhistoriques, de notre futur. Cependant, un principe de répétition réduit nos appétences, inhibe les occasions multiples de rencontres, enferme dans un milieu et un habitus. L’incuriosité baigne le monde autour de soi d’une nappe d’indifférence. Elle cloisonne les milieux sociaux.
Elle est flagrante dans le ronron des conversations et l’arrogance des postures, dans les « débats » télévisuels comme sur les réseaux sociaux où chacun exprime un avis péremptoire. Manifeste dans la rue, en milieu urbain, dans tous les agrégats d’entre soi, dans cette façon de se murer que les prothèses numériques accentuent, elle hante les relations familiales ou amicales, les salles de classe, s’assoit jusque sur les bancs de l’université. Face à l’arrogance affirmative de l’adulte, nous aimerions opposer l’attitude questionnante d’un enfant. Mais de quel enfant s’agit-il ?
Les enfants d’aujourd’hui sont nés dans un univers saturé d’informations où l’on croit pouvoir tout vérifier ou tout révéler d’un click. L’accès à ce qu’on appelle « la culture » est connecté comme jamais. Les cours des plus grandes universités sont disponibles sur Internet. L’accès à l’information est à jet continu. Jamais le savoir n’a connu des moyens de transmission aussi efficaces et aussi étendus, jamais il n’a joui, du moins sous nos latitudes, d’une telle liberté et jamais, peut-être, l’enthousiasme du grand curieux de la Renaissance n’a paru aussi anachronique.
Il semble si facile, dans de telles conditions, de « satisfaire » sa curiosité comme on étanche une soif. Mais sans la rareté, sans l’attrait de la nouveauté, la curiosité ne risque-t-elle pas de perdre de son aura ? La profusion des savoirs invite peut-être à un dandysme de l’ignorance. On se prend parfois à rêver de ces époques et de ces lieux où les livres se passaient sous le manteau, par crainte de la censure, tel des objets précieux. Mais surtout, on aimerait plus de sujets désirants qui ne se contentent pas du flux ambiant, plus de sujets questionnants qui ne se satisferaient pas d’une réponse immédiate, plus de sujets stimulés par une éducation qui devrait donner des outils intellectuels à tous, pas seulement aux héritiers. Le nouvel âge de la curiosité est à la fois exaltant et inhibant.