Philosophie

Une étrange « métaphysique » – réponse à Dominique Quessada

Politiste

L’urgence écologique implique d’abandonner nos pensées dualistes, et même de changer de métaphysique pour enfin penser un monde inséparé. C’était l’Opinion défendue en décembre dans les colonnes d’AOC par le philosophe Dominique Quessada. Mais qu’est-ce au juste que la métaphysique ? lui répond son collègue Alain Policar.

En raison de l’urgence climatique, il serait, selon Dominique Quessada, nécessaire de « battre en brèche nos anciennes conceptions dualistes et anthropocentrées au profit d’une métaphysique qui envisagerait l’humain non plus comme une exception, mais comme une entité parmi d’autres au sein d’un monde inséparé ». Le concept de « métaphysique » est, écrit-il, souvent réduit à l’une de ses expressions, de telle sorte « qu’elle est la plupart du temps confondue avec le dualisme », alors qu’elle ne s’y réduirait pas.

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Il faudrait donc en finir avec le dualisme, ce dernier étant défini par la binarité entre le sujet et objet, humanité et monde, bien et mal, humanité et animaux, etc, dichotomies classiques qu’il s’agit de faire voler en éclats. L’auteur, en caractérisant la métaphysique du temps présent, nous dit donc implicitement ce qu’est la métaphysique en général, et se propose d’énoncer ce qu’elle devrait être.

Le sens des mots

La métaphysique du temps présent serait donc « dualiste », c’est-à-dire, dans le vocabulaire de Dominique Quessada : hiérarchique ; elle placerait l’humain au-dessus du reste du vivant alors que « tous les étants[1] ont droit à la même dignité d’être ». Il faudrait, au contraire, prendre le parti d’un strict « anarchisme ontologique ». Dans le cadre de celui-ci, les humains n’auraient guère plus d’importance qu’une paramécie ou un récif de corail. Cet antispécisme radical, fondé sur un antihumanisme qui ne l’est pas moins, se justifie, selon l’auteur, par l’effondrement à venir.

Même si cette approche peut avoir sa cohérence, sa justification – en se fondant sur la nécessité de substituer une « métaphysique » à une autre – prend d’étranges libertés avec le sens des mots. Je me dois donc de rappeler ce qu’est l’objet de la métaphysique, afin de montrer que son objet n’a pas grand-chose à voir avec l’usage qu’en fait Dominique Quessada.

La question sur laquelle porte la métaphysique est la suivante : quelle est la nature de ce qui existe ? Elle ne peut être conçue indépendamment de l’ontologie dont la question est : qu’est-ce qui existe ? On voit bien, par ces élémentaires rappels, que le « dualisme » ne peut être compris qu’en opposant dans la description de la nature de l’existant deux types d’entités. Par exemple, Descartes est dualiste en distinguant la substance étendue (le corps) et la substance pensante (l’esprit). Mais la plupart des auteurs contemporains refusent cette approche et se disent monistes (Spinoza est le plus souvent cité comme philosophe typiquement moniste).

Il n’en reste pas moins que, parmi ces derniers, existent d’importantes nuances, particulièrement vives lorsqu’est abordée la question de la conscience (l’expérience en première personne). Ainsi des auteurs peuvent être dits dualistes lorsqu’ils défendent, dans un cadre ontologiquement moniste, un dualisme des propriétés (en opposition avec un dualisme des substances). Quoi qu’il en soit, le lecteur comprendra que l’on ne retrouve pas ici l’usage qu’en fait Dominique Quessada. Tout occupé à montrer que le mal se situe dans le dualisme (en fait dans la séparation), il en appelle à une autre « métaphysique », particulièrement insensible à celle qui s’élabore dans le champ philosophique, notamment aux débats fondamentaux sur le réductionnisme ou l’éliminativisme, débats extrêmement vivants, notamment lorsqu’il s’agit de comprendre la nature des rapports entre le mental et le cérébral.

Bref, les tendances lourdes de l’évolution présente de la métaphysique se préoccupent d’autres questions que celles qu’évoque l’auteur. 

La métaphysique aujourd’hui

Les interrogations sur ce que contient le monde indiquent un lien, tout à fait essentiel, entre la métaphysique et la science, lesquelles possèdent un objet d’étude commun, le monde. Entre le point de vue de la physique (qui se demande ce qu’il y a) et celui de la métaphysique (qui s’interroge sur la nature de ce qu’il y a), le lien est constitutif. La métaphysique prend au sérieux les objets de la science. Cette dernière présuppose la métaphysique et celle-ci est irréductible à la science. Il est certain que l’« anarchisme ontologique » de Dominique Quessada implique la négation d’une entité, telle que « la science » et, dès lors, l’idée d’une métaphysique scientifique réaliste est, à ses yeux, sans pertinence.

Ceux pour lesquels elle correspond à une interrogation caractéristique de l’humain pensent possible la « connaissance métaphysique », c’est-à-dire se préoccupent de savoir ce qui peut être su de la réalité en soi. Cela revient à se demander si le réel est non seulement indépendant mais connaissable, qu’il n’y a « rien derrière », ni en plus ni au-delà. Ce projet, s’il prend des allures contemporaines, notamment dans les travaux, en France, de Claudine Tiercelin, s’enracine dans le réalisme « scolastique » dont le représentant le plus important est Jean Duns Scot (1266-1308).

La métaphysique, dès lors, apparaît désormais comme la « science » de la structure la plus fondamentale de la réalité. Elle prend acte du caractère « probabiliste » des phénomènes et, dès lors, élabore une métaphysique en mesure de rendre compte de l’indétermination réelle. Cette perspective paraît conforme au mouvement de la physique contemporaine où l’on insiste sur la nécessité de ne plus décrire le réel physique « comme un ensemble de realia, choses, objets ou essences, mais comme une pluralité de possibilia, qu’on les appelle dispositions ou pouvoirs »[2]. Il est néanmoins nécessaire de ne pas confondre le possible logique et le possible réel.

Distinguer entre les deux est la tâche assignée à une métaphysique accordée à la science (mais non, comme il faut y insister, servante de la science : il ne doit pas y avoir supériorité des savoirs déjà constitués sur la réflexion), une discipline qui chercherait à déterminer les propriétés des choses, c’est-à-dire à étudier la structure fondamentale de la réalité. Elle entre donc, dans cette perspective, en concurrence avec la physique[3]. Néanmoins, « la physique ne suffit pas pour dire de qui au juste le monde est fait »[4], pour décrire l’ameublement ultime du monde.

Il appartient donc à la métaphysique d’établir l’inventaire des catégories les plus générales de l’être (ce qui, le lecteur l’aura compris n’a rien de commun avec l’indistinction des étants défendue par Dominique Quessada) mais il revient à la science de dire quels sont, parmi les possibles métaphysiques, ceux qui se trouvent effectivement actualisés dans le réel : « La métaphysique traite de possibilités. Et c’est seulement si nous sommes capables de délimiter le champ du possible que nous pouvons espérer déterminer empiriquement ce qui est réel »[5].

L’ambition de la métaphysique scientifique réaliste est par conséquent d’établir les conditions de possibilité de la connaissance de la réalité. Pour ce faire, autrement dit pour répondre au défi sceptique, il conviendrait, dans la filiation contemporaine de Peirce et de Wittgenstein, non pas de chercher à fonder nos connaissances mais de les justifier. On voit que les questions que je viens d’aborder rapidement n’ont strictement rien à voir avec la « métaphysique » de l’auteur.

Etrange inséparation

Rejeter le « dualisme » signifie donc, pour Dominique Quessada, le refus de séparer l’humain du reste du vivant. Mais, là encore, qui met vraiment en cause notre appartenance à ce règne ou notre nature animale ? Je veux bien que l’on pense désormais l’environnement autrement, voire que l’on se passe de cette notion si la notion d’« inséparation » signifie que notre avenir ne peut être séparé de celui de la planète. Là encore, qui en doute ? Les climato-sceptiques ? Combien de divisions ?

On ne manquera pas en outre d’être surpris par ce que requiert l’ inséparation : la dissolution de l’altérité. L’ancrage antihumaniste s’exprime ici avec force : « L’Autre est avant tout une dimension : celle de tout ce dont nous sommes séparés ». L’auteur en déduit un lien entre climato-scepticisme (en tant que mode de dénégation de l’inséparation) et identitarisme : on voit mal le facteur causal qui préside à l’établissement d’une telle configuration idéologique. Cette métaphysique de l’inséparation se construit donc sur la base du rejet de la spécificité de l’humain. J’ai essayé ici même de montrer, au contraire, la nécessité de reconnaître celle-ci.

Je me permets de rappeler les grandes lignes de mon propos. Nous avons le plus grand besoin du regard des sciences sur la condition humaine. On ne peut s’en tenir éloigné, sous le prétexte que tout énoncé sur la spécificité d’ « Homo sapiens sapiens » contient en germe un principe d’exclusion. La question des structures naturelles de l’humain est une interrogation à laquelle nous ne pouvons nous soustraire.

D’autant moins que le « naturalisme » (défini comme l’idée que tous les effets et toutes les causes, qu’on les décrive en termes physiques, chimiques, biologiques, psychologiques ou sociologiques, sont des effets et des causes naturels) n’est, par essence (si j’ose dire), aucunement corrélé à un projet de dissolution de la liberté de l’homme. Dès l’instant où son programme est de concilier, d’une part, la constitution naturelle de l’humain et, d’autre part, l’intentionnalité individuelle, il devient, selon la suggestive expression de John McDowell un « naturalisme de la seconde nature ».

Il s’accommode alors volontiers des apports de la phénoménologie, lorsque celle-ci tient compte, dans sa volonté de décrire et comprendre la différence anthropologique (ce que, répétons-le, Dominique Quessada se refuse à faire), des acquis de la biologie de l’évolution. À travers l’indispensable dialogue entre sciences humaines et sciences biologiques, il est dès lors possible de dresser le tableau d’une « vie décentrée à l’égard d’elle-même en direction d’autrui, déportée loin d’elle-même par l’efficace hominisante de la culture ; une vie sous le signe du monde commun »[6].

Considérer avec sérieux l’urgence climatique n’implique aucunement de renoncer à ce projet de construction d’un monde commun, lequel requiert tout autre chose que la dissolution de la notion d’altérité, au nom d’une hasardeuse « inséparation ».

NDLR : L’article de Dominique Quessada dans AOC est accessible ici. 


[1] Le vocabulaire utilisé interroge : même si d’autres auteurs (Levinas, par exemple) l’ont utilisé, « étant » renvoie immanquablement à Heidegger. La fascination que ce dernier, nazi non repentant, exerce sur des auteurs fortement engagés à gauche ne manque pas de surprendre. De surcroît, D. Quessada fustige l’idéalisme, ce qui me semble paradoxal en se plaçant sous l’égide d’Heidegger. La résolution du paradoxe tient sans doute à l’antihumanisme qui leur est commun.

[2] Claudine Tiercelin, Le Ciment des choses. Petit traité de métaphysique scientifique réaliste, Paris, Ithaque, 2012, p. 40.

[3] Voir l’entretien de Nicolas Chevassus-au-Louis avec Claudine Tiercelin, « La philosophie doit être scientifique », La Recherche, no 464, mai 2012, p. 78.

[4] Ibid.

[5] Edward Jonathan Lowe, The Possibility of Metaphysics, Substance, Identity, and Time, Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 3.

[6] Étienne Bimbenet, Le complexe des trois singes. Essai sur l’animalité humaine, Paris, Seuil, 2017.

Alain Policar

Politiste, Chercheur associé au Cevipof

Notes

[1] Le vocabulaire utilisé interroge : même si d’autres auteurs (Levinas, par exemple) l’ont utilisé, « étant » renvoie immanquablement à Heidegger. La fascination que ce dernier, nazi non repentant, exerce sur des auteurs fortement engagés à gauche ne manque pas de surprendre. De surcroît, D. Quessada fustige l’idéalisme, ce qui me semble paradoxal en se plaçant sous l’égide d’Heidegger. La résolution du paradoxe tient sans doute à l’antihumanisme qui leur est commun.

[2] Claudine Tiercelin, Le Ciment des choses. Petit traité de métaphysique scientifique réaliste, Paris, Ithaque, 2012, p. 40.

[3] Voir l’entretien de Nicolas Chevassus-au-Louis avec Claudine Tiercelin, « La philosophie doit être scientifique », La Recherche, no 464, mai 2012, p. 78.

[4] Ibid.

[5] Edward Jonathan Lowe, The Possibility of Metaphysics, Substance, Identity, and Time, Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 3.

[6] Étienne Bimbenet, Le complexe des trois singes. Essai sur l’animalité humaine, Paris, Seuil, 2017.