Écologie

La science des questions simples

Économiste, Physicien

Face à l’urgence écologique, le monde de la recherche se retrouve confronté à la question de sa responsabilité dans l’invention des sociétés de demain. C’est dans la perspective de rompre avec l’illusion d’une science autonome des structures politiques et sociale que se lance la Fabrique des Questions Simples, un collectif de chercheurs qui souhaitent consacrer une partie de leurs recherches à répondre aux questions « simples » que les acteurs se posent.

« La philosophie se régénère lorsqu’elle cesse d’être un instrument
pour traiter les problèmes des philosophes et devient une méthode,
cultivée par les philosophes, pour traiter les besoins des hommes »
(John Dewey, The need for a recovery of philosophy, 1917)

 

Nous vivons un temps de profondes mutations. Le rêve moderniste de maîtrise du monde est derrière nous. Au cours du dernier siècle, la population a triplé, et à partir des années 1950, un phénomène d’accélération a touché à la fois les productions humaines et les transformations des écosystèmes naturels. Les conséquences sur l’environnement, le climat en particulier, sont désormais bien connues, mais un abîme sépare les recommandations du GIEC des actions concrètes de l’ensemble des acteurs de la société, publics comme privés.

Cette divergence illustre la difficulté de la transformation de nos modes d’organisation et d’interaction. À ce bouleversement écologique se combine celui provoqué par la révolution numérique, qui transforme radicalement les sociétés humaines. Cela engendre désordres politiques et un grand désarroi chez les laissés pour compte.

Face à ces bouleversements, la recherche est aussi peu réactive que le reste des institutions. Pourtant, les chercheurs et les institutions scientifiques ont un devoir d’exemplarité. Les connaissances dont nous disposons exigent des changements profonds et sans précédent du fonctionnement des sociétés. Encore relativement préservés de la concurrence économique et maîtres de leurs sujets de recherche, les chercheurs ne gaspillent-ils pas leur intelligence face à l’urgence ? Serons-nous fiers de nous dans 20 ans ? Que répondrons-nous à nos enfants qui nous diront : vous saviez, qu’avez-vous fait ?

Pour contribuer à la réorientation des recherches, nous lançons à Lyon la Fabrique des Questions Simples, qui aura pour mission de favoriser une recherche impliquée, au service de la société, en identifiant les questions prioritaires pour inventer la société de demain.

Des sciences modernes…

Les questions « simples » se démarquent des habituelles questions « complexes » de la science moderniste. Celle-ci est devenue une des institutions centrales de la modernité, sur laquelle l’État s’appuie pour justifier ses choix. Dans Une autre science est possible !, Isabelle Stengers a résumé son rôle social par la figure de la « poule aux œufs d’or ».

L’une des idées dominantes dans les milieux scientifiques est que seule la libre avancée d’une science désintéressée peut assurer le progrès de l’humanité. Définir de l’extérieur les orientations des recherches, pour mettre la science directement au service d’intérêts socio-économiques, risquerait de tuer la poule aux œufs d’or. Il convient donc de laisser les chercheurs définir leurs priorités, ce qui favorise les recherches très ciblées, à l’intérieur des champs disciplinaires.

Il en résulte des questions scientifiques complexes, car s’appuyant sur un corpus de connaissances très étendu, dans le cadre de méthodologies bien établies. En témoignent les cryptiques titres de nos thèses : « Phénomènes de métastabilité thermique dans le silicium amorphe hydrogéné intrinsèque » ou « Ensembles et fonctions en Datalog »…

Mais cette idée dominante, d’une science utile parce qu’autonome, est largement illusoire. Les historiens des sciences ont montré le rôle important qu’ont toujours joué les acteurs économiques et politiques dans l’orientation des recherches. Ce pilotage explique en grande partie non ce que les scientifiques trouvent, mais ce qu’ils cherchent… ou pas !

Ainsi, les gènes sont des instruments de maîtrise de la variabilité des êtres vivants, devenus utiles lorsque les industries agroalimentaires exigèrent des produits agricoles homogènes pour leurs procédés standardisés. Les questions des sciences modernistes sont donc largement proposées par les chercheurs eux-mêmes, pour l’avancée de leurs disciplines, ou bien par leurs commanditaires économiques, pour les progrès de leurs activités.

… aux questions simples

Aujourd’hui, l’urgence écologique nous impose de donner aux associations, aux générations futures, aux écosystèmes, un rôle plus important dans le pilotage des recherches. Nous proposons donc de réorienter une partie de l’activité scientifique vers la réponse aux questions « simples » et urgentes que ces acteurs posent.

Il existe en fait différents types de questions simples. La plupart prennent leur origine en dehors des sciences, dans les problèmes concrets de la société et s’expriment dans le langage courant. Ainsi, le projet Manhattan a répondu par une mobilisation massive à une question simple : « comment faire la bombe atomique avant l’Allemagne nazie ? ». « Comment transformer les sociétés pour les adapter au dérèglement climatique ? » est une question simple dont la réponse est d’une grande complexité.

Du point de vue disciplinaire, les questions simples sont souvent mal posées, car aucune méthodologie établie ne permet de les appréhender. Pour autant, bien que leur motivation puisse être extrêmement concrète, les efforts pour les traiter peuvent conduire à des retombées scientifiques majeures dans différents domaines, voire à l’émergence de nouvelles disciplines.

Et il ne s’agit pas seulement d’« applications » : nous faisons le pari qu’un travail de recherche délibérément centré sur des questions simples fera émerger des innovations radicales, aussi bien du point de vue conceptuel que de l’organisation de la recherche. Ainsi, le projet Manhattan a été à l’origine de nombreuses innovations scientifiques et techniques (ordinateur, travail en groupes interdisciplinaires…).

Notons d’ailleurs que certaines questions simples ont une origine purement scientifique. Cela a été le cas des efforts du mathématicien Alan Turing pour définir formellement ce qu’est un calcul. La réponse a grandement contribué à l’émergence de l’informatique et généré d’importants problèmes ouverts en théorie de la complexité computationnelle. Le questionnement du physicien Erwin Schrödinger sur la vie et le fonctionnement des cellules, qui influencera la biologie moléculaire émergente, est du même ordre.

Concrètement ?

L’objectif de l’IQS sera de développer des recherches à la rencontre entre science, pratique et politique, qui associent donc étroitement les acteurs de la gouvernance, de l’activité socio-économique, des sciences et de l’enseignement.

Nos premiers projets tenteront de répondre aux questions simples suivantes : comment développer la résilience de nos sociétés, leur capacité à faire face aux fluctuations en s’adaptant ? Nous explorerons en particulier comment cette résilience est obtenue dans les systèmes biologiques ou technologiques, en questionnant par exemple le lien entre sécurité alimentaire et équilibres écosystémiques.

Un autre exemple important concerne le rôle du numérique dans l’adaptation et l’atténuation des changements de l’environnement global. Il nous semble que la contemporanéité de la révolution numérique et des changements environnementaux globaux doit constituer un élément essentiel de l’analyse. Car ces deux transformations remettent radicalement en cause les modes d’organisation de nos sociétés et contribueront conjointement à l’émergence de formes alternatives.

Le numérique sera le vecteur de nouvelles modalités de construction du savoir, de partage des ressources et d’exercice du pouvoir. Les plateformes d’intermédiation (Uber, Airbnb…), qui ont déjà profondément changé la société, auront un rôle fondamental à jouer dans cette transition, en induisant de nouvelles normes comportementales dans l’économie du partage des ressources et du travail.

Ces questions se déclinent sous la forme de recherches académiques (le rôle du numérique dans la société du contrôle ou les analogies entre résilience des systèmes biologiques et sociaux), mais aussi dans des interactions avec les territoires sur les possibilités d’adaptation (permaculture, gestion des ressources…). A moyen terme, ces questions, débats et solutions ont pour ambition d’éclairer et orienter le choix des décideurs, dans le public comme dans le privé, notamment lors de l’élaboration des politiques publiques.

Un autre objectif important de la Fabrique consiste à fédérer les nombreux chercheurs désireux de s’engager sur ces questions, en apportant leurs savoirs faire spécifiques au service d’une cause commune. Ainsi, un réseau d’historiens de l’économie (le plus connu étant Thomas Piketty) a mené un travail technique (qui doit être rigoureux : données à valider et à homogénéiser sur le long terme…) au service d’une question simple et politiquement majeure : l’évolution des inégalités.

Notre Fabrique veut renforcer une dynamique encore timide d’initiatives allant dans le même sens: Labos 1.5 qui vise à « transformer la recherche face à l’urgence climatique », L’Atelier d’écologie politique de Toulouse ou l’association Sciences citoyennes.

D’autres instituts comme le RIHN (Research Institute for Humanity and Nature, Kyoto, Japon), et le SRC (Stockholm Resilience Center, Suède) sont également des dispositifs de recherche impliquée, alliant recherche (sciences de la nature, sociales et humaines) et société. Ils ont pour vocation de répondre aux grands défis actuels, notamment environnementaux. Le SRC est fortement orienté vers les solutions technologiques, alors que le RIHN intègre également la dimension des systèmes de croyance.

Conclusion

L’ambition classique de mettre la recherche au service de la société est renouvelée par l’urgence écologique. Ces dernières années, nous nous étions engagés dans la mouvance des « systèmes complexes », qui étudie ces systèmes où « le tout est plus grand que la somme des parties », de par les nombreuses entités et les interactions qui les constituent. Il nous semble aujourd’hui que cette approche n’est pas à la hauteur de l’urgence écologique.

Elle reste au fond moderniste, car elle vise à décomplexifier ces systèmes en les modélisant mathématiquement, pour rendre leur contrôle (technocratique) possible depuis les laboratoires et les centres de pouvoir. Pour faire face aux défis politiques et écologiques actuels, pour aider à répondre aux questions simples, il convient de développer une science qui nous rende sensibles à l’enchevêtrement des choses et des causes, nous aide à « vivre en connivence », « en bonne intelligence » avec ces systèmes si complexes qu’il faut renoncer à l’idée de les contrôler entièrement.

Pour y parvenir, nous devons réactualiser une des caractéristiques essentielles des sciences classiques, l’obtention de la fiabilité des résultats scientifiques grâce à leur confrontation aux objections des experts, d’une communauté scientifique pluraliste n’acceptant pas d’argument d’autorité. Sur les questions simples, tous les citoyens concernés sont de potentiels experts. Pour améliorer la robustesse de nos savoirs, il faut alors élargir la communauté scientifique en leur attribuant le pouvoir de proposer des questions pertinentes ainsi que le pouvoir d’objecter aux réponses proposées.

Comme le dit Isabelle Stengers, cela « demande une institution scientifique qui favorise et active les dispositifs où les chercheurs seraient tenus de rencontrer, écouter, négocier avec ceux que leurs propositions concernent, comme ils savent le faire avec ceux dont ils dépendent, collègues et commanditaires. Elle demande une institution pour laquelle les leçons que ces chercheurs tirent de telles rencontres importent autant que les autres collaborations qu’ils engagent » (Colloque « Responsabilité et pratiques des chercheurs », 29 mai 2018 à l’EHESS, Paris).


Stéphane Grumbach

Économiste

Pablo Jensen

Physicien, Directeur de recherche au CNRS