Société

Ouvrons l’hôpital ! Pour une analyse renouvelée de la situation de l’hôpital public

Sociologue, Sociologue

À l’approche d’une nouvelle grève nationale du personnel des hôpitaux publics le 14 novembre, il apparaît plus nécessaire que jamais d’approfondir la réflexion sur les conditions de travail en milieu hospitalier. Face à la violence subie au quotidien par les personnels de santé, couplée à une gestion des établissements toujours plus soumise aux logiques néo-managériales, il s’agit pour les sciences sociales de plaider en faveur d’une analyse renouvelée, engagée et co-construite de l’hôpital public.

La grève engagée le 18 mars dernier par un collectif de soignant.e.s de cinq services d’urgences des hôpitaux parisiens à la suite d’une série d’agressions a connu une croissance quasi continue depuis huit mois, pour compter aujourd’hui près de 270 services mobilisés partout en France. Nombreux sont les acteurs – soignant.e.s, syndicaux, politiques, universitaires –, qui la considèrent déjà comme l’une des plus importantes mobilisations de l’histoire de l’hôpital public.

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Alors que l’été constitue généralement une épreuve pour tout mouvement social, la grève des urgences ne s’est pas estompée. Bien au contraire, elle s’est même étendue depuis septembre à d’autres services hospitaliers. Après un « Plan de refondation des urgences » début septembre qui n’a pas convaincu les soignant.e.s mobilisé.e.s, le vote du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) la semaine dernière, entérine à nouveau la baisse des moyens alloués à l’hôpital public.

Le décalage reste béant entre les revendications des soignant.e.s (inchangées depuis le début du mouvement qui consistent à demander plus de lits, plus de personnel et une revalorisation salariale) et les mesures prises par les pouvoirs publics. Le 14 novembre doit à cet égard constituer le nouveau temps fort d’une mobilisation nationale dont l’extension de la grève à tous les services hospitaliers demeure l’enjeu principal.

On constate une sur-représentation des violences extraordinaires dont les médecins seraient la principale cible et une invisibilisation  de la violence dont les personnels paramédicaux font l’objet.

Mais reprenons au début. La grève a été présentée par les médias et la ministre de la Santé comme partant à l’origine d’une « agression de trop », rejetant la responsabilité sur les patients « incivilisés », « impatients », et reléguant au second plan, voire balayant d’un revers de manche, la question de fond des conditions de travail. Cette grille de lecture appelle deux remarques.

La première concerne le statut de la « violence » dont il est ici question. Polysémique, ce terme est l’objet de multiples définitions. Une analyse des articles de presse régionale traitant des « violences aux urgences » sur ces quinze dernières années montre combien son usage peut être galvaudé et sorti de son contexte[1]. Les journaux se focalisent généralement sur des faits de violence défrayant la chronique (coups et blessures, menaces à main armée, etc.) et les traitent de manière répétée. Ils contribuent ainsi à résumer « la violence » à une violence physique, perpétrée par des patient.e.s à l’encontre des soignant.e.s, et à imposer l’idée que ce type de violence serait omniprésent.

Mais surtout, ils donnent largement la parole aux médecins et ne relatent que très rarement celle des personnels paramédicaux. On constate alors une sur-représentation des violences extraordinaires dont les médecins seraient la principale cible et une invisibilisation de formes plus larvées de violence dont les personnels paramédicaux font l’objet : insultes, menaces de différentes natures, bousculades, crachats, etc. Si les infirmier.ère.s, les aide-soignant.e.s, les agent.e.s de service hospitalier ont tendance à dédramatiser les faits de violence qu’ils et elles peuvent subir, ils.elles se retrouvent bien souvent en première ligne. L’attente, les douleurs et pathologies dont souffrent les patient.e.s, le manque d’informations sur le travail réalisé par ailleurs sont les principales causes de tension avec les usager.e.s que le personnel des urgences doit apprendre à contenir, sans toujours y parvenir.

L’augmentation de l’activité et l’intensification du travail que connaissent des équipes soignantes manquant de temps, de matériel, d’effectifs contribuent à accentuer le risque de violence, quand elles ne le génèrent pas directement. L’alerte lancée par les médias peut alors constituer une opportunité pour dénoncer des violences plus invisibles et quotidiennes dont les soignant.e.s font l’objet, tout en mettant en accusation les conditions de travail qui provoquent cette violence de la part des usager.e.s.

Les faits de violences médiatisés, parce que sortant de l’ordinaire, peuvent faire office d’étincelle, d’élément déclencheur de mobilisations diverses (grève générale, « urgences mortes », « journée d’éducation », grève perlée, etc.) dont les revendications ne se limitent pas à la question de la « violence ». On ne peut séparer cette « violence » de la violence de l’institution qui se déploie dans les rythmes imposés aux soignant.e.s, dans la contraction des moyens, et dans les dilemmes moraux et éthiques qu’ils engendrent.

La seconde remarque concerne le statut du problème « conditions de travail » à l’hôpital public aujourd’hui. Enquêter sur le travail à l’hôpital est parfois difficile à négocier pour les chercheur.se.s en sciences sociales, tant la dégradation des conditions de travail et les tensions qu’elle génère dans certains services ou certains établissements sont fortes, la direction et l’encadrement craignant d’y laisser pénétrer des observateurs extérieurs critiques. En interne, lorsqu’elle est abordée, la question se trouve généralement résumée à celle de « la qualité de vie au travail » et des « risques psycho-sociaux ». Le travail serait générateur de « risques » qu’il conviendrait de gérer au mieux[2] – et souvent à une échelle individuelle – afin de favoriser une « vie au travail » de « qualité ». Or le caractère exogène de ces risques est fortement discutable.

Le manque de réflexivité globale sur l’ensemble des coûts induits par les entreprises de « rationalisation » de l’hôpital public est édifiant.

Ce que pointent les soignant.e.s du Collectif Inter-Urgences et les praticiens du Collectif Inter-Hôpitaux qui les ont rejoint, et ce que montrent les nombreux travaux des chercheur.se.s depuis plusieurs années, est bien au contraire la force du lien de causalité entre la succession de réformes gestionnaires néo-libérales empruntant une grille de lecture essentiellement organisationnelle de la problématique des conditions de travail à l’hôpital public, et la dégradation très nette des conditions dans lesquelles les agents hospitaliers travaillent[3].

Dépolitisée et couplée aux logiques de mise en concurrence des hôpitaux, la question de la santé au travail qui lui est directement liée conduit à des situations ubuesques où l’écart à la moyenne compte davantage que la réalité recouverte par les indicateurs. Quel est le coût social, économique, organisationnel et humain des arrêts de travail, des maladies professionnelles, des reclassements, des départs à la retraite en invalidité, des abandons précoces des professions causés par l’intensification du travail ? Le manque de réflexivité globale sur l’ensemble des coûts induits par les entreprises de « rationalisation » de l’hôpital public est édifiant.

Mais parler de détérioration des conditions de travail n’est qu’à moitié satisfaisant. Se pose aussi la question des conséquences de cette évolution sur la nature du travail, sur la professionnalité et les valeurs professionnelles, sur les patient.e.s. A cet égard, les travaux se multiplient et tendent à montrer que les logiques gestionnaires produisent des effets en termes de tri des patient.e.s.

Si l’égalité d’accès aux soins pour tou.te.s demeure une valeur centrale des soignant.e.s à l’hôpital public, on constate « que toutes les vies ne se valent pas », pour reprendre les mots prononcés en août dernier par Hugo Huon, président du Collectif Inter-Urgences. Par manque de temps, de moyens et de places, les soignant.e.s en viennent à opérer des distinctions entre « bon.ne.s » et « mauvais.es » patient.e.s, ce qui tend à les placer dans un dilemme permanent : vaut-il mieux tenter de s’occuper de l’ensemble des patient.e.s de manière insatisfaisante compte tenu des moyens dont on dispose, ou sélectionner un nombre limité de patient.e.s que l’on pourra prendre en charge correctement ?

Au-delà des causes du problème, la mobilisation actuelle interroge sur la grille de lecture à adopter. Comment en parler ? Dans quelle mesure ce mouvement est-il « exceptionnel » ? Comment – et faut-il – l’inscrire dans la conflictualité sociale d’un point de vue plus général ? Ces questions ne sont pas propres aux chercheur.se.s. Elles sont aussi plus largement celles des journalistes, des syndicalistes, des soignant.e.s, des militant.e.s. Les pistes de réponses que l’on esquisse nous semblent plaider en faveur d’un renouvellement des grilles de lecture traditionnelles des mobilisations à l’hôpital public.

La place qu’ont réussi à prendre le Collectif Inter-Urgences et les soignant.e.s qui le portent dans les médias et dans les espaces de discussions des politiques hospitalières[4] frappe et interroge, tant les professions paramédicales en sont traditionnellement tenues à distance (au profit des médecins) et tendent à être considérés comme des acteur.trice.s dépolitisé.e.s car prisonnier.ère.s d’une éthique morale du soin et d’un rapport fataliste aux modalités d’action.

En 1988, le mouvement de grève porté par la Coordination infirmière mettait déjà au centre de ses revendications les conditions de travail et la reconnaissance à sa juste valeur du travail effectué.

Plus encore, les membres du Collectif Inter-Urgences sont parvenu.e.s à entraîner dans leur sillage une partie des médecins de l’hôpital public, parmi lesquels d’ancien.ne.s leaders du Mouvement de défense de l’hôpital public qui renaît de ses cendres à cette occasion pour devenir le « Collectif Inter-Hôpitaux » : sa filiation et sa solidarité avec le Collectif Inter-Urgences apparaissent clairement. Les modes d’action et leurs conditions de félicité méritent d’être ré-interrogés à nouveaux frais à la lumière de cette mobilisation.

Vient ensuite la question de la spécificité hospitalière de ce mouvement de grève et de sa singularité. Est-ce une question de génération ? Est-ce si nouveau ? Est-ce si différent ? Est-ce si particulier ? En 1988, le mouvement de grève porté par la Coordination infirmière mettait déjà au centre de ses revendications les conditions de travail et la reconnaissance à sa juste valeur (y compris financière) du travail effectué. Et plus largement, ces mots d’ordre structurent les mobilisations du personnel hospitalier depuis les années 1960.

En outre, ne gagnerait-on pas à décloisonner l’analyse de la conflictualité sociale hospitalière et à laisser de côté quelques instants les spécificités de l’hôpital pour mettre plutôt en lumière ses liens avec les autres mobilisations actuelles de défense des services publics et de conditions de travail et de vie décentes, qui se maintiennent ou s’amplifient en réactions aux effets des politiques néolibérales (SNCF, « Gilets Jaunes », etc.) ?

Peut-on s’autoriser à établir des équivalences entre les occupations de ronds-points, la « grève sauvage », l’usage massif au droit de retrait, le recours collectif aux arrêts maladie, la grève du codage, etc., au titre qu’elles constituent toutes des modalités d’actions et de contestation transgressives s’inscrivant dans la recherche de nouvelles pratiques conflictuelles plus efficaces que la « simple grève » ?

Enfin, cette mobilisation nous interroge en tant que chercheuses du point de vue de la production et du partage des savoirs. Réfléchir aux enjeux d’une analyse scientifique d’un mouvement en cours semble essentiel face aux possibles risques de récupération politique. Ayant pris position en soutien à la grève et aux côtés des acteurs.trices qui la portent, la question de notre place – et de celle des chercheur.se.s plus généralement – dans les processus de visibilisation des luttes et dans le débat public se pose également.

Comment allier engagement et production de savoirs scientifiques ? Jusqu’où s’engager publiquement et comment ? Ces évènements sont une opportunité pour nous de réfléchir à nos pratiques, à la production des savoirs, à leur diffusion. Dans un contexte où les sciences sociales font l’objet d’entreprises de dépolitisation croissantes et où la santé peine à représenter un enjeu politique fort, il apparaît plus nécessaire que jamais de plaider conjointement pour une régénérescence de « la fibre morale de la sociologie »[5], et pour une analyse publique, renouvelée et co-construite de la situation de l’hôpital public.

 

NDLR : Ce texte est publié en partenariat avec la Journée d’étude ouverte au public « Pour une sociologie publique de l’hôpital : travail, mobilisations et construction des savoirs », organisée le 7 novembre à Paris par Déborah Ridel et Fanny Vincent.

 


[1]. Déborah Ridel, thèse de sociologie en cours, Université de Lille.

[2]. Voir à ce propos la critique qu’en fait Yves Clot dans Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, Paris, La Découverte, 2010.

[3]. Voir notamment : Pierre-André Juven, Frédéric Pierru, Fanny Vincent, La casse du siècle. A propos des réformes de l’hôpital public, Paris, Raisons d’Agir, 2019 ; Nicolas Belorgey, L’hôpital sous pression. Enquête sur le nouveau management public, Paris, La Découverte, 2010 et Ivan Sainsaulieu, Le malaise des soignants. Le travail sous pression à l’hôpital, Paris, L’Harmattan, 2004.

[4]. Audition dans le cadre de la mission nationale sur les urgences, audition par la commission des affaires sociales du Sénat dans le cadre de l’examen du PLFSS, multiples invitations sur les plateaux télé et radio…

[5]. Michael Burawoy, « Pour la sociologie publique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 176-177, no. 1, 2009, pp. 121-144.

Déborah Ridel

Sociologue, doctorante au CLERSE

Fanny Vincent

Sociologue

Rayonnages

SociétéSanté

Notes

[1]. Déborah Ridel, thèse de sociologie en cours, Université de Lille.

[2]. Voir à ce propos la critique qu’en fait Yves Clot dans Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, Paris, La Découverte, 2010.

[3]. Voir notamment : Pierre-André Juven, Frédéric Pierru, Fanny Vincent, La casse du siècle. A propos des réformes de l’hôpital public, Paris, Raisons d’Agir, 2019 ; Nicolas Belorgey, L’hôpital sous pression. Enquête sur le nouveau management public, Paris, La Découverte, 2010 et Ivan Sainsaulieu, Le malaise des soignants. Le travail sous pression à l’hôpital, Paris, L’Harmattan, 2004.

[4]. Audition dans le cadre de la mission nationale sur les urgences, audition par la commission des affaires sociales du Sénat dans le cadre de l’examen du PLFSS, multiples invitations sur les plateaux télé et radio…

[5]. Michael Burawoy, « Pour la sociologie publique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 176-177, no. 1, 2009, pp. 121-144.